" Je déteste qu'on attende du réel quelque chose comme un sens. C'est déjà une façon de tricher avec le
monde. L'altérité me paraît bien plus proche de ce que la vie offre à vivre que cette question. Le sens, c'est toujours orienter l'action ou le temps dans une seule direction imposée par un groupe qui se considère comme le meilleur. Réclamer du sens, c'est faire surgir u monde trop sémantique, trop orienter, c'est faire de l'autre en tant qu'être différent un ennemi, c'est vouloir l'exterminer. Tandis que prôner un monde uniquement anxieux de l'autre, c'est une façon d'accueillir un réel bien plus dynamique. Les sociétés perdues ou perplexes ne posent pas de problèmes. Apporter du sens, c'est se boucher la vue. Si l'on vit avec quelqu'un que l'on aime, si on lui dit : "C'est pour ça que je t'aime, voilà le sens de mon amour.", il faut fuir car c'est déjà de la trahison. On n'est pas pour une raison avec quelqu'un, on est face à lui, face à son étrangeté. Le fait de se réunir sur ce qu'on ignore de l'autre est pour moi bien plus important que de prétendre connaître quelque chose de l'autre...
Je ne crois pas que le futur soit une dimension du temps. Le futur à mes yeux pourrait être, si possible, extraordinairement mince pour être le plus neuf, le moins préparé, le moins passé possible. Les religions millénaristes ou les dimensions prophétiques ou n'importe quoi de ce genre, c'est atroce, c'est la main qui met le passé sur l'avenir. Je n'aime pas du tout l'avenir sur lequel il y a mainmise...
Je vois le temps comme un corps immense dont les yeux sont le présent et qui avance sur le vide le plus total. Là, au moins, il y a de l'avenir ! Plus l'avenir est défini, plus c'est du passé qu'on essaye de nous injecter. A l'inverse, nous ne pouvons pas être si nous nous ignorons. Les japonais disent que le jadis, c'est le maintenant. Méconnaître le passé de l'histoire, les conditions de nos existences, de la sexualité, c'est comme vivre sans corps. Vivre les yeux fermés, recourir à des narrations positives, ce n'est une chance pour personne. Ce siècle le prouve. Magnifiquement. "
Pascal Quignard : extrait d'un entretien avec Catherine Argand, Magazine Lire n°262, février 1998, recueil "Les grands entretiens de Lire", par Pierre Assouline, Éditions Omnibus, 2000.
Du même auteur, dans Le Lecturamak :