Quatrième de couverture :
« L’aube s’ouvrit sur un ciel de fumée. La ville, entourée de collines qui la regardaient, semblait bien frêle là-dessous, presque prise en étau, et n’avait plus pour horizon que ce ciel anthracite qui, à mesure que se levait un soleil de feu, s’orangeait. »
La petite ville de Bas-les-Monts a subi la mobilisation de ses jeunes et vit, depuis, au rythme des avions et sous la menace.
L’ennemi est d’une inhabituelle envergure, la ligne de front se déplace au gré des vents : en ce nouvel été caniculaire, ce sont d’effroyables incendies que les appelés combattent. Séparés de leurs familles, Nino, Joseph, le Moineau et les autres découvrent la camaraderie de la troupe et les limites de la docilité. Sous les frondaisons de la forêt suppliciée, le règne animal paie lui aussi un lourd tribut à cette guerre moderne…
Ardente et engagée, cette fable confie à la jeunesse la capacité de lucidité, le pouvoir de l’indignation et la volonté d’inventer l’avenir.
A Bas-les-Monts, c’est la guerre : la guerre contre les incendies de forêt qui se multiplient en cet été caniculaire. D’emblée, on comprend que le dérèglement climatique est de pire en pire au point que les pompiers de métier ne suffisent plus et que les citoyens de 18 à 40 ans (garçons obligatoirement et filles volontaires) sont mobilisés de longues semaines pour combattre les feux. Et de fait, on est bien dans un vocabulaire de guerre, comme une guerre de tranchées où le feu est un personnage à part entière et où les caractères et les amitiés sont bien typés. Nino l’idéaliste activiste et Joseph le poète sont les personnages les plus importants mais les autres le sont aussi. Jules est le témoin des faits avec son caméscope. Capelli est la grande gueule de service. Paul, surnommé Pollen à cause de ses allergies, souffre particulièrement de ce service plus qu’éprouvant. Le chef Montiel est la référence de la troupe. Quant aux femmes du roman, elles jouent un intéressant rôle de contrepoint : la mère et la petite soeur de Nino gardent l’espoir de garder ou de retrouver le monde « d’avant », Lola agit dans l’ombre pour tenter de conscientiser les gens à l’injustice de la situation, à la part de responsabilité de chacun et du gouvernement. La romancière, rencontrée le 15 octobre chez Chantelivre à Tournai, est sans doute un mélange de Lola et de Nino : elle a souligné (si besoin en était) à quel point tous les vivants, humains, animaux, végétaux sont liés et exploités par le capitalisme. Elle prône la révolution, « ne comprend pas pourquoi les gens ne se révoltent pas pour avancer, changer vraiment le monde » mais reste nuancée dans ses propos. Son livre n’est absolument pas moralisateur.
Pour raconter cette histoire, Sophie Vandeveugle, 25 ans (et de ma région !) et un talent déjà reconnu par le prix Fintro du premier roman (qui récompense un roman engagé). La jeune autrice « écrit toujours pour une urgence, pour dénoncer des choses, montrer comment elle perçoit le monde ». Elle « a l’exigence de de bien écrire, d’être assez poignante tout en proposant une grande réflexion ». Elle tient au beau style, « elle aime les belles phrases pour qu’on ne lui reproche pas un roman de pures idées ». Son style d’écriture accompagne parfaitement son propos : les phrases sont parfois tordues, étirées comme les flammes, on étouffe avec les oiseaux dans l’air brûlant, on a la gorge serrée devant ces animaux désorientés, massacrés par le feu, on est perdus, encerclés par les flammes, parfois découragés mais jamais vaincus comme ces jeunes gens avec qui on goûte un peu de repos lors d’une soirée au village ou dans la crypte de l’église.
« Feu le vieux monde », un titre aux significations multiples pour souligner la force – et la poésie, malgré tout – de ce premier roman que je vous recommande… chaudement.
Première page : « L’aube s’ouvrit sur un ciel de fumée. La ville, entouré de collines qui la regardaient, semblait bien frêle là-dessous, presque prise en étau, et n’avait plus pour horizon que ce ciel anthracite qui, à mesure que se levait un soleil de feu, s’orangeait. Sous l’épais nuage, les monts s’alignaient, couverts de bois et de champs qu’interrompaient par endroits quelques fermes isolées ; on aurait dit une longue mer immobile d’où surgissaient de hautes vagues sans jamais chuter sur l’écume florissante. La nuit, sans crainte des voleurs, toutes fenêtres ouvertes, avait été longue : depuis plusieurs semaines il ne pleuvait pas et demeurait, impitoyable, une chaleur de désert qui gardait l’air toujours brûlant et sec. Une chaleur à coller, à suer au moindre effort et à ne rien faire, aussi. L’herbe partout où l’on y marchait craquait, semblait sur le point de s’émietter, jaune et courte : les premiers volets des bâtisses de Bas-les-Monts s’ouvrirent sur des balcons et des parterres où fanaient les fleurs, tête basse, que l’on ne pouvait plus arroser. » (p. 11)
« Les feux brûlaient davantage que les terres, il brûlait un monde : les vie par milliers se changeaient en une fumée recouvrant les villes, comme pour rappeler à la multitude humaine le massacre qui avait cours là-bas, sans certitude qu’elle comprenne jamais quoi que ce soit – parmi ceux qui s’apitoyaient sur le sort des êtres qu’ils appelaient « bête », combien se moquaient des morts moins spectaculaires, ou plus dissimulées ? Combien, à la justice, préfèrent la complaisance ? Aux yeux des hommes, il n’est souvent de victimes, de martyrs, que celles et ceux sous les projecteurs. » (p. 61-62)
« Autour des camions et des soldats régnaient des cris et une agitation en tous sens ; plus loin au contraire, le silence triomphait, un de ces silences paradoxaux où demeurent en réalité des bruissements, des sifflements, quelque chahut du vivant, mais d’où s’est évaporé tout bruit humain, laissant une impression de vide et de plein qui se chamaille avec elle-même. Dans le quartier désert, par moments, une pie se posait qui regardait ce drôle de monde, puis s’en allait battre des ailes ailleurs, cherchant en vain un coin d’ombre où un air frais aurait lustré son plumage. De temps à autre, on entendait un rapace, faucon crécerelle ou épervier, qui jurait dans le ciel ; sa voix perçait l’atmosphère grisâtre comme un cri suffoqué demandant ce qui arrivait au monde. » (p. 117)
Sophie VANDEVEUGLE, Feu le vieux monde, Denoël, 2023