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(Note de lecture) Élodie Petit & Marguerin Le Louvier, Anthologie douteuse, par Romain Frezzato

Par Florence Trocmé


Anthologie douteuseLe bouleversement épistémologique apporté en France depuis une vingtaine d’années par les études de genre n’a pas fini d’influer sur le champ littéraire. Si en Amérique, au nord comme au sud, et plus largement dans les mondes hispaniques et anglo-saxons, la poésie s’y est d’ores et déjà rendu poreuse (pensons entre autres à Los putos de Ioshua paru chez Terrasses éditions en 2021 ou aux Poèmes queer de Txus Garcia aux Presses universitaires Blaise-Pascal en 2020), les poètes francophones peinaient encore jusqu’à peu à intégrer à leur esthétique ce phénomène. Il y a pourtant en France une certaine tradition de la poésie homosexuelle qu’incarnent des auteurs comme Jean Genet, William Cliff ou Stéphane Bouquet. L’Anthologie douteuse regroupe les fanzines auto-publiés entre 2010 et 2020 par Élodie Petit et Marguerin Le Louvier. Les deux autrices se revendiquent, chacun·e à sa façon, d’une certaine subversion queer prolétaire. Élodie Petit, du reste, est membre du collectif d’autriX (sic.) RER Q aux côtés de Rébecca Chaillon, Camille Cornu, Wendy Delorme, Claire Finch et etaïnn zwer. Poésie activiste en somme. Les titres des fanzines (des imprimés à tirages et couleurs variables de format A5 ou A6 agrafés) parlent d’eux-mêmes : Celui qui ne pleure pas est inérotique ; La France venait de me plaquer et je n’attendais personne ; Je gicle sur ton mari, petit manuel à l’usage de la connasse que je ne serai jamais ; Stupre, Arthur Rimbaud, la gouine. On aurait tort cependant de ne voir dans cette production qu’une série de tracts queer à simple vertu de déstabilisation des frontières de genre, de classe et de sexe. Si les textes de Le Louvier sont plus majoritairement des essais croisant études de genre et études culturelles, ceux d’Élodie Petit s’égrainent en longues liasses rétives au sein desquelles le vers libre se charge de lexiques encore inouïs. C’est que l’autrice revendique une esthétique lesbienne prolétaire révolutionnaire, d’inspiration urbaine, en prise directe avec le contemporain. Le détournement de figures culturelles (Jacques Lang, Patricia Kaas, Michael Jackson, Arthur Rimbaud), tordues, queerisées, confèrent à l’ensemble une allure post-moderne détonante. On songe à Kathy Acker. C’est pourquoi la ville s’y trouve arpentée, absorbée, observée, rejetée. Dans Extérieur queer, Le Louvier analyse l’urbs, superpose à l’espace aseptisé de Lyon une agora gay, une hétérotopie queer suintante, résistant au dictat straight : « Aujourd’hui j’ai trouvé que les quais de Saône sentaient la bombe à chiotte. Moi j’aimais bien ce petit marécage pisseux, où les moches venaient s’agglutiner, aujourd’hui les quais on dirait une putain d’avenue pour les défilés militaires sauf que c’est les poussettes d’hétéros qui défilent. » Si Élodie Petit souhaite « s’insoumettre à la loi du dedans », c’est pour mieux faire entrer la ville dans le vers. Ici, le poème se coltine le réel, se coltine le bitume, les buildings, se coltine le dehors – nimbé du suc urbain. Poétesse des villes donc, comme il existe (encore) une poétesse des champs : « Le paysage est plombé – béton, fleurs-buildings, barres de rangement de gens sombres, abris précaires de l’amour conditionné. » On traverse les poèmes d’Élodie Petit comme on explore les cités, les capitales, les réseaux suburbains. Loin des centres historiques cadenassés, celle-ci donne à voir le monde commun : « la lumière du soleil entre par la fenêtre / en observation de la répétition du pire / de déplacements en suc sale et trajets inutiles / tandis que la rouille érode nos regards / posent des rochers pour déloger les corps vivants / sur les rebords des fenêtres les pigeons chient chaque jour / les poubelles lancées par-dessus / les rats se nourrissent en bas des immeubles. » En brandissant, stoïques, une identité socio-sexuelle et politique, Élodie Petit & Marguerin Le Louvier donnent à la poésie l’occasion de muter. C’est que le texte ne peut sortir indemne d’un corps à corps avec le lieu.
Romain Frezzato
Élodie Petit & Marguerin Le Louvier, Anthologie douteuse, Rotulux Press, 2021, 22 €.
Un extrait :
CELUI QUI NE PLEURE PAS EST INÉROTIQUE – Élodie Petit (2016)
j’ai imaginé un horizon sans corps lourd sur mon ventre
où le masculin ne déteignait pas sur mon humeur blanche
où les mers se retrouvaient en marées la nuit tombée
un paysage désenclumé et idéal
l’empowerment de mes cheveux jusqu’à mes fesses
– une crinière châtain
une parure interminable aux coquelicots dorés
qui fend mon dos jusqu’au bas de mes reins
sans soutien-gorge
une femme-footballeur au bol brun, le visage caché par les plantes
une terrasse en toit, rectangle de murs peints
parfait objet d’ambition de nuits douces
l’alcool, la vertu des damnés
nos hanches pointées contre la pelouse silencieuse
le train a mené la route qu’il devait Nord
Bolas de Berlin en paysage en roches noires
ma main dans tes cheveux, bataille
habiter nulle part, juste son propre corps


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