Les implications de la gestion du savoir : En prenant la place jadis tenue par la terre ou l'énergie, le savoir bouleverse la donne. L'exercice du pouvoir par la rétention d'information ou la relation entre le salarié/entreprise connaissent une mutatio

Par Levidepoches


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La cause est entendue : la gestion du savoir - ou son équivalent en anglais, « knowledge management », qui a le mérite de sonner moderne - est à la mode. Qui souhaiterait lancer aujourd'hui un moteur de recherche sur « knowledge management » serait dans l'incapacité de trier les références obtenues (pages en français sur le moteur www.voilà.fr), comme si tout relevait aujourd'hui du knowledge management. Victime de son succès, l'expression « gestion du savoir » abrite aussi bien ce qui relève de la gestion des données, des systèmes informatiques, etc. Alors, diront les esprits narquois, encore un thème à la mode qui subira le même sort que la direction par objectifs dans les années 60, l'enrichissement des tâches dans les années 70, le manager minute dans les années 80 ou le reengineering dans les années 90 ? Est-il urgent d'attendre la prochaine décennie pour la prochaine mode ? Pas si sûr. Il me semble que cette mode risque de durer... longtemps, dans la mesure où nous sommes en train de vivre un phénomène de fond qui vient structurer différemment nos économies, ce qui a des implications profondes sur le management des entreprises.

Tout d'abord, il faut prendre conscience que ce qui produit la richesse des nations, pour parler comme Adam Smith, est en train de changer. Le savoir prend la place tenue autrefois par la terre, puis, au début de ce siècle, par l'énergie. Nous sommes en train de vivre une transformation de nos économies d'une amplitude sans précédent. L'homme considéré comme le plus riche de la planète, Bill Gates, n'a pas construit sa richesse en pressant l'éponge pétrolière du Texas, mais sur ses idées. Pour faire court, on pourrait résumer cette transformation en soulignant que le savoir devient l'élément principal de ces économies, et son mode de production, l'apprentissage. Pour utiliser une métaphore, on pourrait dire que le savoir devient l'équivalent de ce qu'était la machine-outil pour les industries du début du siècle.

Au niveau des entreprises, le savoir deviendrait matrice de l'organisation, et l'apprentissage, son mode de construction. On parle de « knowledge based economy » pour caractériser la part croissante de l'intangible dans la valeur des produits. On parle également d'économie « sans poids ». Ces économies sans poids sont des économies où la transformation physique de la matière n'apparaît plus : une marque commerciale, une police d'assurance, un morceau de logiciel, le décryptage d'un code génétique, un film, tout cela ne pèse pas, mais produit une valorisation économique largement supérieure aux tonnages de ciment ou d'acier (que l'on compare le chiffre d'affaire du film « Titanic » à celui d'une entreprise métallurgique).

Evidemment, cela ne veut pas dire pour autant que les industries dites « à cheminée d'usine » (« smokestack industries ») ont disparu. Elles ont su se transformer en opérant de gigantesques gains de productivité : c'est le cas de l'acier, qui a su survivre en intégrant les technologies de l'information ; c'est aussi le cas de l'industrie automobile, qui a su complètement redéfinir son mode de production.

La mentalité dite « move the metal » qui consistait, pour chaque poste de travail amont, à « bouger la ferraille » vers l'aval a fait place à une mentalité où l'on pense à l'envers, comme surent le faire les Japonais. L'aval informe, c'est-à-dire donne forme à l'amont. Allant sur place pour observer leur façon de faire des voitures, les constructeurs automobiles américains et européens sont inquiets et un peu déboussolés quant à l'idée de perdre leurs repères tayloriens. Ils reviennent du Japon soulagés, abandonnant l'explication exclusivement « culturelle ». Les Japonais leur disent simplement leur souci de faire circuler en permanence les connaissances implicites, leur refus d'isoler et de récompenser des individus, mais plutôt de favoriser l'échange entre les personnes (jeunes et vieux) et de relier en permanence savoir et action au travers des groupes de projet. Nous voilà plongés du même coup dans le champ d'une gestion du savoir que l'on peut qualifier d'implicite. Les industriels comprennent alors que les gains se sont cachés dans des mécanismes invisibles, subtils. Citons-en quelques-uns pour mieux définir ce que recouvre la gestion du savoir tacite : la façon de coordonner les activités autrement que par des procédures et des règles formelles, la capacité de réagir vite et à tous les niveaux en acceptant de partager l'information, la volonté de préserver en permanence une mémoire collective en favorisant l'échange quant aux façons de faire. Résumons-nous : le fait de favoriser les communications implicites entre les personnes (sous toutes les formes), le fait de favoriser les innovations peu flamboyantes qui développent l'apprentissage collectif, voilà des recettes qui sont finalement assez simples à énoncer. « Mais on sait bien tout cela ! » pourrait nous faire remarquer un lecteur ravi qui, finalement, pratiquerait le knowledge management sans le savoir.

Privilégier l'intangible

Tout le problème consiste précisément à traduire dans les faits, et non dans les séminaires, cette prise de conscience, et cela tous les jours et à tous les niveaux de l'entreprise. Cela consiste à protéger le savoir tacite comme source de création de richesse. Nous parlons ici du savoir comme une ressource intangible, et c'est précisément là le problème, dans la mesure où cette ressource ne peut pas être allouée selon des buts et des objectifs précisément définis. Le savoir circule dans la tête des salariés qui travaillent sur un même projet, qui discutent ensemble de leur pratique et qui échangent leurs émotions, leurs perceptions... Bref, je ne fais que décrire cette fameuse et mystérieuse « mayonnaise » qui va faire l'échec ou le succès d'un groupe qui travaille sur temps long et garanti, et dont les membres se sentent solidairement responsables de la sortie d'un produit (un rapport, une recommandation, un cahier des charges, un procédé, une application nouvelle...). Disant cela, on pourrait dire aujourd'hui que toutes les entreprises françaises privilégient les groupes de travail et que, finalement, il n'y a rien de nouveau sous le soleil.

C'est ne pas comprendre qu'il faut tirer jusqu'au bout les conséquences d'une telle démarche privilégiant l'intangible : favoriser l'autonomie (opérationnelle, financière) d'un groupe qui travaille sur un projet et le placer pendant un temps défini (pouvant aller jusqu'à un an ou plus) hors hiérarchie, veiller à ce que les espaces physiques favorisent le partage des informations, ne pas tuer les idées naissantes sous couvert de réunions de créativité qui ne sont que des caricatures de réunions où le cerveau ne risque pas d'être secoué par une tornade, protéger le groupe contre toutes les pressions. C'est cette humilité à admettre l'incapacité à vouloir tout codifier tout en favorisant l'expression individuelle et collective qui fait toute la difficulté de l'affaire. Dans les entreprises, les pratiques se savent mais ne se disent pas (« Il fallait m'en parler, je t'aurais dit ce que je savais sur ce projet »). Comme on aime le faire remarquer chez Hewlett Packard, qui est loin d'être à la traîne en matière de knowledge management : « Ah! si HP savait tout ce que HP sait ! »

Dans les entreprises qui sont encore mécanistes, c'est-à-dire des entreprises ordonnées à l'image d'un jardin à la française, cette gestion du savoir va s'avérer difficile dans la mesure où l'on privilégie la codification et la standardisation (manuels, procédures, organigrammes...). La gestion du savoir sera certes introduite mais vite transformée en outil. Le jeu du « faire semblant » sera pratiqué - souvent avec talent - par ceux qui préfèrent les mots aux choses.

Le fait que le savoir tacite, celui qui est difficile à codifier, doit être préservé, voire volontairement cultivé, a des conséquences profondes sur le management des entreprises. Dans le cadre de cet article, j'en prendrais seulement deux, l'une touchant à la relation que le salarié entretient avec son entreprise, l'autre mettant en cause l'exercice du pouvoir par la rétention de l'information.

Dans une économie du savoir, il faut bien comprendre que celui-ci n'est pas un produit comme un autre. Lorsque vous donnez une tablette de chocolat à quelqu'un, vous ne l'avez plus. Rien de tel avec le savoir : ce que je sais, je peux le transmettre (en écrivant par exemple cet article), mais je n'ai pas perdu ce que je sais pour autant. Autrefois, les entreprises étaient propriétaires des outils que les salariés utilisaient selon des procédures prescrites pour exécuter un travail précisément défini. La situation aujourd'hui est complètement différente, dans la mesure où la nature du travail a changé et aussi les attentes de l'entreprise.

De plus en plus d'entreprises exigent des salariés de la responsabilisation, de l'implication. L'éloge de l'incertitude et du paradoxe va de pair avec la capacité des salariés à prendre des initiatives ou, comme disent mes étudiants, d'« assurer ». Peut-on dire que les entreprises sont propriétaires du savoir que leurs ingénieurs mobilisent dans leurs têtes en faisant du jogging pour imaginer un produit nouveau à mettre le plus rapidement possible sur le marché ? Que faire lorsqu'un ingénieur quitte « armes et bagages » une entreprise pour une autre (pas forcement concurrente) avec son savoir en poche ? Avant, on déposait son outil, maintenant il est difficile de déposer son savoir.

C'est tout le lien de la firme avec le salarié qui est en train de changer, dans la mesure où ce dernier construit son autonomie professionnelle dans l'entreprise tout en pouvant la valoriser en dehors. Comment va réagir l'entreprise pour redéfinir les droits de propriété intellectuelle ? Comment va-t-elle redéfinir son lien avec des salariés de plus en plus dubitatifs quant au discours managérial sur la loyauté ? Ce sont les entreprises de consultants, les plus exposées à ces questions, qui ont su, les premières, trouver des réponses en mettant en place des outils qui permettent de gérer un véritable portefeuille des savoir-faire de leurs consultants qui acceptent les règles du jeu de carrières fortement différenciées (ceux qui restent, ceux qui partent).

Le deuxième exemple, celui du partage de l'information comme condition requise de l'apprentissage organisationnel, prend à contrepied les canons du management classique. Cette question du partage, de la mise en commun des pratiques, est au centre de la gestion du savoir. Là encore, les barrières vont se dresser dans les organisations qui peuvent être qualifiées de « bureaucratiques ». Là, on y on observe des réunions à comprendre comme des cérémonials dont le but est de mettre en espace les statuts hiérarchiques ou professionnels et non pas le partage de savoir. La réunion, pourtant l'outil de coordination par excellence, n'est pas un lieu de travail : très souvent, celui qui sait est bien souvent celui qui se tait. Rien de tel dans les entreprises qui pratiquent consciemment une gestion du savoir tacite et pour lesquelles celui qui sait doit partager ce qu'il sait avec d'autres, faire circuler librement et sans craintes ses façons d'approcher les problèmes, rendre compte des erreurs et des succès de tel ou tel projet et les garder en mémoire pour en tirer des leçons pour résoudre d'autres problèmes à venir.

Encore une fois, les principes pour faire en sorte que la création de savoir soit possible dans les entreprises sont finalement simples à énoncer. Les entreprises pour lesquelles l'innovation est une question de survie ont bien compris l'enjeu et n'hésitent à soigner particulièrement les facteurs d'émergence de ce savoir tacite tels que le temps (se protéger de la pression, varier les rythmes de travail) et l'espace (favoriser le partage par des architectures nouvelles). Pour aller jusqu'au bout de la démarche, il y a décidément du pain sur la planche.
Jean-Michel Saussois

Jean-Michel Saussois est professeur au département « stratégie, hommes et organisation » du Groupe ESCP.
Il coordonne les enseignements d'organisation et de management et dirige un programme de management public.
Il travaille actuellement avec le centre de recherche sur l'éducation de l'OCDE (Ceri-OCDE) sur le management du savoir dans les économies apprenantes (rapport OCDE à paraître en février 2000).

http://www.lesechos.fr/formations/manag_info/articles/article_6_6.htm