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Seul, dans la blancheur de la page. ( Charles-Ferdinand Ramuz )

Par Jmlire

Seul, dans la blancheur de la page. ( Charles-Ferdinand Ramuz )

" Là où il n'y a plus rien, là où il n'y a plus personne, là où il n'y a plus d'arbres, ni de buissons, ni même d'herbe, rien qui soit en vie, sauf quelques mousses rouges et jaunes qui font comme de la peinture sur la roche, à certaines places ; - et une pierre roulait, puis Joseph avance le pied, cherchant un appui sûr pour le tranchant de la semelle. Déjà, si on avait pu le voir, il n'aurait pas été plus gros qu'un point, vu du bas du glacier, puis il n'aurait plus été vu du tout, et il aurait été comme s'il n'était pas... On ne sait toujours pas où il va. C'était une levée de rocs noirs d'humidité et frangée de blanc dans le haut, et toujours personne. Personne ne semble être venu ici depuis le commencement de la terre et n'y avoir jamais rien dérangé, sauf qu'à présent un homme continuait d'écrire les preuves de son existence, comme quand on met des lettres l'une à côté de l'autre, pour une phrase, puis encore une phrase, dérangeant ainsi le premier la belle page blanche par ces traces qui se voyaient de loin. Où est-ce qu'il va ? De nouveau, on se demandait :"Où est-ce qu'il peut bien aller ?" car il ne semblait pas qu'il pût y avoir sur ce point aucun passage, pourtant Joseph allait toujours. Et, un instant après, en effet, on a compris ; il n'y a eu qu'à prolonger de l'œil la ligne déjà tracée par Joseph pour qu'on la vit venir se heurter à la partie d'en bas d'une sorte de long et étroit couloir rempli de neige, aboutissant dans le haut à une entaille carrée : une fenêtre, tout à fait une fenêtre par la forme, avec une vitre de ciel, et on l'appelle la Fenêtre du Chamois. C'était là-haut, entre deux dents, et le couloir qui y menait montait directement, mis debout avec sa blancheur contre la paroi, comme une échelle. Le Pas du Chamois, c'est le nom qu'il a, et en haut du pas est la Fenêtre du Chamois, qui est le nom qu'on lui donne ; qui est le nom qui lui a été donné par les quelques-uns du moins qui s'y sont risqués, des chasseurs ; - et on tourne par là la chaîne sans trop de peine, ni de détours.

Ils mettent le fusil au travers de leur dos, car ils ont besoin de se servir des mains et des pieds ; ils ont un sac avec leurs provisions dedans, ils ont des jambières de cuir ; - maintenant c'est le tour de Joseph, mais lui sans sac, ni jambières, ni fusil ; en habits du dimanche, un bâton à la main. Ils ont un cornet pour s'appeler en cas de besoin, ils sont plusieurs ; - lui était seul, n'ayant pas de cornet, n'ayant personne à appeler, marchant dans la neige pâle et dans l'espèce d'ombre que l'arête d'ardoise portait en avant d'elle..."

Charles-Ferdinand Ramuz : extrait de " La grande peur dans la montagne", " Éditions Grasset et Fasquelle, 1926. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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