Cette chronique se voulant utile, elle s'adresse à tous ceux qui vont mourir. C'est dire le nombre de ses lecteurs putatifs. Déjà le vieil Aristote, grand philosophe comme son nom l'indique, commence son traité de logique par l'affirmation " Tous les hommes sont mortels ". Il pose ensuite que Socrate est un homme. Il en déduit enfin que celui-ci est mortel. Voilà un raisonnement parfait. Mais qui ne mesure pas toute la profondeur de l'âme humaine.
" Morituri te salutant ! " (Ceux qui vont mourir te saluent !) disaient les gladiateurs en s'adressant à l'empereur qui présidait les jeux du cirque à Rome. Chacun d'eux était cependant convaincu qu'il sauverait sa peau. À condition de vaincre au combat, c'est-à-dire de massacrer son adversaire. Car l'homme a l'intime conviction que tout le monde mourra un jour, sauf lui-même. C'est en quoi il est le seul à penser comme tout le monde.
Alphonse Allais avait déjà remarqué que la mortalité dans l'armée augmente sensiblement en temps de guerre. Car l'ennemi est méchant et on est par définition l'ennemi de son ennemi. Tué par celui-ci, on aura certes son nom inscrit sur le monument aux morts. Mais vu l'état de sa dépouille, on n'en profitera pas assez. Tandis que sur un bon lit de mort, on peut voir venir et mourir tranquille.
Il y a enfin le problème des dernières paroles, qu'il faut préparer avec soin. On ne dira pas, comme cette comtesse attablée qui sentait sa dernière heure venue : " Vite, le dessert ! " On évitera aussi de les prononcer trop tôt, car un mot historique suivi d'un propos banal du genre " Quelle heure est-il ? ", devient une avant-dernière parole. Trop tard n'est pas non plus la bonne solution, car on a l'air fin si on parle encore après son dernier soupir. Le mieux est de noter sur un bristol une idée bien sentie, une sentence percutante, une dernière saillie, de la conserver sur sa table de nuit et de ne la prononcer qu'au tout dernier moment. De préférence en présence de son biographe en mal de copie.
Les dernières paroles de Socrate :
" Criton, nous devons un coq à Esculape. Payez cette dette, ne soyez pas négligents. "