La dramaturge Aida Asgharzadeh a reçu le Molière pour sa pièce « Les Poupées persanes » lundi 24 avril. (crédits photo: Emmanuel Dunand/AFP)
Après La Main de Leïla, Aïda Asgharzadeh nous plonge dans un conte persan, l’histoire d’amour de Bijan et Manijeh, couple mythique des légendes perses. Nous les retrouvons en plein Iran des années 70. Derrière cette histoire, s’entremêlent les destins de quatre universitaires à l’arrivée au pouvoir du régime islamique. Ce récit éclot au cours de la révolution iranienne pour finir au cœur de la France à l’an 2000, perdu au milieu des montagnes. Cette histoire n’est point de l’ordre de l’imaginaire, c’est l’histoire de milliers de personnes, dont celle des parents de la dramaturge. Comment transmettre un tel récit aux générations futures ?
Rencontre avec une artiste passionnée et engagée, qui puise en elle les histoires qui bouleversent les spectateurs.
Merci d’avoir accepté cette rencontre. Les Poupées Persanes, qui se joue actuellement au Théâtre de la Pépinière, parle de l’histoire de vos parents qui ont fui le régime après la révolution de 1978. Comment avez-vous réagi lorsque vous avez appris leur histoire ?
« Je l'ai appris assez tardivement : mes parents sont arrivés en France entre 1982-1983. Ils en ont parlé beaucoup au début puis je pense qu'ils se sont rendus compte qu'ils n’allaient pas rentrer en Iran et moi, plus je grandis, moins on en parle à la maison. Je savais qu'on avait quitté l'Iran, qu'on ne pouvait pas y retourner. C'est un sujet sur lequel ils se disputaient, sans savoir pourquoi. Quand on posait des questions, ils restaient évasifs. A chaque fois, ils me disaient quelques bouts de phases à ce sujet et moi j’ai compris qu'ils avaient vraiment vécu un truc romanesque avec cette fuite à travers le fait de changer d'appartement, de professeur de la montagne, de tempête, de neige, de marcher et de viser. Mais c'est fou, c'est un film en fait, et je voulais en faire une histoire, mais ils ne voulaient pas en parler. C’était très compliqué de comprendre vraiment les tenants et aboutissants et être précis. Jusqu'à ce moment où j'ai commencé à faire du théâtre en écrivant sur d’autres sujets. Ils ont vu mes pièces et puis finalement, ils ont accepté de m'en parler. Au début, je voulais en faire un film et puis la pièce a été une évidence et mon père m’en parlé, ça sortait du cadre intime. »
Que ressentiez-vous à l’idée d’écrire une histoire si personnelle ?
« Transposer ce récit dans une pièce, ça n'a pas été difficile. Il y a du personnel dans tout en fait, dans toutes mes pièces. Après, dans les faits, oui, c'est la première fois. Mais bon, c’est surtout l'histoire de des parents. J’ai mis un peu de moi pour le personnage de Baar, dans la période contemporaine, ça pourrait être moi jeune puisque j'avais une sœur. Pourtant, c'est n'est pas du tout la relation qu'on avait ma sœur et moi matériellement et on n'a jamais été en vacances au ski. Moi, je me suis inspirée des vacances qu'on faisait à la mer. Mais c'est pas intéressant de mettre la mer au théâtre. »
Comment s’est déroulé le choix des comédiens ?
« Le spectacle précédent qui avait été mis en scène par le même metteur en scène, Régis Vallée était une co-écriture avec Kamel Isker (qui a remporté le Molière du meilleur second rôle pour son interprétation dans cette pièce), qui s’appelle La Main de Leila. Dans ce spectacle que Régis se met en scène, on jouait à trois, Kamel, moi et Azize Kabouche plusieurs fois. Et quand j'ai écrit Les Poupées persanes, je savais déjà qu'Azize et Kamel seraient dedans. (Vous avez écrit les rôles en pensant à eux ?) Oui, oui, tout à fait. Sinon le personnage de Jean farrouk ne s’appelerai pas Jean Farrouk (Rires).
Ensuite on a casté Sylvain Mossot puis Toufan Manoutcheri. C'était difficile parce que pour trouver le personnage de la mère, il me fallait une vraie comédienne iranienne qui puisse faire l'accent, mais qui peut aussi ne pas le faire. Il faut que ce soit naturel comme possible d’aller au-delà pour le rythme de la comédie, c'était important qu'elle puisse aller aussi vite que quelqu'un qui parle couramment français et qu’elle soit quand même la plus âgé. Je connais plus des actrices de ma génération et il me fallait quelqu’un qui joue ma mère. On m’a conseillé beaucoup d’actrices mais Toufan, c’était une évidence. Sylvain (Mossot) pareil, je le connaissais par Régis (Vallée). Enfin, Ariane Mourier, qui faisait ma sœur, on n'avait jamais travaillé ensemble mais j'ai écrit le rôle pour elle.
Et maintenant, c’est Juliette Delacroix qui a repris le rôle tenu par Ariane Mourier…
C'est très drôle parce qu’avec Ariane, on est très très proches. On a ce truc un peu de sœurs qui se font confiance avec un lien mais qui se chamaillent quand même. Juliette, je l'ai rencontrée avant les scènes, bien sûr, mais Ariane, je la connais depuis vraiment des années et des années. Juliette commence à avoir une place similaire pour dans la vie. Pour le coup on a fait passer des auditions et au début ce n’était pas une évidence parce que physiquement, on ne se ressemble pas trop.
Comme on est de plus en plus proche, c'est très compliqué de dire à quelqu'un de très proche « Finalement, ça ne sera pas toi » Mais on en a parlé avant et elle a tenu à passer une audition. Et voilà, à l’audition, elle était chanmé. En fait, on se connaît tellement maintenant (…) Maintenant, on se comporte tous les jours comme des sœurs avec Juliette.
Pourquoi ce titre des poupées persanes ?
« Il y a plusieurs sens dans le titre. D'abord, il y a le côté les poupées russes, les matriochkas, puisque c'est des histoires de femmes, de filiation de mère en fille et que l'on parle aussi de ce que devient la femme en Iran, de l'exil. Les femmes restent les héroïnes de cette histoire. Et après il y a une autre dimension qui est justement, la femme en Iran est traitée comme une demi humaine à qui l’on dicte tout. Elle est sous l’autorité de l'homme, que ce soit le mari ou frère, ou l'État. C’était l’idée des poupées qui est quelque chose de mignon qu'on aime bien mais qu’en fait qu'on manipule. »
Cette pièce parle justement de la révolution iranienne et de la condition des femmes dans ce pays, et cela fait fait écho aux révolutions d‘aujourd’hui et à la situation actuelle en Iran…
« Bien sûr !! Ce qui est fou évidemment, quand j'ai écrit la pièce, c’est que ça n’avait pas commencé. Il y avait la révolution de 1978 évidemment. Tout part de la création : Avec le Covid, on n'a pas pu faire la création comme voulu, comme on devait faire les premières répétitions, la première semaine du confinement. Puis il n'y a pas eu d'Avignon cette année-là. Donc on a décalé encore d'un an la création et finalement le spectacle s’est fait en 2021. Finalement, c’est le destin, il n'y a pas de hasard puisque maintenant, il résonne avec évidemment ce sentiment depuis un an et des années.
Ça me fait d’un côté « plaisir » quelque part : les spectateurs viennent voir la pièce maintenant et nous disent que ça les aide à comprendre ce qui se passe là dans les infos. Même si ce spectacle reste une histoire. Derrière tout ça, ça dénote peut-être une dimension plus concrète, plus réelle. La révolution n’est pas si lointaine, cela ne date pas du Moyen-Âge. »
Parler des révolutions au pluriel, ça vous permet de porter la voix que celles et ceux qui ne peuvent pas, c’est votre vision du théâtre ? Je pense notamment à l’émission En Société dans laquelle vous êtes intervenue
« Typiquement En société, j’ai hésité à le faire parce que je me disais que ce n’était pas ma place en tant qu’artiste. Il y a plein de gens qui sont plus érudits et mieux placés pour moi, qui vont parler de politique, de société. J’étais entourée par une anthropologue et une avocate, des postes savants et nobles et des femmes qui sont très investies, qui ont 1 million de fois plus de connaissances que moi par rapport à ce qui se passe actuellement, même si je me renseigne. Au début, je ne voulais pas le faire et c'est en lisant l'article de Narges Mohammadi
Qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix ; article qu’elle a écrit depuis la prison d'Evin, Elle a réussi à la témoigner et dedans elle dit « Je vous en prie parlez-en, nous existerons et notre démarche ne sera pas vaine. (…) Est ce que vous entendez les murs de la peur se fissurer » Là, la moindre des choses que je puisse faire ici, c'est en parler. Et c'est comme ça que j'ai accepté d'aller sur le plateau. »
Est-ce que le théâtre, l’art peut être politique ?
« Bien sûr qu'il va être politique. Il ne peut pas être fermé, mais il peut soulever des questions, questionner. Moi évidemment que j'ai un avis, mais je ne suis pas un couperet, je ne suis pas un juge. Je présente un truc et on peut adhérer comme ne pas adhérer. On peut être plus ouvert et plus apte à réfléchir. Comme en politique au sens strict. La frontière est délicate et c’est pour ça Je trouvais que venir parler sur un plateau, au delà de l'histoire que je raconte, ça, c'est un peu plus sérieux pour moi. »
D’ailleurs, c’est l’annonce qui vient de tomber : le prix Nobel de la paix est attribué à Narges Mohammadi, défenseuse iranienne des droits humains. Qu’est-ce que cela dit ? C’est la fin de l’invibilisation de cette révolution ?
« C'est super parce que d’abord, ça en fait reparler. Avec l'anniversaire triste des 1 an de la mort de Mahsa Amini, il y a eu des journées un peu consacrées à les voir de nouveau. France-Inter avait toute une journée dessus. Mais ça faisait un petit moment qu'on en entendait plus parler. Il y a eu ce questionnement sur les otages avec le fait de payer pour délivrer des gens, donnant quand même de l'argent au gouvernement iranien. (...) En tout cas, il y avait un truc dans les infos occidentales qui diminuait beaucoup et en plus des sujets un peu de qui n'étaient pas le combat et et là le fait de donner le Nobel de la paix à cette femme iranienne emprisonnée et qui risque un peu jusqu'à 1000 fois sa vie et tout, cela représente une manière de lui rapporter un soutien de mon cœur. De remettre ça en avant, d'envoyer un message d'espoir, un message. On ne laisse pas tomber le peuple iranien. On sait qu'il continue à se battre. On a conscience qu'il y a encore des gens en prison. En plus, il y a l’écho triste des 1 an avec une jeune fille de 16 ans (Armita Garawand, aujourd’hui déclarée en état de mort cérébrale le 22 octobre dernier) qui s’est faite tabassée et qui est à l’hôpital. Quand on voit les photos diffusées, c’est la même image qu’il y a un an (celle de Mahsa Ahmini)."
Si on revient à la pièce, elle a été créée au festival OFF d’Avignon en 2021, que représente ce festival pour vous ?
"C'est un peu là où j'ai fait tous mes spectacles. C'est là où j'ai lancé en fait, trois spectacles, c'est un peu la maison et moi, j'aime bien. Il y a plein de gens qui n'aiment pas le festival et je comprends le côté un peu supermarché du théâtre. Mais ça, c'est beau de voir toute une ville qui se consacre au théâtre pendant un mois, avec toute cette effervescence. Tous ces spectacles à disposition, des comédiens, les metteurs en scène pour le public. A Avignon, on a plus le temps de rencontrer le public. Eux, je pense qu’ils sont moins intimidés. Il y a tous les styles de théâtre qui se mélangent. C'est chouette. J'aime beaucoup ce moment. Et puis ça permet aussi de tester un spectacle en jouant tous les jours en plus, en pouvant faire des petits raccords pour modifier en quelque sorte une réceptivité qui ne marche pas à un endroit. C'est un bon tremplin-test."
Justement, il y a des changements entre 2021 et 2022 pour votre spectacle ?
"Ah bah, on a carrément coupé une scène entière ! (Rires) C’est les mêmes décors mais sur des détails qui comptent on a modifié de teintes, de matières. Donc on a changé les couleurs du décor. On a sorti le bois par exemple, on a changé la tapisserie dans une salle. Aussi, on a rajouté une fumée plus lourde."
Et pour les décors ? Comment vous est venue l'idée ?
"J’interferais pas du tout, c’est Régis (Vallée) qui a tout imaginé et il a fait appel à un scénographe pour construire. Mais justement, avec le covid, c'était un peu compliqué pour avoir accès aux ateliers et ça n'a pas été chez le concepteur habituel, ce qui fait qu’il a énormément participé de ces mains. (Rires) Il est très investi."
Avoir les deux positions d’autrice et de comédienne, ce n’est pas trop dur de faire la séparation ?
"Non, non, vraiment pas du tout. Avec Régis, on est un binôme qui fonctionne. Je switche vraiment en comédienne, je lui fais totalement confiance. C'est assez naturellement parfois. En fait, il me demande quand même mon avis en fin de journée s'il y a des changements de texte. Il m’est même arrivé de jouer un scène et de me dire « pourquoi j’ai écrit ça » (rires)."
Il y a autant d’émotions en montrant la réalité que des doses d’humour. C’est nécessaire pour aborder un tel sujet ?
"C'est complètement nécessaire parce que sinon, c’est tellement lourd et terrible. On n'est pas sur un petit drama, mais sur quelque chose de qui touche aux fondements de l'homme. Si ça ne l'était que la révolution iranienne, ça aurait été quelque chose de trop pesant pour le spectateur. (…) Évidemment que je suis heureuse de faire ressentir de l'émotion, que ça soit dans les larmes, carthatiques ou avoir le cœur qui serre. Les larmes, ça peut être salvateur et cathartique. Mais pour compenser, pour permettre aux larmes de venir, je crois qu'il fallait balancer avec de l'humour. Il faut doser entre les deux.
Moi, j'adore dans des scènes : pour prendre exemple, il y a un moment où mon personnage arrive à l'aéroport en France et qui attend qu'on lui dise si elle a le droit de rentrer sur le territoire avec les gamins dans les bras. Et moi, je suis en larmes à ce moment-là et mon personnage dit « Je t'en supplie sauve moi la vie ». Le douanier me demande « Vous êtes française » et je dis oui avec l'accent et les gens dans la salle rigole. Ça me fait du bien de les entendre rire alors que moi je suis en larmes. Ça me dit, ils sont avec moi encore. "
Est-ce que l’aventure autour de cette pièce a changé ton regard sur tes origines ?
"Oui tout à fait, ça m’a vraiment rapproché, (…) On a fait un voyage là-bas avant de créer le spectacle en 2018 avec Régis (Vallé), Kamel (Isker), le scénographe, la créatrice lumière, ma mère qui m’a dit « Je te laisse jamais partir d’Europe toute seule ». Ils avaient besoin de découvrir la culture iranienne, pour pas la confondre avec d'autres (…) Mais je crois aussi que quelque part, je savais que potentiellement, je pourrais ne pas pouvoir y retourner."
Si on revient à vous, qu’est-ce qui vous a poussé vers le théâtre ?
« J'ai toujours adoré le théâtre. Mais je viens pas du tout d'une famille d'artistes, avec mon bac S. Je me souviens en cours de français, de lire les extraits dans Les Fourberies de Scapin. Il y a des personnages qui ont un énorme fou rire et qui raconte tout le contexte avec un monologue. La prof m'a encouragé. Puis, j'ai un papa qui est fan de cinéma et quand lui était petit en Iran dans une famille nombreuse, ils n'avaient pas beaucoup de moyens. Ils se cotisaient dans sa famille pour lui acheter un billet de cinéma, il allait voir le film et le racontait par petits bouts, comme un feuilleton avec le suspens, à ses frères et sœurs. Quand j'étais petite, il m’a familiarisé avec le cinéma d'époque. Pas du tout le cinéma français, mais le cinéma hollywoodien, les grands films, Hollywood, les westerns, Bogart… Aussi, j'adorais écrire, raconte des histoires. Et puis j'ai fait une école de théâtre. Derrière, on m'a proposé d'écrire une pièce. Ça s'est fait un peu tout seul et ça a été le théâtre. »
Y-a-t-il eu un coup de cœur scénique qui a précipité cela ?
« C’était pas gagné d’avance, j’ai eu une première approche du théâtre négative : j'ai fait Russe LV1 et ma prof de Russie nous a emmenés voir les Trois Soeurs de Tchekhov en russe. J'étais beaucoup trop jeune, je devais être en quatrième. J'avais envie de mourir et à un moment, ça s'arrête. Je me dis « Super c’est la fin, je me barre »… C’était l’entracte… Quand j'ai compris qu'il fallait encore recommencer pendant 2 h, j'avais envie de pleurer. Donc ma première approche est une catastrophe. Je ne comprenais rien, donc j'étais vraiment pas partie pour faire du théâtre. Et après, dans l'école de théâtre que j'ai faite, on est allé voir Forêts de Wajdi Mouawad. Et là, pour le coup, je me suis pris une claque monumentale. Mais c'était fou ce spectacle. Évidemment, j'ai eu un déclic. Forêts reste toujours important pour moi, à chaque fois que j'ai écrit une pièce et j’ai une panne d’écriture, je le relis. »
Dernièrement, quelles ont été vos découvertes ?
« Henri VI de Thomas Joly. Je l'ai vu trois fois, J'ai vu la première partie au théâtre des Gémeaux à Sceaux. Après, j'ai revu cette première partie et après j'ai revu l'intégrale aux Ateliers Berthier. Et je sais pas comment te dire si c'est comme une série, Game of Thrones au théâtre, c'est bien ça. Il est aussi un peu entre la tragédie et la comédie et vraiment, il pousse les curseurs de la comédie. (…) Et bam ! Il fait le monologue d'ouverture de Richard III. (...) Pommerat, ça me fait ça aussi. Mais ce que j'aime dans ce théâtre-là, c'est qu'il y a l'image de l'esthétique. La scénographie est très présente et elle est très fluctuante et ça amène dans plein d'univers. »
Interview réalisée le 6 octobre 2023
Les Poupées Persanes
de Aïda Asgharzaradeh, mise en scène par Régis Vallée
Du mardi au samedi à 21h - Matinée le samedi à 16h
Jusqu'au 6 janvier 2024
Crédits photo : Alejandro Guerrero
Jade SAUVANET