Il est, certes, toujours bien délicat de « touiller » dans les marmites du futur. On peut, cependant, donner quelques indications, rassembler quelques indices, et ce afin d’indiquer des grandes tendances. D’autant que l’on voit revenir, légèrement modifié, ce que l’on avait cru dépassé. Pour être plus précis, il ne s’agit pas là d’un « éternel retour » du même, mais, ainsi que l’indiquait en son temps le philosophe Nicolas de Cuse, d’une croissance prenant la forme de la spirale. Pour le dire plus nettement encore, si une définition, provisoire de la postmodernité devait être donnée, ce pourrait être : « la synergie de phénomènes archaïques et du développement technologique ». C’est ainsi que, pour reprendre les grands thèmes explicatifs de la modernité : État - nation, institution, système idéologique, on peut constater, pour ce qui concerne la postmodernité, le retour au local, l’importance de la tribu et le bricolage mythologique.
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Sur la Post-modernité
Michel Maffesoli
Qu'en est-il de la postmodernité ?
Il est, certes, toujours bien délicat de "touiller"
dans les marmites du futur. On peut, cependant, donner quelques
indications, rassembler quelques indices, et ce afin d'indiquer
des grandes tendances. D'autant, que l'on voit revenir, légérement
modifié , ce que l'on avait cru dépassé. Pour
être plus précis, il ne s'agit pas là d'un "éternel
retour" du même, mais, ainsi que l'indiquait en son temps
le philosophe Nicolas de Cuse , d' une croissance prenant la forme
de la spirale. Pour le dire plus nettement encore, si une définition,
provisoire,de la postmodernité devait être donnée
, ce pourrait être : "la synergie de phénoménes
archaïques et du développement technologique".
C'est ainsi, que pour reprendre les grands thémes explicatifs
de la modernité : état - nation, institution, systéme
idéologique, on peut constater, pour ce qui concerne la postmodernité,
le retour au local, l'importance de la tribu et le bricolage mythologique.
Tout d'abord le local.
Premier indice de l'hétérogénéisation
galopante parcourant nos sociétés. Il est intéressant,
à cet égard, de noter le retour en force, dans les
divers discours sociaux, de termes tels que "pays", "territoire",
"espace", toutes choses renvoyant à un sentiment
d'appartenance renforcé, au partage émotionnel. En
bref, au fait que le lieu fait lien. Un lien, donc, qui n'est pas
abstrait, théorique, rationnel. Un lien qui ne s'est pas
constitué à partir d'un idéal lointain, mais,
bien au contraire, se fonde, organiquement, sur la commune possession
de valeurs enracinées : langue, coutumes, cuisine, postures
corporelles. Toutes choses quotidiennes, concrétes, alliant
en un paradoxe, qui n'est pas qu'apparent, le matériel et
le spirituel d'un peuple. Il y a lieu de réfléchir
là-dessus : un tel matérialisme spirituel, vécu
localement, est cela même qui va, de plus en plus, prendre
la place du politique en ses diverses modulations.
Enracinement dynamique étant cause et effet de la fragmentation
institutionnelle. En effet, les diverses institutions sociales,
devenues de plus en plus abstraites et désincarnées,
ne semblent plus en prise avec l'exigence réaffirmée
de proximité. D'où l'émergence d'un néo-tribalisme
postmoderne reposant sur le, toujours et à nouveau, besoin
de solidarité et de protection caractérisant tout
ensemble social. Dans les jungles de pierre que sont les mégapoles
contemporaines, la tribu joue le rôle qui était le
sien dans la jungle stricto sensu.
Ainsi, il est frappant de voir que les diverses institutions ne
sont plus ni contestées ni défendues. Elles sont tout
simplement "mitées", et servent de niches à
des micro-entités fondées sur le choix et l'affinité.
Affinités électives que l'on retrouve au sein des
partis, des universités, syndicats et autres organisations
formelles, et fonctionnant selon les régles de solidarité
d'une franc-maçonnerie généralisée.
Et ce, bien sûr, pour le meilleur et pour le pire. Tribus
religieuses, sexuelles, culturelles, sportives, musicales, leur
nombre est infini, leur structure est identique : entraide, partage
du sentiment, ambiance affectuelle. Et l'on peut supposer qu'une
telle fragmentation de la vie sociale soit appelée à
se développer d'une maniére exponentielle, constituant
ainsi une nébuleuse insaisissable n'ayant ni centre précis,
ni périphéries discernables. Ce qui engendre une socialité
fondée sur la concaténation de marginalités
dont aucune n'est plus importante qu'une autre.
C'est une telle structure sociale qui induit ce que l'on peut appeler
le bricolage mythologique. Il n'est, peut être, pas opportun
de parler de la fin des idéologies. Par contre il est possible
de constater leur transfiguration. Elles prennent une autre figure.
En la matiére celle de petits récits spécifiques,
propres, bien sûr, à la tribu qui en est détentrice.
Les " grands récits de référence "
se particularisent, s'incarnent, se limitent à la dimension
d'un territoire donné. D'où les pratiques langagiéres
juvéniles, le retour des dialectes locaux, la recrudescence
des divers syncrétismes philosophes ou religieux
La vérité absolue ,qu'il faut atteindre, se fragmente
en vérités partielles qu'il convient de vivre. Ce
qui dessine bien les contours de la structure mythologique. Chaque
territoire, réel ou symbolique, sécréte en
quelque sorte son mode de représentation et sa pratique langagiére
"Cujus regio cujus religio". D'où la babélisation
potentielle que l'on emploie, communément, à dénier
en invoquant le spectre de la globalisation. En fait, il y a bien
des uniformisations mondiales : économiques, musicales, consommatoires,
mais il faut s'interroger sur leur véritable prégnance.
Et se demander si la véritable efficace n'est pas à
chercher du côté des mythes tribaux et de leur aspect
existentiel. La communication en réseaux, dont Internet est
une bonne illustration, forcerait ainsi, à repenser en ce
sens, pour la postmodernité, "l'universel concret"
de la philosophie hégélienne.
Si l'on s'accorde, à titre d'hypothése, sur un local
tribal générant des petites mythologies, quel pourrait
être son substrat épistémologique ? Empiriquement,
il semble que l'Individu, l'Histoire et la Raison laissent, peu
ou prou, la place à la fusion affectuelle s'incarnant au
présent autour d'images communielles.
Le terme d'individu, ai-je dit, ne semble plus de mise. En tout
cas dans son sens strict. Peut-être faudrait-il parler, pour
la postmodernité d'une personne ("persona") jouant
des rôles divers au sein des tribus auxquelles elle adhére.
L'identité se fragilise. Les identifications multiples, par
contre, se multiplient.
Les grands rassemblements musicaux, sportifs, consommatoires en
font foi. Dans chacun de ces cas il s'agit de se perdre dans l'autre.
"Dépense", au sens de G. Bataille, comme recherche
de la fusion. Tout un chacun n'existe que dans et par le regard
de l'autre. Et ce, que l'autre soit celui de la tribu affinitaire,
que ce soit l'altérité de la nature, ou le grand Autre
qu'est la déité. Fusions, confusions de divers ordres
qui ne sont pas sans rappeler le mythe dionysiaque. Il s'agit là
d'un processus qui est rien moins qu'exceptionnel, mais qui renvoie,
au contraire, à la simple réalité quotidienne.
Nombreux sont les phénoménes de la vie courante qui
sont, sans cela, incompréhensibles. Dans tous les domaines
le "devenir mode" du monde est à l'ordre du jour.
Et les "lois de l'imitation", proposées, d'une
maniére inactuelle, par Gabriel Tarde semblent être
la régle actuellement.
En bref ce n'est plus l'autonomie : je suis ma propre loi, qui
prévaut, mais bien l'hétéronomie : ma loi c'est
l'autre.
Peut-être est-ce là le changement paradigmatique le
plus important. Il va de pair avec cette inversion du temps qui
fait que c'est moins l'Histoire linéaire qui importe que
les histoires humaines. "Einsteinisation" du temps, a-t-on
pu dire. C'est-à-dire que le temps se contracte en espace.
En bref, ce qui va prédominer est bien un présent
que je vis avec d'autres en un lieu donné. De quelque maniére
qu'on puisse le nommer, un tel "présentéisme"
va contaminer les représentations et pratiques sociales,
en particulier juvéniles. C'est un "carpe diem",
d'antique mémoire, traduisant bien un hédonisme diffus.
La jouissance n'est plus reportée à quelques hypothétiques
"lendemains qui chantent", elle n'est plus espérée
dans un paradis à venir, mais bien vécue, tant bien
que mal, au présent.
En ce sens le présent postmoderne rejoint la philosophie
du "kairos" qui mit l'accent sur les occasions et les
bonnes opportunités. L'existence n'étant, en quelque
sorte, qu'une suite d'instants éternels qu'il convient de
vivre, au mieux, ici et maintenant. Peut-être faut-il rappeler,
ici, une distinction d'importance. Celle du drame et du tragique.
Autant le drame, en son sens étymologique, évolue,
est tendu vers une solution possible, toutes choses que l'on retrouve
dans le bourgeoisisme moderne, autant le tragique est "aporique",
c'est-à-dire ne recherche pas, n'espére pas des solutions,
des résolutions. On peut même dire qu'il repose sur
la tension des éléments hétérogénes.
Dernier point, enfin, du substrat épistémologique
postmoderne, c'est l'importance que va prendre l'image dans la constitution
du sujet et dans celle de la société. Là encore
on ne peut être qu'allusif, et renvoyer aux analyses qui ont
abordé en tant que tel ce probléme. Il suffit de rappeler
que, dans la foulée de la tradition judéo-chrétienne,
la modernité a été, essentiellement, iconoclaste.
Tout comme, dans la tradition biblique, l'icône ou l'idole
ne permettait pas d'adorer le vrai Dieu, "en esprit et en vérité",
l'image ou l'imaginaire, de Descartes à Sartre, entravaient
le bon fonctionnement de la raison. Souvenons-nous ici, de l'expression
philosophique devenue proverbe populaire, et qui fait de l'imagination
la "folle du logis". Stigmatisation qui marqua, profondément,
nos modes de pensée, et toute notre sensibilité théorique.
Or qu'observe-t-on de nos jours sinon le retour en force de cette
image niée ou déniée ? Image publicitaire,
image télévisuelle, image virtuelle. Rien n'est indemne.
"Image de marque" intellectuelle, religieuse, politique,
industrielle, etc., tout et toutes choses doivent se donner à
voir, se mettre en spectacle. On peut dire, dans une optique weberienne,
que l'on peut comprendre le réel à partir de l'irréel
(ou de ce qui est réputé tel). Il se trouve que, durant
la modernité, le développement technologique avait,
durablement, désenchanté le monde. On peut dire que,
pour ce qui concerne la postmodernité naissante, c'est la
technologie qui favorise un réel désenchantement du
monde.
Afin de bien accentuer un tel phénoméne on peut parler
de la (re)naissance d'un "monde imaginal". C'est-à-dire
d'une maniére d'être et de penser traversée,
entiérement, par l'image, l'imaginaire, le symbolique, l'immatériel.
De quelque maniére dont cet "imaginal" puisse s'exprimer
: virtuel, ludique, onirique, il va être là, présent
et prégnant, il ne sera plus cantonné dans la vie
privée et individuelle, mais sera élément constitutif
d'un être-ensemble fondamental. C'est tout cela qui peut faire
dire que le social s'élargit en socialité en intégrant,
d'une maniére holistique, des paramétres humains que
le rationalisme moderne avait laissé de côté.
L'imaginal est, ainsi, une autre maniére de rendre attentif
à la société complexe, à la solidarité
organique qui s'amorce, à la "correspondance",
dans le sens baudelairien, entre tous les éléments
de l'environnement social et naturel.
L'époque est, peut-être, plus attentive à l'impermanence
des choses les plus établies. Ce qui est certain, c'est que
l'émergence, de valeurs archaïques que l'on avait cru,
totalement, dépassées, doit nous rendre attentif au
fait que si les civilisations sont mortelles, la vie, quant à
elle, curieusement, perdure. Ainsi, en n'accordant pas à
ce terme un statut conceptuel par trop rigide, la postmodernité
naissante nous rappelle que la modernité fut une "postmédiévalité",
c'est-à-dire qu'elle permit une nouvelle composition de l'être-ensemble.
Devenir spiralesque du monde ! Quand cesse l'évidence d'une
idée sur laquelle s'était fondée une civilisation
donnée, une autre constellation prend naissance intégrant
certains éléments de ce qui a été, et
redonnant vie à certains autres qui avaient été
déniés.
C'est en ayant ce schéma à l'esprit que l'on peut, d'une maniére non judicative, non normative, épiphaniser les grandes caractéristiques de l'épistémé postmoderne. Ce que M. Foucault a, bien, fait pour la modernité reste à faire pour l'époque qui s'annonce. Il s'agit là d'un défi d'envergure nécessitant une posture intellectuelle audacieuse. Défi à relever si l'on ne veut pas que la pensée soit marginalisée. D'autant, ainsi que le rapportait Victor Hugo, en une autre époque, "rien n'arrête une idée dont le temps est venu".
Bibliographie
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L. Dumont , Essais sur l'individualisme, Le Seuil,1983
G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas,
1960.
G. Durand, Beaux arts et archétypes, PUF, 1986.
M. Maffesoli, L'Ombre de Dionysos (1982), Le Livre de Poche, 1991.
M. Maffesoli, Le Temps des tribus (1988), Le Livre de Poche, 1991.
M. Maffesoli, La Transfiguration du politique (1992), Le Livre de
Poche, 1995.
M. Maffesoli, La Contemplation du monde (1993), Le Livre de Poche,
1996.
E. Morin, Pour entrer dans le XXIe siécle.
S. Moscovici, Hommes sauvages, hommes domestiques, Bourgeois, 1974.
S. Moscovici, La Machine à faire les dieux, fayard, 1990.
http://www.miviludes.gouv.fr/spip.php?article111&iddiv=3
http://www.ceaq-sorbonne.org/maffesoli/articles.htm