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La grande parenthèse de l'écrit. ( Marc Dugain. )

Par Jmlire

La grande parenthèse de l'écrit. ( Marc Dugain. )Marc Dugain, 2013

" La grande parenthèse de l'écrit avait duré à peu près six mille ans avant de se refermer sur le pragmatisme de l'insouciance et de la vacuité. L'écrit existait toujours, mais il n'était plus qu'une traduction instantanée de la parole ou même, dans certains cas, de la pensée. Poussés par cette impatience chronique qui explique une grande partie de nos avancées technologiques, nous avons fait en sorte de ne plus avoir à écrire, d'abord parce que cela prend plus de temps que parler et qu'ensuite cela requiert un minimum de notions d'orthographe qui se sont évaporées tranquillement au cours du siècle dernier au point de rendre les écrits d'une grande partie de la population totalement phonétiques. Au lieu d'y remédier par un meilleur apprentissage des règles de l'écriture nous avons préféré prendre le chemin le plus court, celui qui demande le moindre effort, qui réduit notre impatience, le chemin technologique. Dès lors écrire est devenu désuet. Les textos comme les mails étaient parlés et directement traduits en écriture. Dans le sens contraire, il était loisible à chacun d'entendre ce qui était écrit pour éviter l'effort de la lecture.

Mais l'écrit n'avait pas disparu, il était plutôt réservé à une élite isolée qui cultivait jalousement, avec soin, son obsolescence. Et puis, toujours dans cette même logique de préserver l'individu de tout effort, l'oral a cédé devant la transmission directe de la pensée à une machine. Convertir une pensée en langage exprimé nécessite un effort dont la grande majorité des individus se voyaient bien s'affranchir. Au moyen d'une connexion simple avec une machine, il est devenu possible de transmettre par écrit ses pensées. Nous en somme aujourd'hui au stade où nous essayons de communiquer de pensée à pensée sans intercession ni de l'oral ni de l'écrit mais on ne sait pas encore gérer distinctement le flux des bonnes et des mauvaises pensées, ce qui complique considérablement cette avancée technologique.

Enfant, je me souviens de mon père me lisant le Roman de Renart le soir avant de m'endormir. Un jour il m'a expliqué que le désignation d'une histoire comme roman venait de l'époque du Moyen Âge, quand certains auteurs se sont mis à écrire dans la langue commune, celle du peuple, le roman. Pour les écrits, l'élite se réservait le latin, la langue des clercs. On a visiblement longtemps écrit le latin alors qu'on ne le parlait quasiment plus. Ces derniers temps, les médias ont remarqué un regain d'intérêt pour la lecture des romans. Il semblerait qu'une partie, certes encore infime, de la population se lasse de toutes les fictions qui lui sont présentées par les grands diffuseurs et leurs plateformes. Ces films, ces séries, étant tous élaborés à partir de données recueillies sur les goûts du public, relèvent d'une démarche scientifique et commerciale de connaissance des aspirations du spectateur très précise qui, une nouvelle fois, ne laisse aucune place à l'incertitude. On ne peut plus être déçu par un jeu vidéo, ni par une série. C'est ainsi que certains ont eu l'idée de revenir au roman aléatoire qui n'a pas été écrit en fonction des attentes du public telles qu'elles sont recensées. Nombre de ces romans sont décevants, c'est le risque, leur sujet passant complètement à côté de l'intérêt du lecteur, mais d'autres ressuscitent miraculeusement le roman comme oeuvre d'art, au sens de l'intimité qui se crée entre deux personnes qui ne se connaissent pas. Cette magie improbable, des hommes et des femmes sont de plus en plus nombreux à vouloir l'expérimenter au hasard d'une lecture quand soudainement ce qui est écrit formalise magnifiquement ce que le lecteur ressent mais qu'il n'a jamais été capable d'exprimer et qu'un inconnu a traduit en mots selon un ordre poétique..."

Marc Dugain , extrait de "Transparence" Gallimard, 2019.

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