http://www.saintnazaire.net/images/man-ray.jpg
Jean-Claude Guillebaud et Yvan Levaï ayant eu la gentillesse de me citer à propos de cette notion de refusant / renonçant (je parle une fois de “renonçant” et une autre de “refusant” mais peu importe le terme), je remets en ligne les deux textes où j’analyse ce phénomène.
http://clubobs.nouvelobs.com/article/2007/10/06/20071006.TELEOBS355605.xml
http://www.radiofrance.fr/franceinter/chro/lekiosque/
Conférence aux Rencontres du Centre François Mauriac de Malagar
12 mai 2007
Le thème de notre matinée s’organise autour d’une question : comment résister à la propagande ?
L’une des raisons, peut-être même la raison essentielle pour laquelle
cette question me semble particulièrement pertinente est le fait
qu’elle est très peu posée. On s’interroge en effet peu sur les moyens
de résister à la propagande, au point que l’on peut se demander si
cette question, d’une certaine façon, est légitime intellectuellement.
Comment expliquer ce désintérêt ? Il y a au moins trois réponses à cette question.
On ne s’intéresserait pas à la résistance à la propagande parce que
tout simplement la propagande n’existerait plus. La question aurait
ainsi peut-être encore un intérêt historique mais guère de pertinence
pour le présent. Je voudrais évidemment récuser cette explication. Je
me suis pour ma part expliqué longuement, dans une conférence à
Bordeaux qui a été publié récemment , ainsi que dans mon ouvrage “La
parole manipulée”, sur ce qui me semblait être une persistance
aujourd’hui des phénomènes de propagande. Je ne voudrais donc pas
reprendre ce point, qui me semble d’ailleurs acquis pour la plupart des
participants ici.
La deuxième explication d’un désintérêt pour la nécessaire résistance à
la propagande tient à mon sens à la fascination pour le Mal. Entre ceux
qui font le Mal et ceux qui y résistent au point de ne pas le faire, la
postmodernité s’intéresse semble-t-il beaucoup plus aux premiers est
très peu aux seconds.
La troisième raison de ce désintérêt, qui n’est pas sans lien avec la
deuxième, est la difficulté intellectuelle que nous avons encore , me
semble-t-il, à penser les problèmes, d’une façon générale, en dehors du
cadre archaïque autorité/soumission. Ceux qui échappent à ce cadre,
ceux qui ne sont, ni du côté de l’autorité, ni du côté de la
soumission, semblent si radicalement insaisissables par les méthodes
intellectuelles conventionnelles qu’on ne s’y intéresse tout simplement
pas. Du point de vue de la démocratie, c’est dommage, car on s’en
souvient, le principe fondateur de la mentalité démocratique athénienne
était tout entier contenu dans cette affirmation pragmatique : ni
commander ni obéir.
Il y a donc à mon sens un véritable désintérêt pour la question de la
résistance à la propagande et je parle ici de la résistance de fond et
non pas de la résistance qui oppose une propagande à une autre. Pour
explorer ce paradoxe, je vais donc déployer mon propos autour de trois
thèmes.
Dans le premier, je voudrais revenir sur ce désintérêt et l’illustrer
rapidement par un cas, particulier mais exemplaire, celui de
l’expérience de Stanley Milgram.
Dans un deuxième temps, je reviendrai sur les différentes catégories
d’acteurs qu’implique le phénomène propagandiste pour montrer que ce
désintérêt nous masque une figure essentielle que j’ai appelé celle du
“renonçant”.
Dans un troisième temps je ferai retour sur ce qu’est la propagande
pour montrer qu’au fond les voies de la résistance sont analysables à
partir de l’analyse même de la propagande, si l’on veut bien accepter
l’idée, fondamentale à mes yeux, que la propagande est un produit de la
démocratie.
Les racines d’un désintérêt
L’expérience de Milgram est tout à fait exemplaire de notre rapport
à la résistance, la résistance face à l’autorité, la résistance face à
la violence de la parole, la résistance face à la propagande. Vous vous
souvenez sans doute de cette expérience conduite par un chercheur
américain, Milgram à l’université de Yale en 1963 . Elle a donné lieu à
l’époque à de très nombreuses publications et elle a été vulgarisée en
France par un film dont le titre est “I comme Icare”.
Milgram s’intéressait à la façon dont les Allemands, sous le régime
nazi, avaient accepté de se soumettre à l’autorité du parti et
d’Hitler. Il a donc construit, dans un premier temps avec des cobayes
américains, un protocole d’expérience pour mesurer la soumission à
l’autorité.
Vous vous en souvenez, cette expérience consiste à placer des cobayes
(des personnes recrutées et payées pour participer à une expérience de
recherche universitaire) en position de torturer d’autres cobayes
qu’ils ne connaissaient pas. Cette torture était légitimée par le cadre
scientifique de l’expérience et exigée par la figure du scientifique
qui la dirigeait. Elle était présentée comme une punition légitime dans
un cadre d’apprentissage contrôlé.
Les résultats de l’expérience ont été si nets et si surprenants qu’ils
ont immédiatement nourri une abondante littérature. Le constat très
pessimiste a été que dans un cadre de soumission à une autorité jugée
légitime, un très grand nombre de personnes acceptent de torturer
autrui, sans que soient mobilisées pour autant d’éventuelles pulsions
agressives (Milgram parle à ce sujet de « l’état agentique »).
Ce qui m’intéresse dans cette expérience n’est pas l’expérience en tant
que telle, mais la réception dont elle a été l’objet. On s’est
intéressé presque exclusivement à ceux qui torturaient et on a oublié
presque totalement ceux qui, bien sûr moins nombreux, ont refusé de le
faire, donc à ceux qui ont résisté à l’autorité. Pourquoi certaines
personnes refusent=elles de torturer ? Il est tout à fait surprenant,
et je crois essentiel pour notre propos aujourd’hui, que grosso modo on
ne s’intéresse pas à cette question.
Il y a, du point de vue de la recherche, une véritable dissymétrie de
ce point de vue. On donne la préférence à l’étude des phénomènes de
conflits violents, de domination, de soumission mais on s’intéresse
guère aux compétences qui sont mises en oeuvre par ceux qui échappent à
ce cadre.
La sociologie et les sciences humaines préfèrent parler du pouvoir, des
compétences à la domination, des stratégies pour gagner les guerres, ou
les élections, des méthodes pour entretenir les conflits. Dans
l’histoire de la pensée, les essais les plus populaires sur la longue
durée dans ce domaine restent “L’art de la guerre” de Sun Tsé et “Le
prince” de Machiavel.
La question qui se pose à propos de l’expérience de Milgram et de sa
réception peut aisément se déplacer. Pourquoi certains de ceux qui,
normalement, dans ce cadre de soumission à l’autorité, aurait dû
exercer une violence sur l’autre ne l’ont pas fait ? S’est-on demandé
pourquoi certains officiers affectés aux Einsatzgruppen, les commandos
de tueurs de la SS, ont refusé de faire ce « travail » et ont demandé
leur mutation ? Pourquoi tel officier, en charge d’une unité sur le
terrain en Algérie, alors que tout l’y conduisait, a traité ses
prisonniers avec humanité ? Pourquoi cette jeune femme du Hamas,
porteuse d’une ceinture d’explosifs, ayant de très bonnes raisons de se
venger, poussée par sa famille et tout son entourage, à le faire,
renonce au dernier moment à tuer les juifs qui l’entourent sur un
marché de Jérusalem ? Pourquoi tel parent d’une enfant assassinée dans
des conditions terribles, dont il connaît tous les détails médico-légal
qui racontent le calvaire subi, et je pense ici à un cas précis qui a
troublé toute la région que j’habite, renonce-t-il à la vengeance
jusqu’à, sinon proposer son pardon, mais au moins faire suffisamment
confiance à la justice des hommes ? Pourquoi certains, dans des
situations où tout les y conduisent, y compris la pression de la
coercition physique, refusent-ils de se laisser pénétrer par la
propagande et d’être les complices actifs ou passifs d’une politique
criminelle et génocidaire ?
Malgré l’immense intérêt, à la fois moral et pratique, de toutes ces
questions, je les vois peu posées, comme si nous avions finalement
accepté que le couple domination soumission, faisait tellement partie
de la nature humaine, que l’homo étaient tellement lupus pour l’homini,
que ces comportements de refus seraient insupportablement marginaux.
J’ai eu l’occasion, dans cet esprit, de commenter, dans plusieurs
conférences, le phénomène momentané, mais significatif, qu’à constitué
dans le monde de l’édition française le succès, d’une part, mais
surtout la fascination, d’autre part, qu’exercé le livre de Jonathan
Littell, Les bienveillantes. Bien que cela soit tout à fait
incomparable à ce niveau car on ne compare pas un livre à un autre,
j’ai opposé cette fascination, pour le désintérêt, par exemple, qu’a
suscité l’ouvrage magnifique de Sébastien Haffner, “Histoire d’un
Allemand”. C’est que l’un vient nous chercher sur le terrain de notre
fascination pour le Mal, avec ce paradoxe qu’il ne réussit guère à nous
en montrer les racines réelles, alors que l’autre nous livre des clés
peut-être essentielles pour comprendre comment un jeune magistrat
prussien que tout conduisait à assumer son destin en 1933, ne s’est pas
laissé emporter par la tourmente propagandiste du nazisme, mais que
l’existence même de ces clés nous est peut-être insupportable.
Préférerions-nous la familiarité du Mal au mystère de son refus ?
2 – L’oubli des « refusants »
Cette fascination pour le Mal, et ceux qui le commettent, nous
ferait presque oublier la complexité de la situation que génère la
violence. Restons un instant sur ce moment extrême qu’a constitué le
nazisme, comme une sorte de laboratoire de l’ultime.
Je voudrais à cette occasion dire, pour cadrer mon propos sur ce point,
que le recours à la propagande par ce régime ne me paraît pas être de
l’ordre de l’outil, mais plutôt de la finalité. Le rapport à la parole
qu’implique la propagande n’est pas ici un moyen dont se serait doté le
régime, mais il lui est sans doute constitutif. En d’autres mots, je
crois le nazisme est une volonté de tuer la parole pour la remplacer
par une langue.
En dehors de la situation de guerre elle-même, le nazisme a impliqué
quatre catégories d’acteurs, et par conséquent d’action. En premier
lieu, les nazis eux-mêmes. Cette catégorie regroupe tous ceux qui ont
participé activement à la politique du régime, et notamment les quatre
groupes criminels identifiés comme tel lors du procès de Nuremberg,
dont la SS fait évidemment partie.
La deuxième catégorie est celles des victimes du régime et notamment de
sa politique génocidaire. Les juifs d’abord, voués à une extermination
systématique, les tziganes, les civils russes et plus tard les civils
polonais, sans oubliés les handicapés de toute nature et d’une façon
générale tous ceux qui auraient pu « corrompre le sang allemand », y
compris les délinquants, qui ont été, on s’en souviens peu, les
premières véritables victimes du régime, avec les militants communistes
.
La troisième catégorie est celle des résistants, de ceux qui pour des
raisons idéologiques, se sont opposés, en quelque sorte physiquement,
au régime, qu’ils aient rejoint ou non une action militaire. Ils
étaient, eux, porteurs d’un message que l’on pourrait aussi qualifier
de propagandiste, mais qui n’étaient évidemment pas de même nature.
Il y a, enfin, une quatrième catégorie, qui est l’objet d’un certain
refoulement. Celle-ci regroupe tous ceux qui auraient du, compte-tenu
de leur position, de leur statut, de leur histoire personnelle, faire
partie de la première catégorie et qui s’en sont échappés, sans pour
autant devenir ni des résistants, ni des victimes, au sens du génocide,
même s’ils ont pu être victimes d’une répression policière au sens «
habituel » du terme.
Pour illustrer cette dernière position, qu’on pourrait qualifier de «
refusant », il faut renvoyer au livre de Sébastien Haffner, « Histoire
d’un allemand ». Il s’agit, comme je l’ai dit, de l’autobiographie d’un
jeune magistrat prussien, happé professionnellement par le nazisme dès
1933, et qui refusera, sans pour autant être « résistant », ni
véritablement victime, de se laisser prendre par cette idéologie et ne
fera donc pas partie des « bourreaux » alors que tout l’y prédestinait.
Au milieu de ces quatre catégories, brutalement découpées dans un réel
infiniment plus complexe, il faut ajouter le vaste monde de tous ceux
qui ne rentrent pas dans ces cadres. Cette typologie sommaire
(bourreaux, victimes, résistants et « refusants ») nous sert cependant
à mieux voir où se porte la fascination. Il faut bien constater qu’elle
se porte essentiellement sur la première catégorie, celle des
bourreaux, qui bénéficient de toute l’attention et de très nombreuses
publications, des plus sérieuses aux plus douteuses.
Que les résistants aient été, en Allemagne, en faible nombre ne change
rien. Par contre, le fait que la plupart d’entre eux l’aient été au nom
d’une vision du monde (pour l’essentiel marxiste) aujourd’hui
considérée comme dépassée et « vaincue par l’histoire », joue sans
doute un rôle dans la relative d’absence de considération (au delà du
discours convenu) dont ils sont aujourd’hui l’objet.
Sauf, pour des raisons aisément compréhensibles, dans certains milieux,
les victimes du génocide ne suscitent guère d’intérêt aujourd’hui,
sinon pour la forme. Une partie d’entre eux (les tsiganes et autres «
gens du voyage ») ont carrément disparu de la mémoire historique en
tant que victimes. Quant aux victimes juives, le fait que leurs
descendants aient été confrontés, à travers les vicissitudes de l’Etat
d’Israël, à une historicité dirimante, a largement conditionné et «
idéologisé » le regard que l’on porte sur elles.
La catégorie des « refusants », quant à elle, n’existe tout simplement
pas. La fascination pour le phénomène global qu’a constitué le nazisme
se réduit donc à la fascination pour les bourreaux. Les phénomènes de
propagande sont en général analysés de leur point de vue.
En somme, nous préférons les bourreaux. Et ce que je veux dire ici est
que, sans l’appui d’un savoir sur ce qui empêche, nous sommes paralysés
pour comprendre ce qui permet.
3 - Comment résiste-t-on à la propagande ?
Me voilà donc au seuil de la question la plus difficile de cette
conférence, et qui est mon troisième point, qu’est-ce qui fait qu’un
refusant est un refusant ? C’est à dire, dans le cas qui nous occupe
ici, comment résiste-t-on à la propagande ?
Il y a sans doute bien des manières d’aborder cette question qui est
d’une très grande complexité. Nous sommes là au cœur d’un enjeu encore
plus fondamental que celui de la violence.
L’une des approches possible consiste à se demander quelle est la
nature de ce dispositif de parole particulier que constitue la
propagande.
Je voudrais souligner deux points qui me paraissent essentiels pour
comprendre, dans cette perspective, la propagande. Le premier est le
lien entre propagande et démocratie, le second est le rapport à la
langue et à la parole qu’implique la propagande. De cette
exploration-là peuvent peut-être naître quelques pistes de réflexion.
J’en proposerai trois, qui me paraissent être précisément trois traits
(j’hésite à parler de compétence, sauf à prendre le terme dans un sens
fondamental) majeurs mis en œuvre par les « refusants » :
• La capacité à maintenir une intériorité forte, comme lieu d’un examen contradictoire des opinions
• Une empathie cognitive pour les thèmes propagandistes
• Un souci de détacher la parole de la langue
Ces trois traits ne constituent pas des pôles de résistances, mais des points d’appui pour un renoncement.
Démocratie et propagande
On entend habituellement dire, depuis une quinzaine d’années, et
notamment depuis la chute du mur de Berlin que la propagande et, d’une
façon générale toutes les formes de manipulation de la parole, sont
finalement l’apanage des régimes « totalitaires ». Les régimes
démocratiques en seraient globalement exempt… parce qu’ils sont
démocratiques. Donc la question serait dépassée.
Ce propos, qui ne s’appuie guère sur des données ou des expériences,
est devenu dominant en France dans les milieux intellectuels et, par
exemple, en sciences de l’information et de la communication. Elle
s’appuie sur un principe optimiste et un raisonnement simpliste : il y
aurait toujours des tentatives de manipulation, en politique ou en
publicité par exemple, mais celle-ci s’échoueraient sur le roc que
constitue désormais la capacité de l’individu à « décoder » les
messages et à en faire une « réception active » intelligente . La
démocratie s’appuyant sur des individus libres et responsables, la
propagande lui est par conséquent totalement étrangère. Démocratie et
propagande n’habitent pas la même planète.
Je voudrais, un peu a contrario, défendre la thèse selon laquelle la
propagande va de pair avec la démocratie. Plus précisément encore, on
peut à mon sens soutenir qu’elle est une invention de la démocratie et
qu’elle lui appartient en propre. La propagande n’a de sens qu’à
l’intérieur d’un cadre qui fait référence à la démocratie.
Mon intention n’est pas évidemment de disqualifier la démocratie, en
lui supposant une face cachée, la propagande, qui lui serait
consubstantielle. Je ne veux pas dire que la propagande, comme
pratique, n’existe qu’en démocratie, mais plutôt que les régimes
totalitaires modernes, en particulier le régime nazi, n’ont jamais pu
se débarrasser complètement de ce que l’on pourrait appeler le «
fantôme démocratique ». C’est pour cette raison qu’il a eu autant
recours à cette violence qu’est la propagande d’État.
L’effet principal de la propagande est de s’opposer au bon
fonctionnement du mécanisme de la libre formation des opinions, si
précieux et si essentiel à la complétude démocratique. Elle recourt
pour cela principalement à une violence indirecte, cachée, hypocrite,
qui est essentiellement une violence séductrice. La propagande est
l’exercice cachée d’une violence dans un monde qui réprouve la violence
explicite. Elle est une violence hypocrite.
C’est pourquoi la forme concrète que prend la propagande est
essentiellement celle de la séduction. La propagande instrumentalise la
séduction et la transforme en une contrainte cachée. C’est précisément
ce que dit Aristote dans les premières pages de sa Rhétorique , qui lui
servent à poser la norme essentielle du débat démocratique : le
renoncement au « plaider hors de la cause » et à l’attitude qui
consiste à « séduire les juges » .
Celle-ci « casse » la protection que constitue l’intériorité, dont j’ai
eu l’occasion par ailleurs de soutenir qu’elle constituait le véritable
espace privé qu’inaugure la démocratie. Techniquement, elle instaure
une « fusion » entre le propagandiste et sa cible.
Le maintien de la barrière que constitue l’intériorité me semble être
au cœur des pratiques des refusants. Ainsi, l’un des refusants de
l’expérience de Milgram, qui n’a d’ailleurs que peu de choses à dire,
répète que « quoiqu’on vous dise et qui qui vous le dise, on ne fait
pas çà à des gens ».
Le deuxième trait de « résistance » est la nécessaire empathie
cognitive pour les thèmes propagandistes. Ce point est sans doute le
plus difficile à appréhender car il est contre intuitif. L’idéal
voudrait que pour se protéger de la propagande on n’en écoute pas les
sirènes, que l’on se bouche les oreilles. On a trop vu des personnes
passer du tout au tout, c’est-à-dire d’une résistance appuyée sur une
fermeture totale, à une acceptation entière, pour ne pas se méfier de
ce mécanisme psychologique de défense assez contre-productif.
Haffner par exemple fait assez clairement l’expérience mentale, par
exemple pendant les stages de nazification auxquels sont soumis les
magistrats dès 1933, de ce que propose le nazisme, y compris dans ce
qu’il a de plus séducteur. C’est en se laissant aller par exemple à la
“camaraderie”, qu’il découvre les étranges mécanismes fusionnels qui se
dissimulent derrière cette évidence relationnelle. Il en conclut de se
méfier, profondément, dans un tel contexte, de la camaraderie : «
pendant la journée, la camaraderie était un bonheur… j’affirme avec
force que c’est précisément ce bonheur, précisément cette camaraderie
qui peut devenir un des plus terribles instruments de la
déshumanisation – et qu’ils le sont devenus dans les mains des nazis…
Ils ont submergés les allemands de cet alcool de la camaraderie… et les
y ont noyés jusqu’au delirium tremens. Partout ils ont transformé les
allemands en camarades – et ils ont, ce faisant, éradiqué quelque chose
d’irremplaçable que le bonheur de la camaraderie est à jamais
impuissant à compenser » Haffner Sebastian (2003) Histoire d’un
Allemand, souvenirs (1914-1933), Babel, Actes sud, page 418
Ne faut-il pas éprouver de l’intérieur, sur un plan affectif ou
cognitif, ce que l’autre pense et vous propose, pour comprendre par
exemple que cette proposition est en fait une imposition déguisée. Pour
comprendre si,et à quel point, on peut soi-même être tenté, dans son
for intérieur, par les propositions que l’on nous fait, via la
propagande.
Reconnaître que l’on porte en soi aussi ce qu’après un débat intérieur
on peut désapprouver, est un élément essentiel qui permet de se tenir à
distance de la propagande. J’ai rencontré cette question en avec force
dans le cadre des ateliers civiques d’argumentation que j’ai créé en
2002 afin de former des personnes qui souhaitaient discuter avec des
électeurs du Front National. Reconnaître ce que l’on avait en soi de ce
que l’on désapprouvait chez l’autre est un pas, pour beaucoup
difficilement franchissable, mais qui souvent était le seul qui
permettait justement une véritable mise à distance.
J’ai bien conscience, en disant cela, de la difficulté d’une telle
attitude engendre. Il ne faut bien sûr pas sous-estimer les effets de
submersion par la propagande, surtout quand celle-ci s’accompagne d’une
coercition physique comme c’est le cas dans le nazisme. C’est de cela
d’ailleurs que Victor Klemperer nous parle et ce n’est pas parce que
son métier était d’être philologue, que sa démarche d’analyse et
d’intériorisation discutante des nouveaux sens dont la langue nazie
affublait les mots, que ce mécanisme de résistance n’est pas
généralisable à tous.
Le troisième point de résistance, il vaudrait mieux parler ici de «
renonçance », tient à la capacité de distinguer entre la parole et la
langue. La propagande n’écrase-t-elle pas les deux niveaux ? N’est-elle
pas une tentative d’enfermer la parole dans la langue, dans une langue
du coup au service du pouvoir ? Il nous faut donc revenir à la question
de la parole des bourreaux, des propagandistes, pour comprendre comment
en sortir.
Hannah Arendt, on s’en souvient, a pris cette question à bras le corps,
au risque, immense de mal de faire comprendre. Ce qu’elle dit
d’Eichmann est pourtant essentiel pour ce qui nous concerne. A ce point
précis, il faudrait revenir sur l’histoire désolante de cette notion de
« banalité du Mal » dont on sait qu’elle a été inventée par Hannah
Arendt, dans son compte-rendu du procès d’Adolf Eichmann. La réception
du terme l’a considérablement déformé. Arendt, et elle s’en explique,
n’a jamais voulu dire qu’Eichmann était comme chacun d’entre nous et
qu’à sa place chacun d’entre nous aurait fait pareil : « avec la
meilleure volonté du monde on ne parvient pas à découvrir en Eichmann
la moindre profondeur diabolique ou démoniaque. Mais cela ne revient
pas à en faire un phénomène ordinaire ». Fort à propos, il n’y a donc,
chez Arendt, ni monstre, ni banalité, ni figure du Mal. Elle insiste
simplement, mais cette simplicité est essentielle, et cela fait lien
directement avec la problématique initiée par Victor Klemperer, sur le
rapport qu’Eichmann, comme nazi type, entretient avec la langue. Tout
au long du procès elle souligne à quel point celui-ci se grise des
formules toute faites, la plupart du temps emphatiques, dans le plus
pur style nazi, qu’il interpose entre lui et le réel.
La citation d’Arendt que je viens de faire continue ainsi : « Il n’est
pas donné à tout le monde de ne pouvoir évoquer, en montant sur
l’échafaud, que les phrases toutes faites que l’on prononce à tous les
enterrements; il n’est pas donné à tout le monde d’oublier sa propre
mort au son de ces paroles élevées [le ton ici est évidemment
ironique]. Que l’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce
point privé de pensée (et Arendt fait ici écho à une phrase qu’elle
écrit une page en arrière où elle dit d’Eichmann que « simplement il ne
s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait »); et elle continue
ainsi : que cela puisse faire plus de mal que tous les instinct
destructeurs réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme – voilà une
des leçons que l’on pouvait tirer du procès de Jérusalem . »
Voilà d’ailleurs ce qui manque radicalement au personnage central de
Littell. Cet immense monologue intérieur de 894 pages entretient, comme
le dit l’historien franco-allemand Peter Schötter un « rapport
parfaitement abstrait à la langue et à la culture allemande, voire à la
mentalité nazie ».
Le nazisme n’est pas simplement une perversion du langage, celle que
nous détaille Klemperer, mais une perversion de notre rapport au
langage, comme le montre bien Arendt, dans le cas d’un Eichmann, qui
n’est plus l’auteur d’une parole qui se débat avec la langue, au sens
que lui donnerait George Gusdorf , mais simplement l’acteur passif
d’une langue qui le fait pourtant agir. Il est l’interprète d’une
langue qui parle pour lui. Le nazisme, c’est peut-être d’abord
l’invention d’une langue qui parle à la place des gens, qui colonise le
lieu commun et fait du lieu commun le centre de la langue.
C’est la grande leçon de l’anthropologie que de nous rappeler, comme le
fait Jack Goody , à propos de la représentation, la permanence d’une
interrogation radicale, au sein de toutes les cultures, qui évite
d’écraser le représenté sous la représentation, la parole sous la
langue. La propagande pratique cet écrasement à des doses parfois
mortelles, là où le monothéisme, à sa manière, a fait une loi
fondamentale de cette mise à distance salvatrice.
C’est pourquoi le maintien de la conscience d’un écart entre la parole
et la langue qui la représente et la médiatise est essentiel, même
lorsque la langue n’est pas propagandiste. A moins, à moins, et je
terminerais sur cette interrogation, que toute langue, si on ne la
tient pas à distance de la parole, ne soit pas par essence
propagandiste.
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