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De plus en plus de gens sont scandalisés par la vogue du changement de sexe : Est-il juste de laisser des enfants subir des opérations chirurgicales qui mettent en péril leur vie et qui les engagent dans des chemins dont ils n'ont pas l'expérience ?D'un autre côté, nous sommes attachés aux libertés individuelles. Et on pourrait voir dans ce mouvement, malgré ses dérives, la manifestation d'un désir de transcender l'individualité.Au fond, qu'est-ce que l'identité ? Qu'est-ce que "être soi" ? Nous rencontrons ces injonctions : "Sois toi-même !" Mais de quel "soi" parle-t-on ? Du corps ? De l'esprit ? Des envies du moment ? D'un genre de mouvement de "progrès" infini ? Mais vers quoi ?Notre "moi" est comme un tableau. Des choses viennent s'y inscrire. Des évènement, des choix, des réactions, des pensées, des souvenirs s'y inscrivent, comme des traits de craie sur une ardoise. Cependant, cette vision de notre "soi" a des conséquences néfastes.En effet, comme le rappelle Plotin (Traité 2), si l'âme (notre "moi", notre "soi", "nous"), est comme un tableau sur lequel on écrit, alors ce que l'on écrit reste. Et il s'ensuit que ce qui reste empêche de nouvelles traces de s'inscrire. Si vous écrivez sur un tableau blanc, et que vous vous apercevez que le feutre n'est pas effaçable, vous êtes bien embêté ! Bientôt, vous ne pouvez plus rien écrire. Cet excès de mémoire (hypermnésie) conduit à l'encombrement, au blocage de la vie. L'expérience n'est plus possible : on arrête d'écrire. Cette situation correspond à une vision dogmatique du "moi" (ou du Moi). Il y a quelque chose d'écrit, d'inscrit, cela et rien d'autre. Ou alors, cela exprime la sensation que nous pouvons éprouver d'être trop pleins, pleins du passé, prisonniers des habitudes, des croyances, des "conditionnements". Les jeunes humains semblent souvent éprouver cette situation de blocage. Ils basculent alors facilement dans la situation opposée.L'alternative, c'est d'effacer le tableau. Il n'y a, alors, plus rien. Je peux à nouveau écrire. L'inconvénient est que le tableau est vide. Il n'y a plus de passé (amnésie). Il n'y a plus d'identité, parce qu'il n'y a plus rien. Telle est l'attitude commune aujourd'hui. Les jeunes veulent "effacer" l'ardoise dans tous les domaines au gré de leurs envies. Certains adultes veulent se libérer de leurs responsabilité, de leur identité, de leur histoire, de leur mémoire, des traditions, de leur individualité, ressentie comme un insupportable fardeau. Mais dans ce cas, il n'y a plus rien. Et les individus, vides, se remplissent bien vite des pires inepties. Bien sûr, on pourrait décider de n'effacer le tableau que là où l'on a besoin d'espace pour écrire du nouveau. Mais ceci revient au même : détruire le passé graduellement. Le progrès du vide. Voilà la fièvre qui agite les Européens depuis un siècle, et ceci dans tous les domaines.Les deux alternatives sont donc ruineuses.Quelle leçon en tirer ?Que notre Moi n'est pas un support d'enregistrement. Que nous ne sommes pas des tableaux que l'on peut effacer ou que l'on doit effacer. Que nous ne sommes pas - seulement - des corps, mais quelque chose de plus, qui n'est pas matériel, qui n'est pas de l'ordre de la quantité. L'âme. Capable de retenir les changements, sans elle-même changer ; capable de se changer, sans s'altérer. Voir que l'âme est un rien capable de tout devenir. Les images - le miroir, l'espace, l'eau - sont trop partielles ici. Aucune métaphore ne rend compte de l'âme, de ce que nous vivons, de ce que vivre veut dire. "Être soi" est un mystère, et un émerveillement. Ne pas vouloir "devenir rien", "n'être personne". Simplement s'ouvrir à l'évanescence. L'âme alors s'affine : elle retient mieux et gagne en fluidité. Pas de rejet du passé, pas d'âme prédéfinie. Telles sont, du reste, les conditions d'un libre-arbitre.Un mystère à vivre. Je change et je me change. Et pourtant, je ne change pas. Un émerveillement silencieux.