Charles Pépin : « Pour aller de l’avant, il faut prendre son passé avec soi »
[Interview] Du passé, ne faisons pas table rase. Le philosophe et romancier, qui vient de publier Vivre avec son passé, nous conseille de régénérer celui-ci pour s’en libérer.
Notre passé ne passe pas. Il n’est pas un bibelot poussiéreux que l’on peut abandonner sur une cheminée. Au contraire, il est extraordinairement vivace, surgissant dans le présent, sans prévenir, sous forme de réminiscences, de rêves ou d’émotions inexpliquées. Enfance, éducation, événements heureux ou malheureux, mais aussi lointaine histoire familiale : nous sommes faits de notre passé bien davantage que nous ne le pensons. Pour que nous soyons réellement libres, le « philosophe du quotidien » Charles Pépin nous incite à le cultiver et à investir le territoire trop souvent inexploré de notre mémoire. L’enjeu ? Comprendre qui nous sommes et aller de l’avant vers ce qui nous rendra heureux.
Plutôt que d’oublier, démarche souvent illusoire, se souvenir nous permet de mieux vivre avec nos fantômes, nos traumatismes et nos regrets. Car les neurosciences le confirment : il est possible de modifier son passé, sa marque parfois négative sur nous, sa nocivité. Saisissons-nous aussi du trésor des beaux souvenirs, cet « édifice immense » dont parle Proust, à portée de main, sur lequel nous nous attardons trop peu, embarqués malgré nous dans l’accélération généralisée de nos existences. Voyageons dans le temps, pour donner au présent sa véritable épaisseur, et pourquoi pas goûter dès ici-bas à quelque chose de l’éternité. C’est à un compagnonnage avec le passé que nous invite ardemment Charles Pépin, convaincu que s’y trouve une clé du bonheur.
Pourquoi écrire sur le passé ?
J’ai cherché une sagesse qui permettrait de bien vieillir parce que je suis entouré de gens qui ressassent, et que j’avais peur de leur ressembler ! En outre, les dernières découvertes des neurosciences sur la mémoire m’ont passionné, notamment celles concernant la plasticité cérébrale et le fait que nos souvenirs ne sont pas une donnée figée mais peuvent être « retravaillés » grâce à des thérapies. Enfin, l’idéologie moderniste selon laquelle on peut tourner la page, se débarrasser d’un passé trop pesant par une simple décision, m’agace. C’est faux et inefficace. Je défends l’idée que pour aller de l’avant, il faut prendre son passé avec soi. Je veux proposer une philosophie qui permette cela.
« Le passé ne passe pas », écrivez-vous. De quelle manière est-il encore vivace dans le présent ?
Nous le constatons lorsque nous vivons une réminiscence : une histoire d’amour, un moment de sa paternité reviennent parfois d’un coup, extrêmement, précisément, à la manière de Proust et sa madeleine. Cela montre que le passé est bien là, certes pas en permanence et de manière consciente, mais quelque part. Nous ressentons aussi parfois une forte émotion, comme de la colère, dont nous ne comprenons pas la cause mais dont la clé se trouve dans le passé. Il y a aussi nos rêves où certaines images convoquent une période ancienne qui vient se mélanger aux souvenirs plus récents.
Le passé n’est pas du passé. L’illusion qu’il est révolu nous entrave souvent au quotidien, car nous ne comprenons pas qu’il nous travaille encore. Il faut faire avec, l’étudier, l’accepter, puis parfois le mettre à distance mais certainement pas le balayer d’un revers de main.
Ignorer son passé créerait un « appauvrissement de nos existences ». C’est-à-dire ?
Notre identité n’est pas abstraite, mais le fruit d’une histoire, comme Bergson l’a magnifiquement montré. Ce que nous avons vécu se sédimente et fait notre identité. Coupés de notre passé, nous ne nous connaissons pas. L’identité sans mémoire est creuse. Le risque alors est de « flotter » ou de s’accrocher à des identités factices et rapides.
Nous retourner vers notre passé permet aussi de savoir ce qui compte pour nous et donc d’aller vers ce qui nous ressemble et nous rendra heureux. C’est à cette condition, par exemple, qu’une reconversion professionnelle peut être réussie. Nos souvenirs nous donnent des indices sur la manière de conduire notre avenir. Se tourner vers le passé et aller vers l’avenir ne s’opposent pas, à l’image du rugby où les joueurs courent en avant en faisant des passes arrière. La mémoire est une force d’avenir.
Pourtant, ignorer ce passé est parfois de l’ordre de la survie.…
Il existe des situations où pendant un moment qui peut être très long, parfois des décennies, il est impossible de revenir sur le passé car il est trop violent. C’est une question de survie. Cela a été le cas pour Jorge Semprun, par exemple, qui, de retour des camps d’extermination, a parlé d’« oubli volontaire » pour reconstruire sa vie. Beaucoup de femmes violées le vivent ainsi. Cela est légitime et nécessaire. Mais ce passé risque de revenir des années après sous forme de flashs traumatiques ou de névroses, d’émotions inexpliquées. Il faudra alors s’y confronter pour aller mieux. Jorge Semprun a fait l’expérience de cauchemars au terme desquels il ne savait plus si les camps étaient une expérience fantasmée ou réelle, s’il était encore là-bas ou pas. Il était rattrapé.
Même lorsque l’on dispose d’une force de vie qui nous fait aller de l’avant, il est dangereux de tourner la page car le passé risque de revenir d’autant plus violemment qu’il a été refoulé. En outre, nous pouvons intervenir sur un souvenir qui nous hante, il n’est pas figé à jamais, comme nous l’enseignent de nouvelles thérapies prometteuses sur la mémoire traumatique. Le cerveau se reconstruit sans cesse.
Les « leçons de vie » tirées de certaines expériences douloureuses peuvent être modifiées. Par exemple, une enfance difficile, avec un père absent et une mère pas aimante, nous fait conclure que nous ne sommes pas dignes d’être aimés. Or nous savons aujourd’hui qu’il est possible de casser cet « enseignement » par une courte psychothérapie. Il faut certes accueillir son passé, mais on peut aussi en diminuer la nocivité.
Une autre méthode, déjà développée par les stoïciens, est celle de « l’habituation » : au lieu de fuir une image qui me hante et reviendra inévitablement, il me faut m’habituer à cette scène douloureuse, la mort de mon frère, cet examen raté… en lui donnant des rendez-vous, en la convoquant et en la regardant en face, quelques minutes par jour pendant quelques mois. Ainsi il y aura une usure de la toxicité du mauvais souvenir. Cela marche très bien ! Il y a aussi la méthode de la « dilution » du mauvais souvenir dans des bons. C’est l’intuition de Jorge Semprun : « faire le plein » de bons souvenirs, qui feront ensuite la guerre aux douloureux.
Le passé, c’est aussi les souvenirs heureux…
Oui ! Ils sont un trésor à disposition que nous ne mobilisons pas assez ! Se souvenir des belles choses est décisif et très simple, à condition d’y prêter attention. Or nous sommes le plus souvent affairés par le présent et soucieux de l’avenir. Lorsque nous avons des flashs d’un bon souvenir, nous le laissons repartir sans lui donner une réelle place.
Proust nous donne une méthode pour y goûter réellement : il faut s’arrêter et être attentif, s’y attarder ne serait-ce que quelques minutes. Alors, au lieu d’être nostalgiques, nous sommes joyeux ! À la manière de Proust, nous pouvons nous souvenir non seulement de cette plage l’été, mais aussi de la blague lancée à ce moment-là, de l’orangeade que nous avons bue, etc. Le passé est présent. Nous avons le pouvoir de le faire revenir et de revivre un bonheur.
Épicure propose aussi de mesurer combien ce bonheur passé aurait pu ne pas être, et conseille de se remplir de son caractère miraculeux. « J’ai reconnu le bonheur au bruit qu’il a fait en partant », dit de manière tragique Prévert. Je milite pour que nous entendions « le bruit que le bonheur fait en revenant », lorsque nous le convoquons. Pour cela, il ne faut pas se laisser prendre par l’accélération généralisée de nos existences. Prenons soin de notre mémoire, par exemple en imprimant certaines photos de notre téléphone pour les regarder vraiment, au lieu de les faire défiler…
Comment existe la liberté si « nous sommes notre passé » ?
Si je considère la liberté comme la possibilité de faire ce que je veux, alors la conscience de mon passé entrave ma liberté. Mais cette vision est une illusion. Je propose avec Bergson de redéfinir la liberté comme le fait d’être pleinement soi et de faire des choses qui nous ressemblent et expriment notre personnalité. Cette liberté découle de l’examen de mon passé. Le passé n’est pas un déterminisme, mais un conditionnement.
Plus nous prenons conscience que nous aurions pu naître ailleurs, avoir une autre place dans la fratrie, plus nous pouvons reconquérir une réelle liberté et inventer notre avenir. Être dans le déni, en croyant comme Sartre que l’on peut s’arracher complètement à son passé, nous condamne à aller dans le mur, parfois en reproduisant des schémas sans le savoir ou en étant habité par le passé sous forme de névroses.
N’est-il pas illusoire de vouloir « prendre tout notre passé avec nous » ? Une partie nous échappe…
Nous ne pourrons jamais tout savoir de notre passé, mais nous pouvons identifier des grandes dates clés. En outre, bien sûr, notre passé n’est pas que le nôtre, il est aussi celui des générations précédentes, de notre classe sociale. Mais nous pouvons avoir une prise sur lui. Par exemple, Didier Eribon, dans Retour à Reims, analyse son rapport au monde, et comprend ce qui vient des générations passées. Une psychogénéalogie peut aussi nous faire comprendre certains fantômes qui nous hantent.
Tous les secrets de famille ne doivent pas être levés, et il faut parfois tourner le dos au passé, mais une vie et une liberté proprement humaines nécessitent de savoir qui nous sommes pour aller vers l’avenir. Les auteurs d’œuvres importantes ont une conscience aiguë du passé, comme les grands hommes et femmes politiques capables de parler à un peuple parce qu’ils savent faire résonner son histoire. Nietzsche nous prévient : si tu ne sais pas de quoi tu es l’héritier, tu ne pourras rien fonder.
N’avons-nous pas besoin de rites pour faire mémoire ?
Nous avons besoin d’être invités à nous souvenir, comme lors des enterrements, par exemple dans la culture juive où l’on se rassemble une fois par semaine pendant deux mois pour cultiver le souvenir du défunt. Sans ces rites, nous sommes pris dans la hâte du présent et ne pensons pas suffisamment à nos morts. Nous en souffrons, ils nous manquent. Pourtant lorsque nous y pensons réellement, nous arrivons à les rendre vivants et à passer ce cap qui consiste à vivre et à prolonger le dialogue avec eux.
Nous pouvons goûter alors à quelque chose de l’éternité. De quelle manière ?
Nous raisonnons beaucoup en trois blocs – passé, présent, futur – distincts. Pourtant, Proust, Bergson et Freud disent la même chose : il n’y a pas de linéarité du temps, tout est mélangé dans une étrange simultanéité. Pour Bergson, ce que l’on a vécu persiste indéfiniment : lorsque je me retourne vers mon passé, que je me souviens de moi à 7 ans dans ce jardin, à 15 ans dans ce lycée, à 40 ans dans cette entreprise, il me semble que je touche à l’existence du moi, qui reste constant dans tous ces moments. C’est bien la même personne à chaque fois.
Au cœur de ce travail de mémoire, je sens quelque chose d’immuable qui est mon âme, une permanence de mon moi, et donc quelque chose de la vie éternelle. Proust considère que l’expérience de la mémoire peut nourrir une espérance en la vie éternelle.
Ne vivons-nous pas aussi des moments de « pur présent » ?
Il y a une mode « d’habiter le présent ». Pour traverser certains traumatismes et constater que je ne suis plus dans ce passé qui m’a fait mal, cela peut être utile. Mais, au-delà, le « pur présent » me paraît illusoire, car en réalité, nous vivons l’instant en étant le fruit de notre passé. Déguster un bon vin, en savourant l’instant présent n’est possible que parce que, comme le dit David Hume, un apprentissage a mené à cette « délicatesse de la perception ». Celle-ci est toujours imprégnée de souvenirs et d’éducation. L’idée de « pur présent » appauvrit l’existence.
Bien sûr, ce retour sur son passé est moins important à 17 ans qu’à 60, mais chaque seconde qui passe s’enfuit dans le passé, et nous commençons à vieillir très jeune ! Vivre, c’est accumuler du passé, comme une matière à portée de main qui peut nous indiquer où sera notre bonheur futur. Assouplissons notre rapport au passé, comme nos articulations, afin de bien vieillir et de ne pas devenir un « vieux con ». Pour vivre avec son passé, et non dans son passé.
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source : La Vie