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(Note de lecture) Etienne Faure, Vol en V, par Myrto Gondicas

Par Florence Trocmé

l'allure du fruit à venir à son tour,
pays, origines, hors cela, il emprunte
au début sous le nom de rue, pont, grève
un parcours exempté de fil, anonyme,
laissant l'impasse pour attraper les quais
via les passages, les cours et circuler
inclus dans la foule en mue sans arrêt
selon l'heure ou l'allure à laquelle on passe,
interdit soudain sous un nom, un bouquet
au mur scellé (mortellement blessé)
après la chute de naguère, le bruit d'un corps au sol,
épitaphe à jamais cernée du crible des impacts
encore aux murs, semblant redire : passant,
nous allons mourir, et personne n'en saura rien,
ou bien continuer de parler aux vivants
plus avant, ceux qui vont te survivre
- et le flâneur éclairé sous un angle
un instant exposé au soleil du soir,
médite à découvert avant de traverser vite,
regagner l'ombre.
passage à découvert
(121)
la même pulpe amère qui l'aura porté
parmi d'autres pépins d'orange ou de citron, tétins
qui font les seins des tableaux accrochés haut
dans les musées au soleil encore vert
ou écrasant de chaleur après l'orage
quand l'ocre fruit gisant sur le gravier
est mûr, tombé maintes fois depuis que l'arbre
en surplomb du jardin attend - vanité des mains -
une vague cueillette, un saisissement, vieil enclos
autrefois cerné d'eau, presque une histoire de
paradis terrestre après rachat devenu public,
où il fait bon aller comme on effleure
de l'épaule un agrume, un jasmin - senteurs
d'éther et de citrons pourris par terre
jour et nuit qui exhalent.

promenade amère au jardin public

(70)
*
(Note de lecture) Etienne Faure, Vol en V, par Myrto GondicasCertains, dit-on, s'arrêtent avant le chiffre sept ; pour d'autres, la création - entendons aussi bien : la poésie - est une affaire continue ; ainsi d'Étienne Faure, qui nous offre ici son huitième recueil, ample récolte dont les prémisses, comme de coutume, se donnèrent d'abord à voir dans le monde accueillant et divers des revues.
La construction de l'ensemble apparaît très pensée, sans rien céder aux symétries de complaisance. Dix rubriques, dont la sixième, " Plein Sud ", se divise en trois parties (Tableaux d'Espagne - D'hémisphère Sud - Huit soleils) ; elles sont de longueur sensiblement égale sauf une sorte d'insert qui ne compte que deux poèmes, " Traversée à pied ", et la dernière, plus courte : " D'un coup d'aile ". S'ajoutant au thème toujours présent de la ville observée, parcourue, s'annoncent d'emblée des explorations plus vastes, montagnardes (" Alpages ") ou méridionales " Plein Sud "). La dernière fait écho au titre : un envol.
Le titre, justement. On peut y voir une évocation traditionnelle de la poésie (le poète est chose légère), incarnée dans la figure de l'oiseau, corps emplumé ou, comme on lit dans un poème, plumitif ; cet oiseau qu'on retrouvera comme un fil rouge, migrateur (p. 58 s., passim), évoquant la forme d'un livre (p. 116) ou, par renversement de la métaphore habituelle, celle d'un avion (p. 110). Mais on y lit aussi une revendication de vérité, comme " un grand V dans le ciel qui passe " (p. 16).
Une forme favorite est toujours là : la phrase unique s'étendant sur une page, se bouclant souvent sur elle-même par le retour d'un mot ou d'un thème initial. Mais on trouve aussi des poèmes en deux phrases ; des poèmes plus longs, ou plus courts. Dans ce qui apparaît comme des séries, on note le retour d'un même mot (ou bien d'un synonyme) : ainsi " fenêtre " ou son équivalent (soupirail, croisée) est présent une fois dans chaque poème de la première partie, à des places différentes. Ces mêmes fenêtres reviennent d'ailleurs dans d'autres parties, et l'on a pu remarquer que les poèmes eux-mêmes, en tout cas les moins longs, y ressemblent par l'effet de cadrage, et par une légère distance vis-à-vis de l'objet.
Le rythme impair domine, mais l'auteur accepte plus qu'avant des cadences paires : décasyllabes, par exemple, et même ce grand niais d'alexandrin (inapte à contrer l'air qui hésite à sortir ; des saris, des sarongs, des toges, tout un monde [...]), parfois dissimulé parce qu'à cheval sur deux vers, ou tenant grâce à une prononciation familière qui élide l'E muet. Par ailleurs, le vers se finit volontiers sur un mot-outil la plupart du temps monosyllabique, qui à la fois arrête et marque une tension jusqu'au vers suivant (...où la flamme s'éprend, s'active et se consume en /...) ; ces enjambements particulièrement transgressifs scandent le recueil ; on trouve même, audacieuse acrobatie, un mot coupé en fin de vers (Amster- / dam), qu'on peut comprendre comme un discret calembour... Ses lecteurs le savent, la poésie d'Étienne Faure ne rime pas ; mais on trouve ici des échos internes au vers (le gel est tel ; canal de l'Ourcq bordé de roux, etc.)
Et puis le je ne s'absente plus tout à fait ; ne serait-ce que dans la partie " Que ne suis-je ", où d'ailleurs le poète s'identifie à des objets divers, choses (Que ne suis-je en laiton [...], un chat, ou se projette dans une scène érotique, qualifiée, on ne se refait pas, de course passionnelle [je souligne].
Les thèmes, divers, seraient trop longs à détailler. On note la prédominance de la promenade ou flânerie ; des cimetières, dont la récurrence évoque celle de la mort dans Horizon du sol ; des foules urbaines, bien sûr, comme dans La Vie bon train ; et des oiseaux, souvent évoqués par leur voix, quelquefois muets. Le registre est celui d'un lyrisme mat, qui ne hausse guère le ton. On y trouve une attention particulière aux mots étrangers, ou à des tours de la langue quotidienne (le je t'm des sms, etc.), parfois quasi oubliée - ces expressions fonctionnent comme des espèces d'inclusions, d'ailleurs rehaussées la plupart du temps par l'italique. Ou encore un jeu avec des expressions usuelles détournées (semonces d'automne, traction d'avant-guerre...). Suivant un usage qui le précède, l'auteur transpose souvent les scènes et les objets décrits sur le registre de l'écriture (...hommes à la rue qui s'en vont un à un / tel un éphéméride effeuillé). On note aussi une citation (unique à chaque fois) de formes existantes : haïku, calligramme (poèmes au bord et le trouble dans la section " Dix flaques ").
Nous avons donc affaire ici à une poésie très consciente d'elle-même. De son histoire, aussi : ce dont témoignent les hommages répétés aux grands aînés, cités en épigraphe (Hölderlin, Apollinaire...) ou bien salués d'une citation enfouie, ou d'une simple allusion (Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire encore, Louise Labé, etc.). S'il s'est souvent cantonné à des formes closes, d'une apparente modestie, on dirait qu'ici l'auteur vise à balayer les registres de la poésie aussi largement que possible, tout en s'inscrivant (comme il le faisait dans le dernier poème de Ciné-plage) dans une longue tradition, sautant par-dessus les siècles et les genres. Or, ce faisant, il modifie sensiblement - comme on l'a vu plus haut - sa propre écriture. On aurait pu se demander si, dans ce huitième recueil, Étienne Faure arriverait à se renouveler ; c'est bien le cas : pari amplement tenu. On avalisera donc sans hésiter la revendication tranquille présente en filigrane dans le titre, à travers un autre V : celui de la victoire.
Myrto Gondicas

Étienne Faure, Vol en V, poèmes, Gallimard, 2022, 135 p., 16€
Extrait (choix de la rédaction)

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