A. Tchekhov en 1900.
" Après mon cours je reste chez moi à travailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare mon prochain cours, parfois j'écris. Mon travail est fréquemment interrompu par des visiteurs.
Un coup de sonnette. C'est un collègue qui vient me parler de ses travaux. Il entre, chapeau et canne à la main et, tout en tendant vers moi l'un et l'autre, dit :
" J'en ai pour un instant ! restez assis, collègue ! Deux mots seulement."
Avant tout nous essayons de nous prouver mutuellement que nous sommes tous deux extraordinairement polis et enchantés de nous voir. Je lui offre un fauteuil et il attend, pour s'asseoir, que je sois assis; en même temps nous nous passons délicatement l'un à l'autre la main sur la taille, nous touchons nos boutons comme si nous nous tâtions mutuellement et craignions de nous brûler. Nous rions tous deux, sans avoir rien dit de drôle. Une fois assis, nous penchons nos têtes l'un vers l'autre et nous mettons à parler à mi-voix. Si cordiales que soient nos dispositions réciproques, nous ne pouvons nous empêcher de dorer nos propos de toutes sortes de chinoiseries du genre : "Vous avez très justement remarqué", ou "Comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le dire", de rire aux éclats si l'un de nous fait un trait d'esprit, même mal venu.
En ayant terminé avec son affaire, le collègue se lève précipitamment et, agitant son chapeau en direction de mon travail, prend congé. A nouveau nous nous tâtons et rions. Je le raccompagne jusqu'au vestibule, je l'aide à enfiler sa pelisse, mais il, se défend par tous les moyens de ce grand honneur. Puis, quand Iégor ouvre la porte, mon collègue m'assure que je vais prendre froid, et je fais semblant d'être prêt à l'accompagner jusque dans la rue.
Lorsque enfin je rentre dans mon cabinet, mon visage continue à sourire, par inertie, sans doute.
Anton Tchekhov, extrait de "Une banale histoire", 1899. Éditeurs Français Réunis, 1971, Traduction Édouard Parayre. Du même auteur, dans Le Lecturamak :