Cette première visite au village de ma mère eut pour moi la valeur et le sens d'une initiation: elle m'obligea à me questionner sur l'appartenance et l'identité, sur leur réalité et leurs intermittences, puis à interroger mon lien jusque-là indiscuté avec la vallée tessinoise où j'étais si enraciné qu'il me semblait y être à ma place autant que les pierres du chemin.
Le grand-père du narrateur, né en 1883, a par deux fois quitté son village, Mura, dans la province de Brescia, pour aller dans le canton du Tessin.
Les deux fois Cecchino a laissé sa femme, Rosa, une enfant trouvée, née en 1886, qu'il a épousée en 1910, pour y travailler, en simple Matlosa:
Il faut dire que dans ce coin, on employait le terme pour désigner toute personne dont on ne pouvait pas retracer la généalogie, et entrait dans la catégorie quiconque venait de plus loin que cinquante kilomètres à la ronde.
La première fois, c'était pendant la Grande Guerre, échappant à la conscription, vraisemblablement en 1916, sans Rosa et leur fils aîné Doro.
La deuxième fois, c'était après la guerre, en 1928, ayant perdu son travail de charbonnier, faute sans doute d'adhérer au régime de Mussolini.
Cette fois-là il était parti avec Doro, Rosa restant avec ses autres enfants, dont Irma, la mère du narrateur, fillette aux longues tresses noires.
En 1930, Cecchino s'installe à Verscio grâce à un propriétaire terrien, abandonne la maçonnerie et fait venir en 1931 son épouse et ses puînés.
Le récit du narrateur de Daniel Maggetti ne se résume évidemment pas à ces grandes lignes. Toute une époque est restituée sous sa plume.
Mais, surtout, tous les membres de cette famille ne vivent pas de la même façon leur déracinement, qu'accentue un parler différent, si voisin.
Le lecteur est ainsi touché par le destin de Rosa, l'enfant trouvée, qui avait trouvé en Mura un lieu d'ancrage et avait été traumatisée par l'exil.
Il est de même touché que sa fille Irma, mère du narrateur, au contraire, ait mis finalement entre Mura et elle une distance incommensurable.
Ce n'était cependant qu'apparence, car, elle fut en réalité tout autre lors d'un bref séjour qu'elle avait fait là-bas avec lui et sa soeur Matilde:
Elle était sûre d'elle, rieuse, décidée, comme si elle retrouvait, par-dessus les années écoulées, la jeune fille qu'elle avait été, mis en sourdine par sa vie en Suisse.
Après avoir lu l'entretien que Irma a eu avec une ethnologue où elle confie que ses années d'avant la Suisse avaient été les plus belles, il ajoute:
Au fond d'elle-même, elle était restée dans son pays d'accueil une étrangère, la petite matlosa brune de 1931.
Francis Richard
Matlosa, Daniel Maggetti, 144 pages, Zoé (sortie le 3 novembre 2023)
Livre précédent:
Une femme obscure (2019)