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(Note de lecture), Claude Royet-Journoud, L'usage et les attributs du coeur, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Claude Royet-Journoud, L'usage et les attributs du coeur, par Anne MalapradeParcourue, secouée, stupéfaite, arrêtée, suspendue : voici les effets de la lecture du dernier livre de Claude Royet-Journoud sur mon cœur-corps, sur mon cœur-passion. " L'usage du cœur ", ou comment perturber le cœur des lecteurs que les pulsations cardiaques de ce récit font battre à son rythme tourmenté. " Les attributs du cœur ", ou comment commander des compléments d'objet et d'émotions qui se traduisent en moi par une sourde tachycardie. Du cœur au corps, du corps au cœur, de kardia au " savoir " de la peau : la poésie entière est l'histoire de cette préposition (" de ", " à "), de ce mot discret et essentiel par lequel le sang, comme le sens, parvient à circuler d'un corps l'autre, d'un cœur l'autre alors même que " des articulations sautent ". Rappelons que ce cœur kardia était déjà le titre et l'objet d'un livre précédent de Claude Royet-Journoud paru en 2009 chez Éric Pesty.
Tout commence par des séquences, tout se poursuit par des graphies, tout s'organise autour de scènes. Dix séquences, donc, qui montées, nous " bercent " certes (" BERCEMENT MATÉRIEL, DÉPOSITION "), mais finissent par mieux nous ravir dans ce qui est titré " L'AMOUR D'UNE DESCRIPTION ". Les graphies ensuite : ce sont d'abord le corps des lettres qui nous font passer d'une échelle à l'autre, qui règlent et dérèglent notre perception comme notre point de vue. Constamment, il s'agit de faire le point, ce qui exige une forme de gymnastique physiologique autant qu'intellectuelle - une probité, aurait peut-être proposé Nietzsche. S'imposent aussi ces paragraphes de prose qui, cadrés par deux lignes horizontales, déterminent à l'ouverture du livre une lecture qui exige, plus que jamais, d'ajuster l'image textuelle que notre regard cherche à approcher. Ce sont ensuite les italiques qui enclenchent ce mouvement de va-et-vient consistant à " bercer " le rythme de notre lecture, à l'adoucir peut-être. Ce sont également les crochets qui, bien plus que des parenthèse, situent notre regard et notre respiration dans un espace clos, fermé, duquel il est vain de vouloir sortir. Nos yeux inspirés doivent s'habituer à traverser ces variations de formats et de polices, ce raidissements des courbes, ces axes légèrement déviants, ces panneaux qui n'annoncent ni ne figent rien, mais alentissent notre lecture. Yeux et souffle conjointement impactés, fascinés par " une langue qui/n'existe pas ". Les scènes, enfin : elles correspondent plus ou moins aux dix séquences annoncées. Elles ont en commun de relater un meurtre qui se résout en une énigme elle-même irrésolue. Un meurtre qui renvoie certes à un acte, mais aussi à une " couleur " (p. 44) et un " reflet " (p. 55). L'ombre d'un meurtre et le meurtre d'une ombre ? Ce dernier est en tout cas inassimilable à un temps social - point de chronologie fléchée (" le calendrier est extérieur au temps ") -ou à un lieu circonstancié - on l'atteint par un nombre de pas déterminé. Ainsi le paysage, la chambre se perdent " Dans la nuit et le sable " (p. 23). Ce qui se joue se produit sur une scène achronique et intemporelle. Le présent, l'infinitif, indéterminent les personnages, les figures et les silhouettes. Les animaux et les bêtes rôdent : " yeux brillants de la bête " (p. 69), " [...] l'animal qui règne derrière tout miroir " (p. 82), " surface livrée aux animaux " (p. 36). Les pronoms, eux-mêmes, sont des masques qui veulent l'oubli et se refusent à toute identification. " Les humains sont fragiles " (p. 47).
Alors qu'est-ce que la langue, qu'est-ce que le mot dans la langue, que veut le mot pour la langue ? Ici, toute la langue vise à la dénudation (la découpe ?) du cœur - ce cœur qui désigne aussi bien l'organe central de la circulation que le centre de la vie intérieure. Kardia, en grec, c'est l'intérieur d'un être humain et celui d'une chose. Ce cœur nu ou dénudé fait battre le désir, il attaque et subit les attaques, mais il structure également la syntaxe quand il se fait verbe. " C'est alors que se pose la question de la naissance de l'anatomie, c'est-à-dire l'action de couper pour voir " écrit Jackie Pingeaud (1937-2016), philologue, latiniste et historien de la médecine dont Claude Royet-Journoud rappelle ce propos sur la quatrième de couverture. " Soleil cou coupé ", écrivait Apollinaire. Ici c'est non l'astre mais l'ombre qui tranche le cœur. S'il ne saigne pas, s'il ne cesse pas de battre, c'est que sa fragilité " lui sert d'expédient ". Celle-ci est l'outil et le moyen par lesquels ce même cœur invente une forme, séquence après séquence. Elle raconte toutes ces menaces qui tourmentent la vie du corps et celle de la langue jusqu'à toucher la jouissance. Cette dernière consiste peut-être à réfléchir la nudité hors de toute chair, en deçà de tout visible, au-delà de la représentation, " comme une question/à côté du réel ". La nudité conduit et traverse, elle veille, et transite de l " intime " à " l'événement ". Ce qui a lieu, c'est à la fois l'effondrement intérieur et son extériorisation dans un présent hors de toute temporalité ordonnée. Autrement dit un " renversement " qui défie l'" obstacle ", tous les obstacles, parmi lesquels ce silence au sein duquel quelque chose rayonne envers et contre tout.
Anne Malaprade

Claude Royet-Journoud, L'usage et les attributs du cœur, POL, 2021, 90 pages, 16€
Voir cette page sur le site de l'éditeur P.O.L. où l'on peut aussi regarder une vidéo de Claude Royet-Journoud, parlant de son livre.

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