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Carnets de JLK

  • Fêtes et défaites

     

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    (En souvenir de mon grand frère)

     

    J’ai pris par l’ancien raccourci

    qui du ciel au lac

    serpente entre les vignes,

    et mon sac ne pesait rien ;

    à treize ans ce n’est pas toi

    qui ne fait pas le poids:

    tout insigne que tu paraisses,

    tu porterais ton frère

    dans la sente aux vipères…

     

    Tu te rappelles tout ça

    comme l’été revient:

    vous étiez si légers là-bas,

    le museau taché de raisin,

    les bras ouverts comme des ailes,

    cette autre année où deux garçons

    vous étiez si sereins,

    comme des dieux en caleçons

    sur les rochers soleilleux…

     

    La vie sépare même les frères,

    et tu le vois ce soir :

    tu vois tout ça comme en miroir :

    l’eau tout en bas et dans ses moires

    les reflets de vos corps

    en étoiles qui flottent

    immobiles et sans voiles

    dans la lumière idiote -

    tant d’étés avant le dernier plongeon

    de ton frère indocile

    croyant se la jouer saumon…

  • Révérence à Vargas Llosa (1936-2025)

     
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    Quelques lectures et un entretien.
    Il fut, avec Gabriel Garcia Marquez, le dernier Grand de la littérature latino-américaine contemporaine. Le Péruvien Mario Varga Llosa est mort le 13 mars 2025, à Lima, dans sa 89e année. Son oeuvre, couronnée par le Prix Nobel de littérature en 2010, lui survivra sans doute comme celle d'un romancier au grand souffle épique et profondément impliqué dans la vie réelle, où il intervint au plus haut niveau de la vie politique de son pays...
    Retour sur son livre le plus autobiographique, Le Poisson dans l'eau, à propos duquel je l'avais rencontré à Paris en 1995.
     
    Vargas Llosa dans l’arène
     
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    Dans ses Mémoires que traverse un souffle épique, le romancier péruvien alterne les chapitres de son autobiographie et ceux du récit de sa campagne présidentielle de 1990. Rencontre à Paris, en mars 1995.
    S’il est de nombreux écrivains à s’être engagés politiquement en ce siècle, pour le meilleur et parfois le pire, ceux qui ont réellement été amenés à exercer le pouvoir sont rares.
    Deux exemples à l’Est: le romancier serbe Dobrica Cosic, sacré «père de la nation» mais finalement écarté de la présidence par Slobodan Milosevic, et le dramaturge tchèque Vaclav Havel assumant, en homme providentiel, un pouvoir effectif.
    À ces deux cas faillit s’ajouter celui de Mario Vargas Llosa, romancier péruvien de renom mondial passé de la gauche bon teint à un libéralisme éclairé au nom duquel, de 1987 à 1990, il se laissa convaincre d’entrer dans l’arène (il avait déjà refusé un portefeuille de premier ministre à Fernando Belaunde dans les années 1980) sous la pression d’un véritable mouvement populaire.
    C’est de cette aventure marquée par la «sale guerre» finale dont profita l’obscur Alberto Fujimori, lequel n’eut de cesse de récupérer les thèmes de son adversaire, que Mario Vargas Llosa fait le récit et le bilan dans Le Poisson dans l’Eau, où il entremêle le récit de son apprentissage de la vie et la relation des tenants et aboutissants de sa campagne présidentielle.
     
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    Entretien, à Paris, en 1995.
    — Vous parlez du ressentiment comme d’une véritable «maladie nationale». Qu’est-ce à dire, plus précisément?
    — C’est un phénomène courant en Amérique latine et dans tous les pays du tiers monde, mais il est particulièrement marqué dans la société péruvienne où les disparités entre riches et pauvres sont énormes. A cette opposition s’ajoutent de multiples facteurs culturels de division liés à une quantité d’ethnies mal intégrées et au faible niveau intellectuel de la classe aisée. Je cite en outre le profond ressentiment de mon père à l’égard de ma famille maternelle cultivée et tournée vers l’Europe. A ses yeux, être écrivain ou «pédé» revenait à peu près au même...
    — Vous affirmez que c’est par «devoir moral» que vous vous êtes lancé dans la bataille présidentielle. Mais le goût de l’aventure, ou du pouvoir, n’a-t-il pas aussi joué son rôle?
    — Si je suis devenu romancier, c’est certainement pour accomplir, par compensation, mon rêve d’enfant d’être un aventurier, et ma femme, qui a beaucoup fait pour me dissuader de me lancer dans le combat politique, pense elle aussi que c’est par goût de l’aventure que j’ai sacrifié trois ans de ma vie d’écrivain. Quant au pouvoir, je ne le briguais pas par intérêt personnel mais pour aider mon pays. Mon regret n’est pas d’avoir échoué à titre individuel, mais de voir une fois de plus l’arbitraire triompher. J’étais content de voir M. Fujimori, parti sans programme, se rallier à mes positions visant à libéraliser l’économie, réduire l’inflation et lutter contre le terrorisme, et c’est pourquoi je me suis tenu sur la réserve. Il a fallu que la démocratie fût sacrifiée pour que je revienne à la charge en avril 1992.
    — Quel bilan tirez-vous de cette expérience?
    — Si je suis amer en ce qui concerne mon pays, l’enrichissement que j’en ai tiré du point de vue de la connaissance des hommes est considérable. J’y ai appris que la politique est une pratique, ou plus exactement une technique très spécifique, qui n’a rien à voir avec ce qu’imaginent la plupart des intellectuels. Je n’ai certes jamais été un idéologue en chambre, et je ne débarquais pas dans le monde politique en naïf ou en irresponsable. Sartre, que j’ai passionnément admiré, et beaucoup d’intellectuels de ce siècle, ont été d’une incroyable et complaisante naïveté à l’égard de la politique. Cela étant, je ne m’attendais pas à ce qu’une campagne électorale donne lieu à une guerre si sale.
    — Votre retrait de la scène politique est-il définitif?
    — Irrévocable! Mais notez que rien n’est changé quant à mon engagement. J’ai toujours pensé que le rôle de l’écrivain était d’exercer une résistance au pouvoir. Ma position par rapport à l’injustice n’a jamais varié. En préservant ma liberté — d’où ma distance par rapport au communisme — je n’ai cessé d’intervenir publiquement contre les dictatures de droite et de gauche. Cela m’a valu l’opprobre de maints «idiots utiles», et j’ai même été la cible des terroristes. Or je poursuivrai, parallèlement à mon travail de romancier, cette lutte «contre vents et marées» ...
     
    Le roman d’une vie
    Il y a quelque chose d’un éternel ardent gamin rêvant d’îles à trésors chez Mario Vargas Llosa, et le double récit de sa jeunesse ardente, marquant plusieurs de ses livres de violence et passion (de La Ville et les Chiens à La Tante Julie et le Scribouillard) et de sa course à la présidence du Pérou ont un même panache de roman picaresque.
    Ce n’est pas, pour autant, que l’auteur sacrifie au goût de l’anecdote. De son propre dire, son dessein initial était de témoigner, avec le recul, de ce qu’il a vécu sur la scène politique. Ensuite seulement lui est apparu la nécessité de situer son action par rapport à ses origines et son éducation, les relations conflictuelles l’opposant à son père, son initiation sentimentale et politique et sa traversée de la société péruvienne.
    A la puissance d’évocation retrouvée de La Maison verte ou de Conversation à «La Cathédrale», Mario Vargas Llosa allie en ces pages le vaste savoir de l’homme de culture décidé à en remontrer à son paternel «philistin» et l’intelligence pénétrante et mobile d’un intellectuel de premier plan, qui ne s’est jamais contenté de regarder le monde du haut de sa tour d’ivoire sans se faire jamais non plus au cynisme de ce qu’on dit la realpolitik...
     
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    À propos de La Fête au bouc
    «Bon, la politique, c'est ça, c'est marcher sur des cadavres», remarque l'un des personnages de La fête au bouc, et sans doute l'observation est-elle fondée pour ce qui concerne le règne de Son Excellence le docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina, dit aussi le Chef, le Généralissime, le Bienfaiteur, le Père de la Nouvelle Patrie, qui régna sur la République dominicaine trente ans durant avant d'être abattu dans sa voiture en mai 1961 par des conjurés, dont plusieurs avaient été auparavant des «trujillistes» convaincus.
    C'est que Trujillo, longtemps allié privilégié des Américains, décoré par le pape Pie XII et considéré comme un héraut de l'anticommunisme, pouvait s'enorgueillir aussi d'avoir fait de son pays une nation moderne, dotée d'une armée forte. Passé maître dans l'art de donner leur chance aux plus capables afin de mieux les soumettre, il s'était également fait aimer de son peuple en grand démagogue paternaliste qui multipliait, par exemple, les parrainages personnels assortis de sommes rondelettes.
    Cela étant, la corruption et la férocité du régime se faisant de plus en plus criants, il fut l'objet d'un premier complot en juin 1959 et, en janvier 1960, d'une mise en accusation publique courageuse de la part de l'épiscopat dominicain. Or, c'est un an après que nous allons vivre sa dernière journée sous la plume de Mario Vargas Llosa, lequel décrira en même temps la préparation de l'attentat, les coulisses du régime et l'histoire, vécue par de multiples personnages, de cette dictature fondée sur la compromission de toute une société.
    Le règne de Trujillo, sa personnalité singulière de Titan du travail obsédé par l'hygiène et la bonne tenue vestimentaire, son fascinant regard d'iguane et sa voix de fausset, ses frasques de macho exerçant son droit de cuissage sur les femmes de ses ministres, les scandales provoqués par son fils débauché dans la jet set internationale, les millions planqués par son clan dans les banques suisses, la corruption de sa justice et la brutalité de sa police - toutes ces composantes de son régime ubuesque ont fait l'objet, déjà, d'ouvrages documentés. A cette base sûre et solide, le romancier ajoute ni plus ni moins que la vie et ses innombrables détails, la vie et ses petites misères (le tyran se compisse par faiblesse prostatique, et cela le mine...), la vie sur cette terre sensuelle de la Caraïbe et la vie dans le temps. Avec un art consommé, Vargas Llosa raconte ainsi, dans le même mouvement puissant, le présent du dictateur, l'évolution passée du régime et ce qui se passa après son exécution.
    Le roman commence, en effet, avec l'arrivée à Saint-Domingue, trente-cinq ans après la mort de Trujillo, de l'avocate Urania Cabral, fille d'un ministre du tyran qui ne s'est jamais expliqué la soumission de son père. Retrouvant celui-ci à l'état d'impotent à peine conscient, elle replonge dans ces années de honte sur lesquelles elle n'a cessé de se documenter après son exil prolongé aux Etats-Unis. En alternance avec ce récit d'une femme généreuse mais durcie par l'épreuve, qui vit ces retrouvailles comme une expiation et produit une sorte de vision cavalière de l'histoire écoulée, le romancier nous fait retrouver au présent, et comme pris dans la tenaille de la même journée, le tyran levé avant l'aube et les conjurés attendant le même soir l'arrivée de sa Chevrolet dans leur guet-apens.
    Au premier regard du matin, frais comme un gardon, et malgré le mépris humain que trahissent ses pensées, Trujillo n'a rien d'un monstre. Est-ce bien cet élève policé des marines américains qui fait jeter ses opposants aux requins du haut de falaises ou d'hélicos? Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'il est bien moins dégoûtant que les exécuteurs de ses oeuvres plus ou moins basses, tel le sinistre colonel Johnny Abbes Garcia, chef du Service d'intelligence militaire (sic), passé du journalisme à la délation et de la torture sadique aux exécutions; tel aussi le juriste expert Henry Chirinos, surnommé «l'ordure incarnée» par son maître, ou «l'ivrogne constitutionnaliste», qui n'a pas son pareil pour donner «une apparence de force juridique aux décisions les plus arbitraires de l'Exécutif» et qu'Urania Cabral, des années après l'assassinat de Trujillo, retrouvera à Washington.
    Au-delà de l'histoire particulière de cette dictature bananière, le roman de Mario Vargas Llosa aborde la question du consentement qui se rapporte à bien d'autres régimes de même nature, qu'il s'agisse de l'Allemagne nazie ou de la Roumanie de Ceausescu, notamment. Loin de le traiter en idéologue, le romancier module ce thème en racontant, dans l'atmosphère tendue de la planque, les destinées des quatre conjurés principaux. Pourquoi le plus jeune d'entre eux, le brillant lieutenant Amado Garcia Guerrero, qui fait partie de la garde personnelle de Trujillo, a-t-il juré la mort de celui-ci? Parce que sa loyauté a été éprouvée au prix d'une exécution forcée qu'il ne pourra jamais se pardonner. De la même façon, tous ses compagnons ont été «mouillés», à un moment donné de leur vie, par un régime jouant systématiquement sur le chantage au consentement.
    On pense évidemment, en lisant La fête au bouc, au portrait d'un dictateur brossé naguère par Gabriel Garcia Marquez dans L'automne du patriarche. De celui-ci, le nouveau roman de Mario Vargas Llosa n'a peut-être pas la somptuosité baroque, alors qu'il nous semble aller beaucoup plus loin dans la ressaisie romanesque des tenants et des aboutissants personnels et collectifs d'une tragédie politique aux résonances universelles.
    Mario Vargas Llosa. Le Poisson dans l’Eau. Traduit (excellemment) de l’espagnol par Albert Bensoussan. Gallimard, coll. Du monde entier, 505 pages.
    Mario Vargas Llosa. La fête au bouc. Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan. Gallimard, Coll. Du Monde Entier, 604 pp.
     
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    BIO EXPRESS
    Mario Vargas Llosa est né en 1936 dans le sud péruvien, à Arequipa. Enfance marquée par l’autoritarisme du père et la discipline du collège militaire. Journaliste ès faits divers à 16 ans, il étudie ensuite à Lima. Prise de conscience politique. Début des activités littéraires. Sa nouvelle Leonidas, primée à Paris, lui vaut son premier voyage en Europe en 1957. Son premier recueil de nouvelles, Les Caïds, paraît en 1959. Suivront une vingtaine d’ouvrages, romans essais, pièces de théâtre, traduits chez Gallimard. Rompt en 1971 avec la révolution cubaine. Fonde le mouvement Liberté en 1987. Le prestigieux Prix Cervantès lui a été décerné en 1994. Le Prix Nobel de littérature lui a été décerné en 2010.
    A consulter aussi: les Entretiens avec Ricardo A. Setti, chez Belfond.

  • La cueilleuse d’yeux bleus

     


    littérature

    Elle fait tous les marchés où se retrouvent les jeunes paysans aux pommettes roses et les journaliers en quête d’ouvrage.

    Elle les cueille du regard et la transaction se fait à l’ordinaire dans l’heure qui suit. Mais l’accord n’est possible qu’à certaines conditions physiques précises excluant les Nordiques et les Américains de souche allemande.

    Il les lui faut glabres et d’un métal tranchant, la barbe de jais quand elle pousse et le front de celui qui pense avec le corps - il est exceptionnel qu’elle ait cueilli des yeux bleus d’intellectuels, sauf durant ses années d’Argentine les étudiants lettrés qui fréquentaient la maison de Lady Ocampo. Il les lui faut baraqués et doux, le bleu d’autant plus émouvant qu’ils sont vigoureux. Il les lui faut clairs et brumeux, le bleu liquide s’ils sont d’airain et le bleu diamant si l’anima prime en eux. C’est presque à fleur de peau qu’elle décide, mais nul d’entre ceux qu’elle a choisis ne l’a jamais repoussée.

    Cette manie les fascine à vrai dire chez une femme qui ne devrait être qu’un objet de convoitise. L’idée qu’elle soit demandeuse les sidère. Certains éclatent de rire lorsqu’elle leur fait sa proposition. Elle a remarqué qu’une certaine caresse leur attendrissait le regard sur la photo, pourtant elle évite de passer pour une fille facile aux yeux des plus sévères, pas toujours les moins intéressants.

  • Nuages de beau

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    Les forêts s’en vont en fumées,
    on voit passer des Îles,
    des visages dans les nuées
    se forment et défilent…
     
    J’aimais quand tu levais les yeux ,
    tes yeux couleur de ciel,
    j’aimais le bleu de tes prunelles
    comme un reflet des cieux…
     
    Parfois aussi sous les ondées,
    nous tenant par la main ,
    nous nous surprenions à parler
    comme au fond d’un jardin …
     
    Nous survive la rêverie,
    vous souviennent les jours,
    les inspirent ces fantaisies
    de ce qu’on dit l’amour …
     
    Peinture: Constable.

  • Les chagrins éperdus

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    J’ai vu la vie se retirer
    comme le jour, le soir,
    et comme on pleure dans le noir
    sans oser le montrer,
    j’essayais de prier
    ou plutôt de ne pas crier
    - question de dignité :
    à côté de qui meurt
    on doit rester bien cravaté…
     
    Quant aux mots les plus adéquats,
    je ne vous dit que ça:
    soyez léger, trouvez un air,
    comme sait en trouver le trouvère,
    ou ne parlez que de vos yeux -
    le silence est un autre aveu;
    je ne sais pas, et d’ailleurs
    que dire à l’heure qui délire ?
     
    Enfin s’agissant des honneurs,
    on les rendra plus tard,
    en invoquant Notre Seigneur,
    debout au garde-à-vous;
    tout va pour le reste en compost,
    afin de recycler,
    nos sûres potentialités -
    telle étant la riposte
    à ces sentimentalités…
     
    Tu te disais mal entendue:
    on ne t’écoutait pas:
    une âme ne pense pas,
    disais-tu qu’on disait…
     
    Je ne sais pas où est ta tombe,
    au ciel ou dans la cendre,
    le ciel est dur, tendre est la terre -
    l’âme perdue n’est que misère…
     
    Peinture: Rober Indermaur

  • Cruelle poésie

     
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    (En mémoire de Vitalie Rimbaud)
     
    Plus vous croirez le ligoter,
    plus il s’échappera,
    plus vous le clouerez aux mots,
    plus il déliera,
    en renversant la table,
    la folle fugue des vocables;
    plus vous lui rappelez Raison ,
    plus il répond: Saisons,
    et c’est alors un quatuor
    qu’il fait sonner léger au clavecin
    levant aux prés le sacre du matin…
     
    Sur la photo là-bas l’enfant,
    ne semble pas content:
    il n’a pas l’air d’aimer poser
    comme les collégiens,
    souriants philistins
    aux destinées de pharmaciens;
    il se sait seul quand ils sont tous…
     
    La mère sévère en attendant
    s’inquiète en grand tourment
    de voir déferler le ravage
    sous le front du sauvage
    défiant Dieu contre l’usage;
    il y a de quoi s’enrager,
    à voir le père absent
    inspirer ainsi l’innocent…
    Vitalie au sort si cruel
    se fait baiser à vie
    par le démon de poésie,
    mais jamais elle ne fermera
    sa porte au scélérat
    qu’elle aimera plus que sa vie -
    l’eau claire et l’ortie des mots
    soient maudites et bénies …

  • Ceux qui voient quelqu'un

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    Celui qui ne la sentait pas venir / Celle qui va à gauche avec un mec du centre droite / Ceux qui se demandent si elles s’en doutent / Celui qui se sent ce matin tout chaud lapin / Celle que sa nouvelle eau de toilette a amenée à se questionner / Ceux qui parlent d’un nouveau potentiel / Celuiqui défie ses cinquante balais / Celle qui ne regrettera pas sa moustache à la Nietzsche / Ceux qui voient double sans l’annoncer à la troisième / Celui qui estime que le harem est une solution à l’amiable intéressante / Celle qui se verrait bien en odalisque préférée du sultan de l’Entreprise open minded / Ceux qui se demandent carrément : et maintenant on fait quoi / Celui qui pense déjà à ce qu’il va emporter genre le nouvel écran plasma / Celle qui zappera la garde de l’enfant s’il lui laisse Iago le doberman / Ceux qui feront étage séparé dans la Villa Nous Deux / Celui qui voit une malvoyante plus sensible à la poésie que Maryvonne / Celle qui affirme que pour que les mecs changent faudrait qu’ils soient différents / Ceux qui prennent sur eux en comptant sur elles / Celles qui prennent sur elles sans se faire trop d’illusions sur eux / Celui qui s’énerve quand ils lui demandent pourquoi Maryvonne les évite / Ceux qui découvrent de nouvelles qualités à leur beaux-parents / Celui dont le beau-père a passé deux fois par là / Celle qui fait celle qui n’a pas compris pour avoir la paix / Ceux qui n’en font pas le début d’un narratif / Celui qui se confesse au père Dominique dont il sait les préférences mais s’ils font ça entre eux ça lui va / Celle qui fait un transfert imprévu sur son avocat réellement sexy / Ceux qui restent fidèles et donc pas de souci « ma fi », etc.

  • Lorsque les mains écoutent

     
     
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    Ils en auront beaucoup parlé :
    noirci d’entiers camions
    de papier à conditionner;
    Maître Merleau jusqu’au Japon
    a sondé la question :
    revenons aux fondamentaux,
    dit-il d’un ton sérieux
    aux Nippons scrupuleux ;
    et la sonate de Vinteuil
    au seuil d’une autre nuit
    module cette mélodie
    oublieuse du deuil
    d’un luthier rêvant d’infini…
     
    Chacun sait ce que son autre main
    ignore si l’autre dort:
    la main du peintre est ingénue
    quand l’autre reste nue,
    alors que le corps sans voix
    repose comme un seul
    aux seuil des eaux à mille morts;
    et deux mains à la nage
    feront le geste de prier
    ou d’écarter les ailes
    les appelant à s’envoler
    dans le ciel inversé…
     
    Le tangible n’a pas tout dit,
    murmure la geisha
    que la lecture délivre
    quand les mains nouées un peu lasses
    se délassent des corps,
    et la diva sans vanité
    tout à l’aria du seul toucher,
    se laisse aller à l’avenant
    à l’absolu bercement…
     
    Dessin: Joseph Czapski
    Dessin: Joseph Czapski.

  • De la liberté ou presque

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    Ils se sentaient tous égarés:
    c’est ce qu’ils vous auront dit
    à la montée agressive
    des injonctions collectives
    affolées par tous les relais
    et réseaux en mêlée -
    la meute hurlait dans le vortex:
    tel était le contexte…
     
    Mais le contexte n’est qu’un mot,
    ou peut-être un prétexte
    à tout réduire en unité
    de douteuse simplicité,
    par les slogans et les formules
    incessamment publicitaires
    dans l’oubli concerté
    des évitements solitaires
    aux fructueux émules…
     
    Nous entrons en opposition,
    déclarent les fileuses,
    là-bas, du plus joyeux coton,
    vous défilerez mais sans nous,
    vous vous alignerez,
    vous vous lamenterez,
    à genoux et les yeux baissés,
    vous vous direz perdus,
    comme si vous l’aviez voulu…
     
    La planète est comme un vaisseau
    dans les flots étoilés
    où nous tissons les destinées
    et le juste et l’injuste
    se faufilent à l’avenant;
    la partition vous est fournie,
    et libre à vous d'en disposer,
    enfin libres ou presque,
    quand tout est presque hors le néant...
     
    Image: les trois moires.

  • Masque de chair

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    Qui écrit ça quand j’écris ça ?
    C’est la question du jour:
    la question qui te reviendra
    par delà ton oubli,
    quand soudain l’écrit sera signe
    d’on ne saura trop quoi,
    d’on ne sait qui non plus,
    car tu n’y seras plus…
     
    Qu’auras-tu donc été pour moi ?
    Telle est la vraie question
    car le miroir ne m’apprend rien
    que la fragile part
    de ce que de mon en deçà
    mon regard seul perçoit ,
    vers ton si fragile au-delà,
    d'ou me revient ta voix,
    quand tes yeux m’étaient si précieux …
     
    Je ne sais si je t’ai déçu (e),
    c’est la question qui tue,
    je me sens partout étranger,
    tout est neuf et à moi,
    à moi la vue, à moi l’emoi;
    je suis votre double à jamais,
    et je ne suis pas là:
    je vous parle au delà du trouble -
    je vous parle d’ailleurs,
    je ne suis pas ce que tu vois ...
     
    Peinture: Francis Bacon.

  • Avatars de la menterie

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    Mon ignorance est un océan
    dont l’oreiller me berce:
    je grandis de ne pas savoir:
    je vague et je divague;
    de port en port, de porte en porte :
    partout je suis ailleurs,
    ignorant tout,
    ignorant l’heure…
     
    Je porte en moi comme une idée
    qui me fait supporter
    d’être tant en n’étant que rien
    qu’un infini qui flotte,
    mais cette idée n’a pas de nom,
    et qui veut le savoir
    porte l’épée au fond de grottes
    où tout reste secret...
     
    Au demeurant le va et vient
    d’Ulysse et de sa bande
    m’enchante quand je dors
    et comme l’antilope rêve
    en oubliant Pénélope
    et ses fileuses de feuilleton
    campant sur les rivages
    arrimés à vos illusions,
    je reste du voyage ...
     
    L’océan est une fumée
    dont l’Éternel partout,
    au nom qui vous reste ignoré
    plus que le rêve du tatou -
    l’Éternel à vue de nez
    savoure les yeux fermés
    les parfums éventés;
    et Mnémosyne au pédalo,
    loin des serpents, près des oiseaux ,
    nourrit les mêmes songeries
    fleuries de menteries…
     
    Image: animaux imaginaires, du sphinx à la chimère.

  • Voyants et voyeurs

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    "Voyants et voyeurs vont voir ailleurs" (la Rumeur)
     
    Le quelqu’un qu’il voit au miroir
    n’est pas tout à fait lui,
    mais il se garde de le dire;
    il vaut mieux l’écouter:
    il dit Je en parlant de soi,
    mais la soie du discours
    flotte bien au-delà de lui -
    qui est-il pour oser dire moi
    se demandera-t-on,
    mais on ne signifie personne
    et lui n’est que question…
     
    Quand revient en lui la lumière,
    il ne voit plus que soi:
    ce moi que marquent tous les traits
    d’un visage apaisé -
    la guerre même n’aura pu,
    la guerre et la misère,
    dans le temps accordé n'ont pu
    démentir le présage …
     
    La voyante aveugle là-bas,
    en sourirait encore
    à voir aux yeux de cet enfant
    comme un ciel étoilé:
    ce gars-là ne dormira pas:
    je vois de la vision
    dans la foison de son regard -
    ma prédiction vaut un dollar…

  • Le matin quand on est abeille

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    Il faut repartir de tout près:
    il faudrait revenir
    au zéro du proche infini,
    c’est cela : il faudrait,
    et la faux tranche dans le vif
    du geste de beauté
    qui d’un premier matin délie
    enfin le décisif -
    il faut changer l’eau des lapins !
     
    L’éclat de rire à l’aube pure
    est le plus beau défi
    qu’au repli de tous les dénis
    l’heureux imbécile que je suis
    balance en insoumis ;
    telle la bille de mercure,
    le lapin n’en a cure,
    qui a jailli de la Nature…
     
    Nature, berce-nous follement
    et que l’eau ruisselant
    sur nos corps soudain ajeunis
    par la fraîcheur de son averse
    nous mette le cœur en perce;
    il faut falloir, il le faudrait,
    la faux signe le vrai,
    dira le beau, dira le blé -
    et l'abeille consigne...
     
    ("Le matin quand on est abeille, pas d'histoires, il faut aller butiner". Henri Michaux)

  • Nouvelle du jour

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    (Au Cantor en son Magnificat)
     
    Je mens en toute vérité
    à l’heure sans pareille
    où mon cœur tout à la musique
    au sommeil se sent allégé
    de son ombre vermeille;
    mon corps est comme un samovar
    où les idées affluent,
    mon âme sera l’avenue
    défiant tout hasard …
     
    Prenez les mots à la légère:
    ils ont à dire des choses
    si tendres et passagères
    qu’ils en deviennent susceptibles,
    les mots tout comme des fougères
    où ces formes éphémères
    que prennent parfois les femmes -
    les mots vous attirent et s’échappent
    comme à la trappe vont
    soupirs et sanglots de violons…
     
    Défiez-vous des mots cruels,
    soyez un peu morals:
    comme un petit cheval dressé
    tachez de mieux parler:
    brossez les mots et les tressez ,
    fourbissez moi tout ça
    comme un décret de général :
    Dourakine a parlé,
    répètent les enfants,
    simplement signifiant:
    que les mots ainsi signifient…
     
    La pierre t’attend là-bas
    insoucieuse et patiente,
    au silence de son secret -
    la faire parler sera ton job:
    jamais ne te dérobe,
    et fais circuler la nouvelle:
    que la grammaire la plus belle
    est capable du ciel…
     
    (Lecture conseillée ce matin: Apprendre à parler à une pierre, d'Annie Dillard. Editions Christian Bourgois, 2017)

  • Mémoire des anges

     

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     ANGELUS NOVUS. - Tout entretien  sur les anges paraît une lubie frivole en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamn au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné, et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse bel et bien, à son lecteur d'aujourd'hui, le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.

     

    Benjamin12.jpgWalter Benjamin appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, la perte et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

             

    DIVAGATION.  -  Je passe, aujourd'hui, le cap des soixante-six ans. Deux fois l'âge du Christ. Un an de plus que Faulkner à sa mort. Un de moins que mon père et que Céline à la leur. Onze de plus que mon frère. Trois de moins que Ramuz. Simone Weil meurt à 34 ans. Che Guevara à 39 ans. Tolstoï à 82 ans. Tchékhov à 44 ans. Dostoïevski à 60 ans pile. Mon grand-père paternel à 71 ans, mon autre grand-mère à 90 ans. Ceci noté juste par curiosité. Ma bonne amie, à qui je fais part de cette liste, trouve cela déprimant. Moi pas du tout, au contraire.

                                                            (À La Désirade, ce vendredi 14 juin)

     

    Ange.jpgLE DESIR DES ANGES . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge.

    L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime de l'Histoire avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher.

    Surtout je revois Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être  qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire: "et maintenant, et maintenant, et maintenant, au lieu de dire "depuis toujours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux, quand on sert du vin dans les tente du désert,  enfin, on simule"...

    Celui qui demande son âge au Temps / Celle qui demande l’heure au Tage / Ceux qui se sentent otages du Temps mais c’est peut-être l’âge, etc.

     Bacon.jpgÀ LA MORT, À LA VIE. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères couveuses) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique, en sa face sombre, qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius.

    Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor de l'époque, le peintre Roy de Maistre, bientôt rallié au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond de couleurs extatiques.

    Soutter7.JPGLe même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrique de sa prose. Enfin, chez Louis Soutter, l'ange des douleurs est partout.

     

     GATSBY. - Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsby pour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges.  Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Scott Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.

    Fitzgerald2.JPGCela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie n'a rien de commun  avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux, voire affreux.

    L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette cinglée de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.

     

    LES SIMULACRES. - L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange -  ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater, comme on dit.

    Nabila02.jpgLes Anges de la télé figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les girls et les boys "élus" sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien, et dans l'immédiat je remarquai avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabila changeant de culotte à vue, je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure  avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ  - bref je cherchais à ces zombies programmés une échappée en les imaginant revenus dans leur banlieue  avec de subits sanglots de lucidité:  je souhaitais secrètement a Nabila & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des macs de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...

     

    Panopticon104.jpgLE SECRET. - T’as quelque chose à me dire : je t’entends bien - je m’entends bien avec toi et je m’entends mieux avec moi quand t’es là, partout où je te retrouve sur mon chemin je me retrouve en même temps, j'sais pas pourquoi mais c’est comme ça, même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…

     

    MESSAGERS.-   La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.

    Soutine2.JPGL'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. On n'imagine pas  Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi, alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur.

    L'incarnation de la douceur est la marque de l'ange.   

     

     MON MEILLEUR SOUVENIR. - Ma bonne amie fête aujourd'hui ses 65 ans. Elle vient de finir une nouvelle toile dont l'atmosphère de bord de mer, dans l'esprit de Hopper, est prenante. J'ai vu hier soir un  film japonais intitulé After life, qui m'a beaucoup touché. Fondé sur le témoignage de centaines de personnes de toutes conditions, interrogées après leur mort supposée, le film se concentre sur le  souvenir unique que chacun aimerait emporter dans l'au-delà.          Or j'ai tout de suite pensé au soir de janvier 1982 où j'ai retrouvé ma bonne amie dans un bar, dix-huit ans après notre premier flirt. Mais la naissance de nos deux infantes exigerait au moins trois souvenirs à emporter. Du moins suis-je rassuré par le fait que nos deux grâces s'entendent, avec leur mère, comme des luronnes, aussi bien qu'avec leurs lurons...   

                                                                   (À La Désirade, ce samedi 22 juin)

     

    Rahmy08.jpgL'ANGE DE VERRE. -  Je me retrouve ce matin à Shangai. Le désir de Shangai m'a souvent effleuré, ces derniers temps, mais à l'état encore vague d'aspiration à la ville-monde, tandis que ce matin c'est du solide: dès les premiers mots écrits par la main de verre je m'y suis reconnu sans y avoir jamais été: "Shangai n'est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surface amplifiant le vacarme. Toutes les foules d'Elias Canetti se recoupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l'horizon ou s'enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abris de bus, passages piétons). Des foules en procession et des foules fermées se pressent dans les parcs. Des foules semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes, s'écoulent de la rue vers l'intérieur des hypermarchés, flux de chairs et de choses, flux d'essence giclant de vitrine en vitrine, grasses pattes, filoches de doigts, odeurs. L'espace grandit encore. Des foules béantes s'étirent à perte de vue, disséminées le long des voies de chemin de fer ou étirées par les câbles de milliers de grues. Des foules-miroir, enfin, se font face sur les boulevards, étrangement statiques, mastiquées, balançant leurs yeux et leurs cheveux noirs, chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shangai est à la fois mangouste et cobra".

    La main de verre descendue du ciel a la mémoire des fractures. "Cinquante au total", écrit-elle. Et reconnaît d'expérience: "C'est peu. D'autres malades s'en font des centaines. J'ai de la chance dans mon malheur".   

    Rahmy02.jpgLa main de Philippe Rahmy a repris la mienne hier soir par surprise. Nous venions de recevoir nos nouveaux voisins. Nous avions parlé de Syrie (où S., restauratrice d'art, a travaillé avant le désastre sur les fresques d'un ancien monastère) et de Lubumbashi (où D. a séjourné entre deux missions de l'UNICEF au sud Kivu), et voici qu'en débarrassant je suis tombé sur ce livre jaune au titre peu lisible de Béton armé que nous avions reçu au courrier du matin. Sans relever le nom de l'auteur, je découvre une longue dédicace très amicale à la graphie connue et le prénom de Philippe me renvoyant illico à la couverture: nom de Dieu, l'ange de verre !

    Dans un rêve récent un messager spécial me conviait au coin d'un jardin municipal au nom difficile à prononcer, aux abords duquel je retrouverais Le Rameau d'Or. Mais voici  que la main de verre précisait maintenent le lieu: Porte Nord du parc Zhongshan. Et l'Objet se trouvait là: "Un rameau d'acacia gît au milieu du chemin. Ce morceau de bois est comme la langue chinoise. Sa couleur, son parfum, ses premiers frémissements de bourgeon, ses fruits, ses fleurs, et jusqu'aux bourrasques qui l'ont arraché à son arbre, jusqu'aux pluies qui le font aujourd'hui pourrir sur le sol, appelleraient une description sans fin. Mais ce trésor de nuances est raboté par l'usage. Comme le chinois classique s'est appauvri dans la langue du peuple, la branche, hier florissante, est piétinée par les passants. Au lieu de siffler dans le vent, elle n'émet plus que quatre tons sous la semelle:  un ton descendant,un ton descendant-montant, un ton montant, un ton plat. Quand une chaussure l'écrase, un large talon d'homme, le craquement est impératif et plongeant. La pression molle d'un pneu de vélo en tire une plainte offusquée mêlée de surprise. L'attaque nerveuse d'un escarpin fait jaillir une série de bruits qui grimpent le long de la jambe. Enfin, une ixième procession de vieillards réduit en poussière ce reste d'écorce dans un frottement de pantoufles".

    Je sentais ces jours que j'avais besoin d'une dernière transfusion d'énergie pour achever mon propre livre, où il est pas mal question aussi d'anges stigmatisés. Or Béton armé m'est arrivé comme une grâce. C'est un livre d'une douce violence dont chaque mot de verre sonne vrai, qui me renvoien aux miens: "Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou  simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane".

     

    Lunq.jpgNOCTUELLE. - De par ma qualité de papillon de nuit je bénéficie de certains privilèges en termes de transit urbain, mais ce n’est pas dire que je passe à travers les murs, que non point, en revanche les vols à basse altitude me sont permis même dans les rues à risques et c’est là qu’il m’est donné certains soirs à la sortie de certains bars de humer la tendre chair humaine sur le bitume – c’est énorme le malheur humain, c’est que ça n’a pas d’ailes le malheur humain, mais ce malheur humain me justifie en somme, moi le messager, et tout est bien…

     

    Rahmy22.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore.. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

     Non moins extraordinaire est en outre ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées par la main de verre. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

     

                                                                                      (À La Désirade, ce 23 juin)

     

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple à cette page me rappelant l'Amérique du Voyage: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     

    Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise, etc.

     

    Ciel01.pngBAUDELAIRE MIGRANT. -Moi tu vois j’ai pas connu ni mère ni père, j’ai jamais eu d’amis, mais pas un, on m’a dit que je venais de là-bas mais j’ai pas ça de souvenir, donc je peux même pas dire que j’ai un pays, et comment je me trouve ici, je sais pas, si je trouve beau, je sais pas, je sais pas trop ce qui est beau ou pas beau, j’ai pas appris, mais ce que je sais, tout ce que je sais, mec, et ça je le sais: c’est que je kiffe les nuages, les nuages qui passent, là-bas, les merveilleux nuages…

     

    DE LA BONTE. - Le nom de l'enfant Declan, qui signifie en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon d'un an et des poussières dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires.

    Andonia.jpgSa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles, il y en a de toutes les couleurs selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde.

     La jeune Andonia n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa mère trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais l'existence est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec Jonathan son compagnon... 

     

    BAZAR AUX SOUVENIRS. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...

     Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres, après la joie de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.

     Et partout ici: que d'objets de mémoire, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles-Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là, comme ça. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant tant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé. 

     

    Zinoviev4.jpgLA MAISON SOUS LES ARBRES. -   Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite un soir en quelques heures de La bouche pleine de terre, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.

     Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan que d'accueillir ainsi des errants  rejetés de partout, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et malins. Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev - folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fin d'années festive soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages... 

     

    Dimitri7.JPGVladimir Dimitrijevic, Le Mystère ultime: "La littérature, comme toute forme d'art, a une limite. À celle-ci, nous sommes confrontés par le mystère de la souffrance. Cette incroyable évidence: que les sentiments puissent faire souffrir...

    Il y a, pour chaque être, un mystère dernier. Je le ressens comme une lutte: nous ne serons jamais tout à fait sûrs de notre immortalité.

    Mais c'est aussi la gloire de la littérature que de chercher à percer ce mystère avec ses formules, ses coups de sonde, ses tâtonnements - toutes ces traces laissées dans un langage commun".

     

    Etre et avoir.jpgÀ L'enfant qui vient

    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n'es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c'est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     Du point de vue de l'ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C'est une vision très simple que celle de l'ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble au fil des jours, mais qu'un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

    On ne s'y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c'est qu'un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l'enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c'est l'initial étonnement et tout revit alors - tout est béni de l'ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l'enfant, sans t'en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

    Du point de vue de l'ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C'est l'ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.   

    Ensuite il t'incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu'elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

    Les mots te savent un peu plus qu'hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c'est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n'est que cela: ce qu'ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi  le temps qui t'est imparti sous ton nom - les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s'écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

                                                                     (À La Désirade, ce 30 juin 2013)

     

    (Ces pages constituent la fin de Mémoire des anges, Lectures du monde 2008-2013, dont le tapuscrit de 420 feuillets a été déposé aux éditions L'Age d'Homme) 

     

  • Un regard à partager

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    À propos de Vallotton est inadmissible, de Maryline Desbiolles.

     

    Pas mal de gens ne voient en la peinture qu'un élément de décoration (on dit aujourd'hui déco, et ça cartonne à la télé), qu'il s'agisse de prairies fleuries à la Monet pour faire ambiance champêtre, en consonance avec les rideaux à ramages du salon, ou de motifs abstraits à la Mondrian pour la cuisine ou la salle de bain. Il n'y a d'ailleurs rien de mal à cela: les musées croulent de peinture décorative, et Monet, ou Bonnard, restent de merveilleux jardiniers-ensembliers.

     

    Mais la peinture-peinture est aussi autre chose, qui nous cloue, et c'est ce qu'exprime immédiatement Maryline Desbiolles dans le petit livre dense qu'elle consacre à se fréquentation de longue date avec la peinture de Félix Vallotton, immédiatement appariée à l'univers de Proust.

     

    Desbiolles01.jpgLa première expérience dont elle témoigne n'a pas à voir directement avec la peinture, plutôt liée à une expérience plus fondamentale, qu'on pourrait dire pompeusement ontologique, découlant en effet du saisissement que tout un chacun peut éprouver en constatant soudain l'unicité plus ou moins vertigineuse de son être  (je suis moi et pas un autre...), comme Maryline Desbiolles l'a vécu en son enfance, du côté d'Antibes, en voyant soudain un olivier au bord d'une route (cet olivier et pas un autre). Cette expérience fondamentale de notre présence au monde qui donne à certains la nausée (suivez le regard de Sartre) et en fait léviter d'autres (Cingria n'a pas son pareil pour chanter "l'être qui se reconnaît) relève aussi bien de la métaphysique ou de la poésie, et l'art en cristallise les vertiges d'angoisse ou les "minutes heureuses". Plus précisément, certains artistes nous font revivre ce qui n'a souvent été qu'un ébranlement passager et nous illuminent ou nous clouent.

     

    Vallotton02.jpgL'olivier solitaire de Marylin Desbiolles lui est apparu soudain comme "en trop", non sans lui faire éprouver un choc: "C'était violent. D'une violence qui faisait crisser les dents". Or elle a retrouvé cette même violence dans la peinture de Vallotton, même si le premier tableau dont elle croit se souvenir est le fameux Ballon de 1899, figurant un petit garçon à chapeau de paille - un "garçon-soleil",écrit-elle -, qui lui évoquera plus tard le petit Marcel, dans La Recherche, jouant avec Gilberte dans les jardins des Champs-Elysées.   

     

    C'est alors qu'il faut regarder, plus attentivement, cette toile que Maryline Desbiolles découvrit sur une carte postale, avant de la revoir au musée d'Orsay en grandeur nature, pour en déchiffrer la profondeur cachée sous la scène apparemment anodine. Violence de Vallotton ? Certes pas au premier regard, dans cette toile apparemment candide. Mais en voit-on assez l'ombre ? A-t-on bien regardé ? Que nous dit cet enfant vu du ciel ? Voit-on assez le poids de ce vert lesté de noir; et ces deux minuscules personnages blanc et bleu, au fond de la toile, semblant se parler comme Dante et son guide, ne participent-ils pas eux aussi à l'étrangeté de la scène. Ce n'est pas, à proprement parler, ce que dit Maryline Desbiolles: c'est mon sentiment que j'exprime, à travers ce que je perçois de ce tableau,  comme elle exprime son sentiment à elle en regardant avec Vallotton.

     

    De même Maryline Desbiolles évoque-telle les intérieurs de Vallotton (dans lesquels ses personnages ne semblent jamais se fondre tout à fait, jamais à l'aise, contrairement à ceux de Vuillard), ou les nus féminins de Vallotton, soit endormis soit mal consentants. Mais a-t-on assez regardé ces chambres et ces corps ? A-t-on été assez attentif à la terrible confrontation de ses rouges et de ses verts  ? A-t-on assez regardé ce que profèrent ou vocifèrent les couleurs de ses paysages ? A-t-on assez vu la beauté sidérante de la nature vue par Vallotton, dont le regard croise souvent ceux de Munch ou de Nolde, comme sa conception de la guerre des sexes (dans son roman La vie meurtrière) rencontre celle de Strindberg ou d'Ibsen ?

     

    "J'ai beau regarder le monde avec Vallotton", écrit Maryline Desbiolles, "j'ai beau le regarder tout crûment, je ne peux me résoudre, pas plus que Vallotton, à ce que le monde soit désenchanté. Car, en vérité, il ne l'est pas."

     

    Evidemment, l'enchantement du monde vu par Vallotton n'a rien d'une romance: c'est un saisissement. "Vallotton me cloue le bec", écrit encore Maryline Desbiolles. Francis Bacon prétendra, plus tard, toucher "directement le système nerveux" par ses couleurs, elle aussi  acérées comme des clous. Or, en marge de l'expressionnisme, par delà le projet nabi, Vallotton frôle souvent le fantastique sans céder jamais à ses convulsions (comme dans les paysages de Schiele ou Soutine) ni perdre de sa force expressive.

     

    Maryline Desbiolles est venue à Lausanne et, devant le Léman, n'a pas vu l'aimable lac bleu-vert ou gris-sabre à l'étendue placide, mais "un gouffre". C'est voir avec les yeux de Vallotton...

     

    "Regarder Vallotton", écrit-elle encore, "regarder un Vallotton, regarder est violent. Il faut sans doute jouer le jeu, consentir à sa propre violence pour seulement commencer de voir un de ses tableaux. "Nous sommes au bord du paysage, au bord dune falaise ou d'un champ de betteraves, nous ne reconnaissons rien, nous sommes dépossédés, mais nous nous sentons fortement étreints".

    Vallotton19.jpgLa fin de cet indispensable petit livre (on court l'acheter et la file d'attente au Grand Palais en permettra la lecture en moins d'une heure) évoque une pêche nocturne au lamparo du côté de Cagnes-sur-Mer, où Vallotton a peint et où a vécu Maryline Desbiolles. Mais avant cette conclusion, il faut citer encore ce que l'auteure écrit à propos de La Mare, paysage Honfleur, où elle détaille "une étreinte d'autant plus brusque qu'on ne s'y attendait pas": "La nuit est tombée à présent. Le trou noir de la mare  a été découpée au rasoir sur la nappe des lentilles d'eau d'un vert jaune acidulé. Nous serrons les dents. Au bord, sur l'herbe rase, une tignasse ébouriffée de joncs. Dans le fond, on devine un bosquet. Mais surtout, à gauche, un grand sureau dont les ombelles blanches poudroient. Me revient inopinément, une nouvelle fois, le conte de Perrault, Barbe-bleue, "Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie", dit Anne, ma soeur Anne. Il se pourrait que Vallotton ait attendu la nuit et l'éclairage de la lune pour débusquer la mare du conte, son entaille trop précise, affolante dans la verdure. La mare est une découpe de ténèbres, elle se casse le nez sur le bord droit du tableau où apparaissent des ondes que je vois tout à coup. Est-ce là le dessin d'une source ou, plus inquiétant, d'un tourbillon qui achèverait de nous entraîner dans le noir, de nous perdre ?"

     

    Maryline Desbiolles, Vallotton est inadmissible. Seuil, coll. Fiction & Cie, 43p.

  • La Sainte

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     …Allons Soeur Gudule, c’est assez pour aujourd’hui : avec sept guérisons miraculeuses, trois heures de lévitation homologuées par les Services du Diocèse  et quelques extases inopinées nous devons être vannée, et je ne compte pas le stress de vos prestations vocales à la multitude surexcitée, bref nous devons nous reposer un peu maintenant que le jour décline - rentrons donc gentiment en cellule…

    Image: Philip Seelen

     

  • Petite maison

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Avant l’apéro ses deux sœurs étaient apparues , ce jour-là où ils s’étaient retrouvés tous quatre, avec le conjoint de la puînée qu’on appellera Bob le débonnaires, coiffées l’une et l’autre avec un même chic dans le finish du brushing qu’on les eût dit apprêtées pour un concours, toutes deux pimpantes et rajeunies sous leur bref gazon capillaire - coupées courtes à la garçon mais à fines boucles sur le devant et nuances de teintures presque dorées chez la blonde aînée aux yeux verts et presque bleutées chez la plus brune mais sans rien de trop sophistiqué chez aucune des deux, disons sainement élégantes voire sport chic mais en douceur et comme en vraies sœurs complices quelques part, et tout le repas, bœuf bourguignon du bon Bob fin échanson par ailleurs, se passerait ainsi dans la même convivialité sans apprêt à parler d’un peu tout et d’un peu tous, des plus anciens aux plus jeunes de la smala se voyant de loin en loin sans trop de mariages ou d’enterrements à vue de nez proche et tant de souvenirs partagés partis de la maison et y revenant, casa plutôt heureuse en somme à l’image de leurs enfance de boomers de milieu moyen le plus souvent laissés libres de folâtrer par les près et les bois d’alentour - et tu te souviens de cette bedoume de Marijo ? Que oui lance Bob elle se prétendait mon béguin, et le grand Polo ? Ah l’actuaire Il a fait fortune ! Et le frère de Simon qui s’est pendu, ? Devenu prof de latin son père sevère prof de grec, et celle-la qui nous a fait un cancer, et l’autre voisin tout gentil qu’on ne savait pas homo comme ça s'est découvert, et la maraude dans les cerisiers, et le délire tout autour de tout ce nouveau bâti n'importe comment, j’te dis pas le prix de l’immobilier, mais t’as vu là-bas la petite maison dans la folie de béton - on dirait qu’elle tient bon mais jusqu’à quand ça faut pas rêver... Eh mais quoi ça va pas, toi, tu deviendrais pas rabat-joie ? 

  • J'te dis que ça...

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
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    Nous sommes convenus l’autre jour au téléphone, avec l’abbé V., de ne pas nous attarder à dauber sur l’état du monde, je lui dis que, lisant et annotant ces jours les 33 chants du Purgatoire de la Commedia d e Dante, je constate une fois de plus que notre sembable et notre frère est une canaille possible depuis la nuit des siècles, et lui me répète que partout en effet, où il y a de l’homme il y a de l’hommerie, c’est Montaigne qui l’a écrit à l’époque des guerres de religion autrement mortelles qu’aujourd’hui, et des pestes et des colères politiques, et bien sûr je souris d’entendre mon ecclésiastique préféré citer le vieil éclairé de la Montagne, nous tombons d’accord sur le fait qu’il faut laisser l’expertise de la situation aux experts des plateaux de télé, nous apprécions tous deux pas mal les généraux en retraite franco-français qui viennent faire chorus avec le Président, soldat d’opérette impatient d’envoyer se faire bouchoyer les jeunes gens dans les plaines d’Ukraine aux drones meurtriers omniprésents, nous sommes épatés par le savoir militaro-stratégique des présentatrices à brushing guerrier n’en finissant plus de commenter les moindres mouvements du front avec l’alacrité des dames du faubourg Saint-Germain jugeant des menées de la Grande Guerre en longs téléphonages, au dire de Marcel Proust, bref nous regardons ailleurs quoique restant l’un et l’autre au courant de l’état général des choses, lui continuant malgré tout de regarder la télé et recevant des précisions par sa sœur, et moi grappillant mes propres infos chez les adversaires déclarés des médiamensonges tel le colonel émérite suisse Jacques Baud taxé de russophilie et donc écarté des plateaux bien pensants, telle la redoutable Caroline Galactéros, elle aussi rangée des armées mais ferraillant dur en matière géopolitique, tel Régis Le Sommier du site Omertà revenant des divers fronts en reporter de guerre doublé d’un analyste non aligné, tel encore le briscard Alain Juillet, et quelques autres dont je ne parle pas à l’AB mais que je recommande à mes sœurs ne dédaignant pas tout à fait mes avis, à mes quelques amis éveillés tels Jackie et Tonio (lui étant d’ailleurs tout acquis aux thèses rompant avec l’irresponsable poussée belliciste), tout cela drainant sur Youtube des centaines de milliers de followers écoeurés par les imbécillités de l’Europe bureaucratique et de sa cheftaine de guerre brushée à la prusienne de salon et faisant l'impasse sur les millions de morts inutiles en Ukraine, alors que les victimes civiles de la vengeance israélienne, après l’épouvantable pogrom qu’on sait, dépassent désormais les plus de 100.000 morts rien qu’à Gaza - bref les gars nous ne nous mêlons pas de ça mais faut pas exagérer, j’te dis que ça - enfin honte à ceux qui taxent de traîtrise les pacifistes...

  • Vitalie

     
     
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    (En mémoire de nos mères)
     
    La mère toute cousue de noir
    veille sur le sommeil
    de ses garçons sans discipline,
    la mère contre la ruine,
    sévère envoyée des Seigneurs
    se débat très énormément
    pour ses deux garnements
    dont les rêves hélas
    sont marqués au sceau de Satan …
     
    Cependant jamais rien ne lasse
    la gendarme éternelle
    aux arrêts redoutés des rebelles -
    ces deux-là se prélassent
    mais en elle comme une grâce
    brandit là sa chandelle…
     
    Le grand Caïn est un violent
    qui l’emporte à tout coup
    quand Abel tout à l’envers
    se perd les yeux au ciel
    dont le bleu n’est pas du Vrai Dieu;
    et voici que son frère aîné,
    que sa douceur excède
    va pour lever la main sur lui,
    mais le Livre ne dira pas
    que Mother était là…
     
    Chaque fois qu’Arthur lui revient ,
    Vitalie se souvient
    qu’en amour tout s’oublie,
    et que je te rouvre mes bras
    et qu’avec l’autre fille
    et le grand frère scélérat,
    jouant à la famille,
    nous fassions meilleure figure
    qu’en vos littératures…
     
    Au vrai Rimbaud était un saint,
    confiera Vitalie aux médias
    d'estomacs à jamais friands
    de ces révélations qu’on avale
    et publie à l’aval
    de tout philistin qui ne voit
    en la satanée poésie
    qu’une divine catin...
     
    Image: Vitalie Cuif, Madame Rimbaud.

  • L'AB

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Au début du téléphone des deux cardiopathes, les voix grelottent un peu, on dirait que ça ne va pas fort et peut-être pire, on dirait qu’ils tremblotent un peu de se parler après tant de semaines et de mois à ne plus se donner de nouvelles, l’AB t’avait dit qu’il te rappelait donc tu attendais que pour une fois il tienne parole, tu lui en voulais du fait que c’était toujours toi qui le relançait, tu avais l’impression que, comme son ami Jaccottet, il n’en avait plus rien à faire des gens même si tu savais qu’il voyait sa sœur et Dieu sait qui, Jaccottet lui-même t’avait écrit qu’il faudrait désormais le tenir pour défunté, et ça t’avait paru de la pose de vieille peau morose avec quelque chose d’aigre que tu t’efforçais pour ta part de ne pas te permettre (maigrir volontiers mais ne jamais s’aigrir était ta devise), et voilà que l’AB te laisse un message chevrotant comme quoi il a appris par notre ami commun le Marquis qu’après son opération du cœur à lui c’est toi qui a failli y passer, comme on dit, mais mais mais que vous arrive-t-il, mais mais mais comme je pense à vous, et surtout ne vous fatiguez pas à me rappeler, donc je le rappelle fissa vu que c’est lui qui a fait le pas et le début de l’échange se fait donc entre deux vieilles ganaches amoindries, à ce qui semble, hélas je suis bien fatigué se lamente L’AB qui a l’excuse d’avoir passé le cap des nonante-deux ans, et toi tu te plains de tes jambes qui auront huitante ans dans deux ans alors que tu te sens le cœur d’un enfant de sept ans et l’esprit d’un bravache de seize à vingt ans, et rien que d'entendre ça le fait réagir et sa voix s’éclaire, voilà mon Gilbert qui repique et me demande des nouvelles de la tribu et des petits, ça c’est tout à fait lui, plus tard il te demanderas si tu écris toujours des poèmes et si tu voudrais bien lui en envoyer un de sept en quatorze, mais pour l’instant c’est des petits, de tes filles et des petits qu’il réclame des nouvelles, et c’est d’autant plus curieux que jamais il n’a vu ni les unes ni les autres, ça reste comme s’il te demandait des nouvelles des anges ou des mésanges de vos jardins, il est comme ça l’AB, il reste le fils de la vieille paysanne du Jorat ne voyant pas plus loin que son enclos et répétant à tout moment que tout est vanité des vanité dans ce monde vaniteux sauf la santé des enfants, et plus vous parlez plus vos deux voix se réveillent et s’affermissent, à un moment vous vous mettez carrément en colère en désignant ces fous de Trump et Poutine, comme deux fichus saligots, vous convenez que tout va de travers de par le monde mais décidez bientôt de revenir à ce qui vous a rapproché il y a tellement d’années, n’est-ce pas, les livres et les tableaux, toute une petite société civilisée d’artistes et de poètes, et là vos deux voix retrouvent plus encore de lumière, tu te rappelles la belle lettre que tu as reçue à propos de ton premier livre, et c’était l’AB, et lui se souvient que tu avais à cette époque de longs cheveux d’Indien et des pantalons rouges qui avaient éberlué le cher Gustave Roud quand vous vous étiez pointés ensemble dans sa cuisine où sa sœur vous avait fait goûter de sa tarte aux pruneaux, et de fil en fuseau vous repartez pour un de ces téléphones à n’en plus finir où vous allez parler de tout et de rien en évitant les thèmes assommants de l’Être étant et du Non-être n’étant pas, vos deux voix se font de plus en plus légères, vous radotez un peu et en serez bientôt aux ragots revigorants, vous vous sentez fringants, puis ça redevient plus intime et plus grave, à un moment donné l’AB te dit que l’avantage du grand âge est de te faire de la mort une idée plus aimable, alors tu lui dis comme ça qu’à la voix il fait plus jeune que son âge, et là vous pressentez que ça va tourner aux trop définitives pensées et vous y allez donc decrescendo avant de conclure sans pontifier : on se rappelle, promis-juré, etc.
     
    Dessin: Roland Topor.

  • Kitsch et kitsch

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Lorsque l’Amico se met en peine, imaginant qu’une Italienne d’adoption en jugera mieux que lui, de parler à l’Amica du film à la fois tape-à-l’œil, séduisant et provocateur sur les bords, voulu riche de symboles et de connotations, mais sonnant le creux, que Paolo Sorrentino a signé sous le titre de Parthenope (le prénom éponyme de Naples évoquant une sirène virginale), l’Amica l’interrompt en lui avouant qu’elle en est restée à la 55e minute du film visionné sur Netflix, et pas sur grand écran comme son interlocuteur, mais le même qualificatif leur vient à propos de cet étalage d’esthétisme léché et de figures convenues, à savoir le mot kitsch, et l’Amica convient, par rapport à l’élan enthousiastique du jeune Corentin se déclarant illico amoureux de la belle Celeste della porta, qu’une femme réagit différemment d’un mec devant la beauté féminine même aussi indéniable en l’occurrence, mais la beauté qui se pavane, la beauté juste intelligente comme une étudiante à la coule mais d’une arrogance pédante, la beauté sans faille ni tendresse, la beauté juste belle n’est qu’un cliché de beauté et sans humour, sans recul sur elle-même (sauf à la toute fin du film il est vrai), et l’Amico, à propos de cette notion de kitsch, en vient à comparer celui de Parthenope à celui, candide et délicieux dans sa modulation de naïveté populaire, d’un des premiers films de Fellini intitulé Le Sheik blanc, avec un Alberto Sordi kitschissime et une visée visant précisément à « retourner » le cliché des fumetti, ces romans-photos de notre jeunesse ruisselant de sentimentalité et de romantisme à la flan. Autant dire qu’il y a kitsch et kitsch, et que distinguer l’un de l’autre revient en somme à distinguer le beau du joli, en se rappelant la sentence selon laquelle le bourgeois, et plus encore le petit bourgeois, trouve beau ce qui est joli (le chevreuil au bois ou le poulbot de la Butte) et joli ce qui est beau (disons la Joconde pour mettre le cliché en abyme), et l’on verra dans le film de Sorrentino Parthenope « casser le code » en trouvant de la beauté au prêtre libidineux à gueule de porc et à l’enfant monstre à corps de pachyderme et tête de souriceau… Or le kitsch artificieux, le kitsch de la pensée qui pose, le kitsch de la charge satirique sans humour prédominent hélas dans Parthenope, alors que le kitsch du Sheik blanc, comme le kitsch du Satyricon du même Fellini, voire le kitsch de La Mort à Venise de Visconti, et celui du magnifique Senso, touchent à la vraie beauté par delà le cliché…

  • Au revoir tristesse

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Pour lui, qui a parfois rêvé de s’établir sur les hauts de Positano, pas loin du palazzo suspendu du terrible Gore Vidal au port de prince lettré à longs tifs argentés - il a fantasmé les formidables échanges qu’ils eussent alors pu avoir sur fond de ciels marins - , la tonalité majeure de Naples a quelque chose d’africain plus que de baroque, que lui évoquent les cantilènes sauvages de la Nuova Compagnia di Canto popolare, et c’est donc une sorte de sous-produit édulcoré que lui paraissent les flatteuse images paysagères du film que lui a recommandé la veille son veriPote Corentin, tombé raide amoureux de l’actrice principale au nom (dans le film) de Parthenope (Celeste della Porta au générique) , indéniable princesse de magazine mais qui n’a pas l’heur de le troubler, lui, le moins du monde, alors que Monica Vitti, n’est-ce pas, que la Magnani ou la Mangano, que l’Alida Valli de Senso, et quelques autres, vivaient du regard et bougeaient de façon tellement plus mémorable que cette beauté toute de grâce et de fluidité, certes, mais sans beaucoup de consistance et parlant comme un recueil de sentences et ne se trouvant jamais, pas plus d’ailleurs que les autres personnages, développée en tant que figure féminine à réelles dimensions psychologiques et affectives, guère plus qu’une surface n’était sa façon de se dérober et de jouer parfois de paradoxes insolents plus abrupts et attirants ou, au fil des confrontations (d’abord avec la diva Greta Cool insultant à bon escient les Napolitains à en perdre ses cheveux postiches, puis avec la théâtreuse masquée, puis avec le prêtre « démoniaque », enfin avec le monstrueux enfant handicapé à l’aspect de baby pachydermique caché par son père le prof d’anthropologie de Parthenope – figure paternelle échappant aux paresses du scénario qui plombent en revanche le frère suicidé et l’écrivain américain de passage John Cheever campé par Gary Oldman et qui eût pu faire un si surprenant protagoniste... bref l’enthousiasme de Corentin n’est pas vraiment partagé même si la fin du film, comme en perspective cavalière, dégage un certain relent de mélancolie sonnant plus juste et ressortissant à ce que Luc Dietrich appelait le « bonheur des tristes » - et voilà que le jeune auteur annonce le projet de titre de son prochain livre à paraître à la fin de l’été, vraiment très bien trouvé lui dit son veriPote qui en déjà lu (et très prisé) le premier jet, à savoir La fin de la tristesse…
     
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  • Abjection à la vaudoise

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Quand l’Amico raconte, à l’Amica, l’épisode des tags antisémites qui ont souillé les vitrines de la ville vaudoise de Payerne, lors de la récente célébration de la fête locale dite des Brandons, il parle évidemment à une convaincue puisque la Professorella a signé un livre tout consacré à Maître Jacques, lui-même auteur d’ Un juif pour l’exemple, dans lequel est relaté l’abominable exécution du marchand de bestiaux Arthur Bloch, en 1942, et plus encore du fait que, dans un essai documentaire composé avec son ami Fabio Ciaralli, elle a étudié les multiples aspects de l’antisémitisme « historique », des Pères de l’Eglise à Luther entre autres fourriers de la haine pour les « déicides », mais elle tombe des nues quand l’Amico détaille la pleutrerie des réactions « officielles » devant l’indignation de ceux qu’ont choqué les infâmes inscriptions, comme s’il était en somme admissible, au titre du « flou de la satire » et des « sensibilités différentes », de laisser l’espace public salopé par des ordures cautionnées par autant d’imbéciles - la vitrine de tel commerce payernois appartenant à un juif ayant droit aux mots « liquidation finale » et tel autre évoquant les blattes qu’on gaze !
    Mais aussi révoltante que l’initiative des tagueurs « masqués » (sic) paraît la réaction quasi débonnaire des responsables locaux avouant qu’ils ont « hésité » avant de se dire qu’en somme « ça pouvait passer », suscitant du moins la réaction de quelques élus locaux, mais à peu près rien de plus que « pas grand-chose à voir » dans les médias cantonaux, à croire vois-tu qu’on avait « comme que comme » l’habitude avec ces nez crochus – l’abjection à la bonne vaudoise fait d’ailleurs partie de nos traditions : l’Amico rappelle à l’Amica la page pleine intitulée Défie-toi du Juif parue en 1932 sous la signature du bâtonnier Regamey dans la très vaudoise Nation, mais voici que notre cher Corentin, pourtant Vaudois de souche, s’agite sur Facebook et que des commentaires virulents lui faisant écho rappellent bel et bien la gravité scandaleuse de l’incident - eh voilà que « ça ne passe pas »…

  • VeriPote

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    L’autre soir sur Whatsapp, l’Amico demande à l’Amica d’évaluer, sur une échelle de 100, ce qu’elle estime le chiffre juste qui puisse situer le niveau de qualité de leur amitié, et l’Amica sans réfléchir lui balance la réponse de 77, correspondant à son âge actuel, avant de lui demander ce qui diable lui passe par la tête, et l’Amico lui dit alors qu’il est en train de lire un roman américain traitant de l’emprise du numérique sur nos vies et d’un application particulière établie à partir du constat de certains scientifique avérant le fait que les personnes qui ont de vrais amis de longue date vivent en meilleure santé et sont plus heureuses, étant entendu que ce n’est pas le nombre d’amis qu’il faut prendre en compte (l’Amico se garderait bien de se vanter qu’il a 5000 amis sur Facebook), donc la quantité, mais la qualité de ces amitiés qui peut s’évaluer avec le soutien de l’IA (pour ce qui concerne les expressions faciales et les intonations vocales de chaque interaction), et là on entend l’Amica soupirer sur Whatsapp et se féliciter de n’être pas connectée à l’appli AuthenticAmi qui serait en mesure de tester exactement son amitié pour l’Amico avec ses capteurs de réelle franchise, de réelle sincérité et de réelle sympathie, et l’Amico rit sous cape en se figurant la perplexité vieux jeu de l’Amica, dont il estime le chiffre bien supérieur au 77 annoncé (il voit en elle une sorte de grande sœur à qui il peut tout dire même le pire qu’il n'oserait déballer à ses sœurs biologiques aînée et puînée), sur quoi l’Amica lui demande de la rassurer en l’assurant de cela qu’il n’accorde aucune importance réelle à ces estimations et autres statistiques à la mords-moi, et l’Amico se rappelle alors les récits que lui faisait l’Amica de ses observations à la faculté où elle enseignait, constatant l’incapacité des ses étudiants en littérature fine à définir, précisément les notions et nuances distinguant les réalités de l’amitié et de la dilection sympathique, de la passion ou de l’émotivité compulsive, sans parler des degrés (au sens shakespearien de degree subtilement hiérarchisé ) de l’Amour avec un petit ou un grand A - et quels rires ils avaient alors partagés, comme ce soir il rit de tout ça avec son ami Corentin, le seul jeune écrivain de sa connaissance avec lequel, comme avec l’Amica, il puisse parler tout librement, et sur la base d’une expérience déjà crédible en termes de psychologie scientifique – le lascar est un amoureux avéré depuis sa treizième année et sa connaissance en matière de rupture en fait notamment une sorte d’expert, ses romans traitent plus particulièrement du thème de ce qu’on peut dire l’Amour qui n’est pas aimé, la passion vive mais sans vraie réciprocité, Corentin passe parfois pour un jeune cynique désabusé alors qu’il est un cœur tendre et limite romantique, et en amitié un mec fiable qui passerait tous les tests de qualité, et là l’Amico en revient aux critères détaillés par le roman américain qui situe la soirée qu’ils viennent de passer, au bien nommé Café des Amis, au top niveau de l’appli VeriPote…
     
    Image JLK: Corentin au Café des amis, l'autre soir.

  • Pater noster

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    Frères et sœurs
    (Chronique des tribus)
     
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    Sa sœur puînée lui ayant rappelé, l’autre soir, que la date du 6 mars coïncidait, 42 ans après, avec le dernier dimanche qu’ils avaient passé, la petite tribu, autour de leur père, le fils cardiopathe, écrivain à ses heures, retrouve l’évocation qu’il a faite de ce jour d’entre les jours, intitulée Tous les jours mourir, tout en se rappelant la fin de vie de son paternel, entre parties de tennis et séjour à deux dans la petite maison de la Costa Brava, ou comme une amitié s’était fortifiée entre eux sans beaucoup de confidences pour autant - sans être taiseux, le cher homme était à la fois réservé, timide et discret -, et plus que jamais, aujourd’hui, le fils mesure et apprécie combien la personne de son père, quasiment sans aucune injonction morale ou autre directive explicite, l’a marqué par ses vertus de modestie et d’intégrité, de mesure et de sens commun, mais aussi, comme par défaut, par l’excessive soumission à la conformité qui l’a sans doute empêché de se réaliser plus entièrement - lui qui rêvait de devenir architecte et que la volonté paternelle a écarté d’études trop onéreuses pour le contraindre à accomplir un apprentissage de commerce -, avant d’endosser des responsabilités familiales tôt marquées par la nécessité, l’économie dont sa conjointe serait la gardienne sourcilleuse, les contraintes extérieures aussi (la guerre, la mobilisation aux frontières, etc.) et les années passant, une accession au poste d’inspecteur de sinistres représentant à la fois une promotion notable et un accroissement de son stress personnel par l’obligation de lutter pied à pied, quotidiennement, avec des assurés neuchâtelois connus pour leur rapacité et leur mauvaise foi légendaire, puis avec des assurés valaisans non moins connus pour leur mauvaise foi et leur rapacité tutélaire, bref la retraite aura représenté pour leur cher père une délivrance idéale lui permettant de s’adonner plus tranquillement à ses diverses occupations de jardinage et de peinture sur porcelaine, et, plus que tout, d’accomplir avec leur mère de longs et fructueux voyages pleins d’enseignements divers avant les atteintes de l’âge et de la maladie qui ne l’auront jamais aigri ni éloigné non plus de ses enfants et autres rejetons auxquels il aura voué, toujours, la même bienveillante attention…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • À jamais les toujours

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    Ils s’étaient perdus en chemin,
    cela faisait du temps,
    de longues années quand,
    avant de se retrouver seuls,
    ils allaient par les prés,
    en bandes de petits bandits
    chasser les abrutis
    des quartiers ennemis jurés -
    les jurements de par le sang
    les liaient à jamais -
    enfin le jamais des enfants…
     
    D’aucuns ne comprendront jamais
    la magie d’une fois :
    cette foi qu’on avait
    en murmures sous le toit des draps:
    il était une fois…
     
    C’est une société cachée
    sous le couvert des mots.
    à demi-mot je te connais ,
    toi la sincérité,
    toi le bienveillant accueil ,
    toi le vieux camarade,
    toi la secrète confidence
    défiant la camarde,
    toi la chance donnée,
    toi le plus tendre conseiller,
    vous tous et vos toujours -
    enfin le toujours des vivants…
     

     

  • Le plus doux parfum

     
     
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    La vieille Rose s’en ira:
    c’est le plan général,
    les rosiers premiers affligés
    seront le plus à mal,
    mais pas un sanglot ne sourdra
    là-bas de leurs allées,
    ni des rangées de fraisiers,
    ni des halliers ni des ronciers -
    pas une larme-là,
    fors celle du jeune jardinier
    au regard d’épervier
    et au dehors tout parfumé -
    Céleste fleurant la rose …
    Céleste est un garçon modeste
    ignorant l’Internet:
    sa mère l’a reçu comme un don
    du surnommé Frelon
    bientôt reparti sous bannière
    s’en mourir à la guerre -
    et tel est bien le plan fatal
    que Céleste dormant au val
    déplore que ça fout mal -
    c’était sa mère et l’amertume
    le tue sur son enclume…
     
    Mais voici qu'à présent Rose
    au jardin se repose,
    se dit, en aparté,
    Céleste le doux jardinier,
    et le printemps dans le jardin
    s’occupe à autre chose;
    il y a de la guerre au loin
    où s’enivrent les pères,
    or Céleste s’en tient
    à jardiner loin des misères -
    Céleste est au parfum,
    et nulle rose n'a de fin…
     
     
     
     
     

     

  • Bacon

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    Leur cri dit une telle horreur


    qu’aucun espace circonscrit,


    chapelle vaticane ou palais babylonien,


    ne peut le contenir sans la folle beauté


    de la couleur à l’état pur.


    Sur sa chaise électrique


    le pape hurle à la vie,


    tout à fait seul là-haut


    dans ses marbres hallucinés,


    et le chien martyrisé lui fait écho.


    La mort n’est jamais invitée.


    L’alcool fort et l’orgie de chair


    illuminent le tableau.


    L’atelier creuset de tout ça


    est un bordel immonde,


    mais de cette gadoue


    est né l’enfant du monde.

  • Jeunesse ne passe

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    Je me sens tout amenuisé :
    considérant mes pieds
    étrangement plus près qu’hier,
    je flaire comme un rétraction
    de mon proche univers,
    et mes bras brassent plus étroit,
    et les murs étrécis,
    et l’énergie comme en sursis,
    les lointains s’éloignant
    à l’avenant des trains
    qu’on entendra de moins en moins -
    les trains et les avions…
     
    Le vieux camelot me pince :
    il voudrait négocier :
    que je le douche et le rince,
    que je rende à ses pieds
    son ancienne élasticité,
    que je lui masse la férule,
    et l’aide à fausser les calculs
    alors que le pauvre se tasse
    sous le poids de la guerre lasse,
    et voit sa vue comme embrumée,
    ses bras embrasser les nuées
    tandis que le sage ressasse :
    tout passe nom de Dieu…
     
    Mais à la fin vous m’ennuyez
    chante le beau ménestrel,
    à l’orée des bois écartés
    où vont les demoiselles
    et les ardents déculottés,
    malicieux rebelles
    arrogants, infidèles,
    défiant les arrêts du Temps
    et souriant à Dieu
    le voyeur féru d'anathèmes,
    adonnés à la seule Chose
    qui de la prose fait poème…