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(Note de lecture) Simon Hantaï, Ce qui est arrivé par la peinture, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Hors peintre

Simon Hantaï  ce qui est arrivé par la peinture
Le fait que Simon Hantaï ait été très proche d’André Breton et qu’il ait, tard dans sa vie, entretenu des correspondances avec des philosophes et écrivains très intéressés par son travail (Jean-Luc Nancy, Jacques Derrida, Hélène Cixous) rend la lecture de Ce qui est arrivé par la peinture à l’Atelier contemporain passionnante pour qui s’intéresse notamment au surréalisme et à toutes les ruptures qui font partie de son histoire. L’autre raison de découvrir textes et tableaux (volontairement jamais mis en cadres) est qu’Hantaï lui-même a consacré le tableau Peinture rose, à l’écriture, copie de textes anciens notamment, recouvert d’une écriture minuscule sur toute sa surface, et de nombreux tissus dont le merveilleux batiste presque translucide...
Qui trace sur qui, « le tissu mange le texte » écrit Nancy à Hantaï, et il ajoute « Vous êtes très écrivain, dans votre genre, si je puis dire avec je puis dire avec légèreté ». (Lettre du 13/9/99).
Ce recueil de textes et d’entretiens écrits et menés de 1953 à 2006, deux ans avant la mort du peintre, dans l’édition préparée avec soin et grande compétence par Jérôme Duwa, retrace la trajectoire picturale et intellectuelle d’Hantaï, très proche du surréalisme avant d’opérer une rupture fracassante avec lui (avec André Breton, son représentant quelque peu autoritaire) à la suite de sa découverte de Pollock que n’aimait pas Breton.
Jérôme Duwa publie les textes de façon chronologique, avec deux textes qui charpentent l’ensemble, Une démolition au platane, écrit en 1954 avec Jean Schuster, et Manière d’introduction au travail préparatoire de l’oeuvre. Eminemment surréaliste, le premier texte vise à « relancer l’automatisme » en peinture. Mais peu apprécié par Breton, alors même qu’il proposait une vraie réflexion (mais ceci est anti-surréaliste), et arrivant vers la fin de cette époque si novatrice, ce texte théorique qui interroge le rapport à la réalité mais aussi les rapports entre connaissance et jouissance sombra dans l’oubli. Il reste pourtant extrêmement actif dans sa puissance. Dans le second, manifeste violent pour entériner la rupture avec le surréalisme, on voit à quel point Hantaï avait besoin de réfléchir à une éthique du travail, et à son rapport au réel.
Il évoque dans les entretiens le travail de Michaux auquel il ne reconnaît pas vraiment le statut de peintre (avait-il tort ? Je ne crois pas, ce qu’a fait Michaux reste de l’ordre de la graphie).
Il aborde en 1960 sa méthode de pliage qu’il dévoile devant Alfred Pacquement. N’importe qui pourrait le faire mais n’importe qui n’y a pas pensé. Et dit Hantaï « par le pliage, le bord entre dans la danse » (ce qui nous ramène à Matisse…).
C’est Pollock qui lui donné l’impulsion.
« La toile devient vivante, elle travaille comme un ventre » dit Jérôme Duwa, Hantaï ajoute dans un entretien avec Jean-Michel Maurice : « je demande à cette toile de travailler » ou à Jean Daive « j’ai une toile, je ne sais pas ce que je dois-peux faire avec ça. Alors je demande aussi à la toile ». Voilà, « faire face à ce qui est arrivé en peinture, à la peinture. » (Hantaï commentant le tableau « Dell’Orto, Mariale MD », en 1962). Dominique Fourcade évoque « La situation du peintre vis à vis du champ à peindre… Il faut se mettre face à de l’inconnu et faire en sorte que cet inconnu demeure aussi longtemps que possible inconnaissable. … Pliant sa toile avant de la peindre, Hantaï s’enlève toute possibilité de savoir à l’avance ce qu’il va peindre ». Hantaï laisse des espaces non peints, qui le seront éventuellement beaucoup plus tard, « le non peint devenant actif ». Avec la question concomitante de la couleur qui surgit, Hantaï interroge Cézanne mais surtout Matisse, fondamental pour lui, dont on reconnaît l’influence décisive dans certains tableaux.
Une autre des questions importantes d’Hantaï est celle de la non propriété de l’œuvre et de ne pas en faire un objet de la société du spectacle comme dit Debord souvent évoqué, amenant Hantaï à opérer un long retrait de sa galerie et des ventes.
Jérôme Duwa a alterné finement les présentations de l’évolution d’Hantaï avec des entretiens parus en revues et devenus introuvables (avec Georges Charbonnier, Geneviève Bonnefoi ou Dominique Fourcade) et des commentaires d’Hantaï lui-même sur ses toiles, avant un cahier couleurs de reproductions et photographies.
Ce peintre qui, comme dit Didi-Huberman, a opéré « un renoncement progressif au calcul pictural » et pour qui « donner à voir ses toiles ne soit ni les donner en spectacle ni les mettre en vente » avait une vraie éthique de l’œuvre, mais aussi, comme on l’a vu, une idée très précise de ce que lui avait à faire vis-à-vis de ses toiles : « Laissons les choses travailler, presque sans y penser » écrit Hantaï à Nancy (lettre du 1/4/2000), qui se considère comme un artisan qui met de la peinture, la râpe, l’étale, la creuse, puis la laisse agir, vieillir, se salir, à travers nœuds, mailles, filets et boucles. Il a souvent parlé de son travail de pliage à l’aveugle, en aveugle, la taie des tissus comme posée sur son œil. « Quand je plie, je suis objectif et cela me permet de me perdre » cite Didi-Huberman. Effacement de l’artiste pour que le travail apparaisse, voire aveuglement volontaire du peintre dans le même but.
La belle correspondance avec Hélène Cixous porte essentiellement sur Peinture rose, ce tableau écrit et sur le Tablier, cette toile pliée, extraordinaire, très sombre, comme cirée, qui ressemble comme deux gouttes d’eau au tablier de la mère de Hantaï. Hélène Cixous part du rose de Peinture rose, en écho à La rose de personne de Paul Celan, à travers le nichts (le rien) du poète et du peintre. Et le Tablier est le rosebud de Simon Hantaï. C’est Simon   
Hantaï, Hantaï le fils comme c’est Paul Celan le fils, les fils à jamais endeuillés.
Celui dont le nom originel est Simon Handl, à une lettre près : la main (die Hand), a choisi l’entaille dans la toile et les tissus, laissant la peinture travailler par elle-même.
Je me souviens : mon enfant encore petit m’accompagnait à une exposition d’Hantaï rue de Lille me semble-t-il, à Paris, il y a longtemps. Il m’a vue littéralement fascinée. Je lui ai expliqué les toiles enterrées puis ressorties des années plus tard, avec ce travail « hors peintre », en quelque sorte. Il m’a vue, fascinée oui et dans une joie immense à voir cette exposition, étonné et peut-être un peu jaloux.
De retour le lendemain il m’a apporté un petit paquet fermé de tous les côtés et en tout sens par du scotch noir, de pas plus de trois centimètres peut-être, en me disant « tiens, je t’ai fait un Hantaï ».
Ce petit « Hantaï » a pris juste un peu de patine, mais je ne l’ai jamais ouvert.
Isabelle Baladine Howald

Simon Hantaï, Ce qui est arrivé par la peinture, textes et entretiens, 1953-2006, édition établie et présentée par Jérôme Duwa, l’Atelier contemporain, 2022, 300 p, 25 €
Simon Hantaï, Jean-Luc Nancy, Jacques Derrida, La connaissance par les textes, Galilée, 2001
Simon Hantaï, Jean-Luc Nancy, Jamais le mot créateur, correspondance 2000-2008, Galilée, 2013
Hélène Cixous, Le tablier de Simon Hantaï, Galilée, 2005
Georges Didi-Huberman, L’étoilement, Minuit, 1998


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