Cécilia Dutter : « En certaines circonstances tragiques, seule une présence attentive représente une aide effective »
L’écrivaine et critique littéraire nous livre sa chronique. Avec cette question : lorsque quelqu’un vient se confier à nous, « est-ce si difficile de faire silence pour se concentrer sur la personne qui s’exprime ? » L’enjeu : s’ouvrir ensemble à la présence d’un Plus Grand que soi.
Il est peu dire que l’individualisme forcené qui marque notre époque, l’hyper-accélération du temps dans lequel nous vivons, la recherche permanente de la performance et la marchandisation de toute chose, ne nous apprennent pas l’art, subtil et essentiel, de l’écoute, qui suppose, au contraire, de se tourner vers l’autre pour se mettre gratuitement à son service.
En cette période de Toussaint qui ravive la souffrance du deuil de nos chers disparus, quand un ami, un parent ou un collègue nous confie sa tristesse face à la mort récente d’un proche, nous sommes souvent démunis. Nous l’écoutons, certes, ou du moins, nous tentons de le faire, mais, souvent, notre écoute n’est que de surface.
« Notre insupportable ego ramène tout à lui »
Disons qu’au mieux, nous entendons quelques bribes de sa plainte et, très vite, nous avons la fâcheuse tendance à intervenir pour lui donner des conseils ou notre avis, donc notre jugement sur ce qu’il essayait tant bien que mal de nous dire avant que nous ne l’interrompions. « Si j’étais à ta place, je ferais… », « cela me rappelle la fois où je… », voilà le genre de phrases qui sortent de notre bouche et viennent aussitôt clouer malencontreusement la sienne. Quel est ce « moi-je » qui s’exprime alors qu’on ne lui demandait que de se taire et d’ouvrir grand ses oreilles et ses yeux pour saisir chaque détail, verbal ou non, de ce que l’autre souhaitait lui dire ?
Notre insupportable ego ramène tout à lui alors que, précisément, nous ne sommes pas à la place de l’autre qui vit les événements avec son propre ressenti, lié à son caractère et son histoire. Est-ce si difficile de faire silence pour se concentrer sur la personne qui s’exprime, s’imprégner de ses mots, entériner ses silences, ses soupirs ou ses pleurs, en lui témoignant, par notre regard et notre attention, une profonde compassion ?
L’aide que nous pouvons lui apporter se situe dans cette bienveillante empathie lui permettant de s’épancher et de desserrer le nœud d’angoisse et de chagrin qui l’étreint. En prenant du recul sur le chaos intérieur qu’il traverse, notre interlocuteur reprend peu à peu confiance dans ses propres ressources pour surmonter l’épreuve. Car lui seul est capable de retrouver des forces vives. Nous ne pouvons que lui tendre le miroir de notre regard afin qu’il les puise en lui.
« Être là », aux côtés de celui qui pleure
En un autre temps, dans les ténèbres de la Shoah, au sein du camp de transit de Westerbork où elle était détenue, face au désespoir de ses pairs juifs déportés qui arrivaient des quatre coins des Pays-Bas après avoir été raflés par l’ennemi nazi, Etty Hillesum écrivait ceci dans son journal : « Mon faire consiste à être là. » À 29 ans, elle avait déjà acquis cette sagesse de savoir qu’en certaines circonstances tragiques, seule une présence attentive, procédant d’une dilatation de l’être, capable alors de toucher le prochain dans sa vérité et sa fragilité, représente une aide effective.
Écouter l’autre, c’est, à l’image de cette somptueuse figure spirituelle qu’est Etty Hillesum, « être là » aux côtés de celui qui pleure, l’entourer de ses bras, compatir silencieusement à son sort, tout en témoignant, coûte que coûte, de notre confiance en lui et de notre foi en la Vie, dont le flux magistral, indépendant du cours conjoncturel et des épreuves qu’il charrie, jamais ne faiblit.
« Être là » pour rappeler, à travers soi, la présence d’un plus Grand que soi dans le clair-obscur du quotidien, lumière divine indiquant le chemin de l’Ouvert où tout respire à nouveau. Écouter l’autre dans le profond respect de sa personne, le laisser s’abandonner en accueillant et recueillant sa peine, l’envelopper de sollicitude sont une seule et même prière élémentaire à laquelle le Christ nous appelle : nous aimer les uns les autres.
Cécilia Dutter. Écrivaine et critique littéraire, elle a publié des romans, dont À toi, ma fille (Cerf), ainsi que des essais dont Etty Hillesum, une voix dans la nuit (Robert Laffont). Depuis la rentrée 2023, elle anime l’émission Écoute dans la nuit sur Radio Notre-Dame, diffusée aussi sur RCF.
Source : La Vie magazine
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