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ELGAS : Mâle Noir

Par Gangoueus @lareus
ELGAS : Mâle Noir

Je termine l’année avec trois formidables romans. Mâle Noir fait partie de ces trois ouvrages avec quelques similitudes avec le roman Kipiala de Bill Kouelany. Si, je suis téméraire et capable, je vous proposerai une analyse comparée des deux romans...


En attendant, je veux me concentrer sur ce premier roman d’Elgas. Cette précision est importante. En effet, on aurait pu penser que ce texte serait un récit à l’instar d’Un dieu et des moeurs publié en 2015 aux éditions Présence Africaine. J’aimerais redire les réserves que j’avais exprimées pour ce précédent texte pour mieux souligner les qualités du nouveau projet de l’écrivain casamançais. Je lui reprochais à Un dieu  et des moeurs d’être un texte à thèse avec un point de vue trop extérieur pour avoir une bonne réception dans son pays. Avec Mâle noir, nous sommes dans un autre registre, pour mon plaisir de lecteur et pour les questions qu'il pose sur des masculinités d'afrodescendants.

Le post-doc

Avec Mâle noir, nous sommes dans une approche tout autre. Le terrain de l’action n’est plus le Sénégal même si ce dernier est naturellement présent puisque le personnage narrateur est un étudiant sénégalais qui soutient une thèse en anthropologie sur le thème des transferts d’argent des migrants vers leurs pays d’origine. Sujet qui a fait récemment jaser sous les chaumières dans le cadre de la pré-campagne électorale française. Mais bon, ce n’est pas le sujet fondamental du texte. Le narrateur évoque cette soutenance qui marque la fin de l’innocence et le début d'une phase de fragilité après la longue période de planque que ses études universitaires ont constitué pour lui. 
« Je fus reçu docteur en anthropologie à l’université de Caen en Décembre 2017, le 21. Tout ce que je découvris ce soir-là, c’est que je devenais officiellement chômeur. J’avais eu un certain talent dans la vie à différer les échéances. C’était une manière  aussi de ne jamais renoncer à l’enfant que j’étais »  p.17 (éd. Ovadia)
Dans cet extrait, il y a toute l’élégance et le style de l'écriture d'Elgas qui soutient ce roman où le sociologue marche en tenant fermement la main du romancier. Avec une capacité à interroger constamment cette période trouble qu’il va devoir affronter. Mais c’est le temps aussi d’analyser des choix qu’il n’est pas forcément le seul à réaliser : 
« Pour être tout à fait honnête, j’avais aussi fait une thèse simplement pour prolonger mon sursis en France. Entre affronter un marché incertain de l’emploi avec un diplôme inutile et rempiler à la Fac, le choix était fait » p.18 (éd. Ovadia). 
Fragilité du migrant.

Des femmes autour du post-doc

Le narrateur va questionner son rapport aux femmes. Avec une distance précise exceptée quand il s’agit de sa mère qu’il introduit au moment où il va la chercher à l’aéroport d’Orly après plusieurs années. C’est une relation complexe. Alors posant les pieds dans le plat. Je suis tenté de faire un lien avec la mère de l’écrivain dans Un dieu et des moeurs qu'Elgas décrit avec une approche très critique. L’écrivain évoque ces retrouvailles très tendues, teintées d’une admiration de la mère pour son rejeton, désormais docteur, mais aussi de récriminations réciproques, sourdes ou exprimées. Tout au long du roman, durant cette année de vie. Cette relation conflictuelle que l’on pourrait même penser intéressée par son aspect financier pose une problématique affirmée par le narrateur : « Vous ne m’avez pas appris à aimer ! » assène-t-il à sa mère alors qu’elle questionne son isolement et le peu de contact qu’il entretient avec les siens, sa famille tant au Sénégal qu'en France.
Le narrateur évoque sa vie amoureuse sous l'angle froid du sociologue qui questionne constamment les événements. Comme par exemple une panne sexuelle qui suscite un ébranlement profond avec une de ses conquêtes plutôt indulgente. Cet instant mérite un arrêt sur discours. Ecoutons le narrateur avant cet épisode dévastateur : 
« J’étais incapable de dévotion, de saisir l’unicité inaltérable des êtres, les envahit totalement de mon amour, incapable de ce qui serait une garde baissée, un partage réel, les yeux fermés, l’abandon, une acceptation de la perte de soi, la confiance en l‘autre. Ce que j’aimais dans l’acte de faire l’amour, c’était encore moi-même. Grand seigneur qui se mirait au corps des amantes. Faire plaisir, faire jouir, objectif que j’avais en vénération, ne devait être que la propre contemplation de moi-même ». p.75 

Le sujet devient donc complexe puisque la sérénité du don Juan est bousculé. Ou du « Mâle Noir ». Le profil animal, bestial qu’on pourrait associer au « mâle noir » peut-il «  s’humaniser » ? Nous sommes dans la caricature. Mais il nous pousse dans nos retranchements. Une rencontre va permettre une bascule du personnage. Avec de nouvelles possibilités sur le plan émotionnel. Tout en analysant. Tout en avançant à tâtons. Melody d'abord. Mélody désirée, Désirée. Désirée ?

Les hommes d’influence

Le narrateur se confronte à d’autres mâles noirs pendant cette année alors qu'un poste de chargé de TD s'offre à lui, avec des heures au compte goutte. Il revisite les lieux par lesquels les études ont conduit ses pas. Doux pèlerinage. Je suis sensible à ce type d’expérience que j’ai vécu. Mon côté nostalgique. Revenir sur le lieu du crime, de la quête, de la formation pour mieux passer à autre chose... Mais ce qui est intéressant dans cette tournée, c’est ce que revisite vraiment le narrateur. A Nice, il retrouve Djitok, son « tuteur ». Un homme venu du Sénégal qui s’est intégré progressivement en France en subissant le racisme de manière frontale. Dans son couple. De la part des filles de sa compagne française. Un homme fort, réduit à cause de sa race et de sa condition sociale. 
« France était une héritière pas très jolie, à la tête d’un beau patrimoine […] Elle avait fait le tour du monde pour se trouver sa perle; elle l’attendait sur le palier d’un centre commercial niçois […] Un mystère restait entier. Je ne savais toujours pas ce que Djitok avait pu trouver à France. Il n’en parlait que très peu comme si une honte l’étouffait. De ce qu’il en disait, il avait aimé sa culture. Il me semblait surtout qu’il ne voulait pas assumer d’être un gigolo »  p.141/p.143. 
Il y a donc le gigolo. On peut penser que le narrateur est condescendant et ingrat en portant un tel regard sur celui qui l’a soutenu durant les années vaches. Il ne se détourne pas de ce qu'il voit. Mais l’analyse du narrateur est froide et il s’est construit en observant de telles figures masculines. Contraintes, soumises malgré les apparences. On pourrait parler de son père, mais nous resterons en France,  à Lyon. Il passe par un salon de coiffure où il avait ses habitudes. Bazile, le maître des lieux est une sorte de mâle alpha qui porte sur le nouveau docteur en anthropologie, le mépris de celui qui gagne ses médailles dans des domaines plus stratégiques. Ici on touche au trash, au politique, à une puissance que dénonce quelque part Fanon dans Peau noire, masques blancs pour le biais malsain de la rencontre avec l'autre. Mais la chute à propos de ce personnage ne manquera pas de faire réfléchir le lecteur. Le narrateur règle ses comptes, tout en expliquant le sens de sa quête et de sa fragilité personnelle. Le mâle alpha donc. 
Parfois, la vie est insoutenable, et certains lâchent prise. Le mâle faible. Un excès de fragilité n'est-ce pas un peu dangereux dans un contexte hostile ?

Pour conclure.

J’ai déjà trop parlé. Elgas comme je l’ai dit en introduction, nous offre son intime, ses questions, sa sensibilité. S’il a une thèse, c’est avec ses tripes et avec une exigence remarquable qu'il l'exprime, sans forcer le trait. Ce qui donne plus de qualité, de puissance, de profondeur à son analyse. Il est difficile pour le lecteur et la lectrice de se tenir à distance, parce que tout sonne vrai. C’est ce qu’on attend d’un roman.
Elgas, Mâle NoirEditions Ovadia, septembre 2021

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