Milan Kundera en 1980.
" Nous sommes tous marqués par l'influence démesurée des médias. Il y a cinquante ans déjà, les écrivains les plus
lucides , Robert Musil, par exemple, se sont rendu compte que la voix de la culture pourrait disparaître dans le vacarme du journalisme. Ils avaient raison. L'esprit des médias est contraire à celui de la culture telle au moins que l'Europe des temps modernes le connaît : la culture est basée sur l'individu, les médias mènent vers l'uniformité ; la culture éclaire la complexité des choses, les médias les
simplifient ; la culture n'est qu'une longue interrogation, les médias ont une réponse rapide à tout ; la culture est la gardienne de la mémoire, les médias sont chasseurs de l'actualité. Aujourd'hui, si on veut faire plaisir à un romancier, on lui dit : "Votre livre, c'est un événement." mais qu'est-ce que l'événement ? L'actualité si importante qu'elle attire l'attention des médias. Or, on écrit le roman non pas pour faire un événement mais pour faire quelque chose de durable. Mais est-ce que les choses durables peuvent encore exister dans un monde si exclusivement concentré sur
l'actualité ? Regardez les journaux, les hebdomadaires, même les revues ! On ne peut y publier aucun texte qui ne soit pas accroché à telle ou telle actualité. Vous faites une interview avec un écrivain parce que son livre va paraître la même semaine. la semaine suivante, il n'est plus "interviewable", il est hors de l'actualité, et hors de l'actualité, pas de salut. Etre possédé par l'actualité, c'est être possédé par l'oubli. C'est créer un système de l'oubli où la continuité culturelle se transforme en suite d'événements éphémères et séparés comme le sont les hold-up ou les matches de rugby....
Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Tout ce que je dis est très hypothétique. je suis romancier et le romancier n'aime pas les attitudes trop affirmatives. Il sait bien qu'il ne sait rien. Il veut exprimer d'une façon on ne peut plus convaincante les vérités relatives de ses personnages. mais il ne s'identifie pas à ces vérités. Il invente des histoires dans lesquelles il interroge le monde. la bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d'un roman est d'avoir une question à tout. Quand Don Quichotte est sorti de sa maison dans le monde, le monde s'est transformé devant ses yeux en questions. C'est le message légué par Cervantès à ses héritiers : Le romancier apprend à ses lecteurs à comprendre le monde comme une question. Dans un monde bâti sur des sacro-saintes certitudes, le roman est mort. Ou bien il est condamné à être l'illustration de ces certitudes, ce qui est la trahison de l'esprit du roman, la trahison de Cervantès. Le monde totalitaire, qu'il soit basé sur le léninisme, ou sur l'islam, ou sur quoi que ce soit, c'est le monde des réponses et non pas des questions. Dans ce monde, le roman, l'héritage de Cervantès, risque de n'avoir plus de place.
Milan Kundera : extrait d'un entretien avec Antoine de Gaudemar, Magazine Lire n°101, février 1984, recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000.