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(Note de lecture) Christine Caillon, Ou je coule, par Gisèle Berkman

Par Florence Trocmé


Un livre d’heures et de combat

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Ou je coule, très beau titre que le texte explicite sans en dissoudre l’énigme, est un texte vertical comme un cri, hissé comme une voile, un livre tenu et tendu à bout de bras par la narratrice vers celle qu’elle a accompagnée, et qui n’est autre que sa propre mère. « Accompagnement » : terme galvaudé de nos jours, auquel chacun a droit, des scolaires (l’accompagnement se fait alors « personnalisé ») aux mourants (à quand un coaching d’agonie ?) mais qui reprend ici toute sa charge, toute sa force. Car Christine Caillon relate ce qu’est, au sens vrai du terme, accompagner un proche en fin de vie. Elle fait sentir, entre les lignes, dans cette chronique d’un combat perdu d’avance, ce qu’est aussi l’épreuve de l’aidante, elle nous en donne quelques détails frappants - la mère n’a-t-elle pas un sifflet pour appeler sa fille, sifflet dont le son devient un calvaire, poursuit la fille jusque dans son sommeil ? « Je me réveille affolée aux cris d’un oiseau qui ressemblent à s’y méprendre au sifflet que tu embouches pour me demander de l’aide, la nuit de midi, le lendemain de demain. »
Accompagner, ce n’est pas seulement lire à la mère les livres qu’elle a aimés, lui montrer des reproductions de peintures de Titien ou Poussin, ou d’une sculpture de Puget, c’est aussi nettoyer les sanies, éponger la merde et le vomi d’un corps qui lâche, c’est, à la lettre, s’oublier. Et tout cela est dit, en formules que le lecteur, lui, n’oubliera pas, tant elles sont incisées à même la chair, tant elles traduisent une soif de dire, et de dire au plus juste, comme cela fut.
Le texte, lui aussi, se fait accompagnement. Il scande les étapes de ce combat perdu, de ce travail, au sens étymologique du terme, où se défait une vie : « Tu es tout entière dans ton travail. Tu plisses, tu fermes. Tu as besoin de concentration. » La force du texte est là : dans la justesse du regard, dans l’intensité de l’adresse. Car « je », ici, s’adresse à « tu », mourante, l’admoneste, l’engueule, l’implore. Et cela se fait au présent, comme si le drame se rejouait encore éternellement, à chaque étage du temps. Ou je coule est une geste où un « je » tente désespérément de rattraper un « tu » qui cherche à fuir, où ce « je » déploie toutes ses forces, toute sa ruse, pour tenter, en vain, de prendre le néant de vitesse. « Je » et « tu », ce sont la fille et la mère bien sûr, et au-delà, c’est tout le drame grinçant de la précédence et de la succession qui se joue, ce drame où le mort, immanquablement, saisit le vif. Le trouble dégagé par le livre tient aussi à la façon dont s’échangent les figures, dont elles passent au miroir l’une de l’autre. Dans la vie trépassante de la mère, la fille sent couler la sienne. Et cela va jusqu’au point où l’identité vacille, où les pronoms s’inter-échangent : « J’essaierais, à ma place, de ne pas te faire de chagrin. », « Je finis en restant près de toi. / Non, il faut que je tourne la phrase à l’envers. »
Entre-temps, le texte aura eu la précision, la justesse d’une chronique, celle d’une défection annoncée, rythmée par le spectacle des yeux de la mère – « Tu as ouvert les yeux comme jamais », « La nuit tombe vite dans tes yeux de montagne », « Je peux sentir ses yeux. C’est comme si elle s’en servait pour me repousser », « Tu as laissé tes yeux comme des points » … et ce jusqu’à la toute dernière notation: « Tu n’ouvres plus les yeux, demi-lunes. »
Il y a ici une honnêteté sans faille, liée au fait de ne se bercer d’aucune illusion, de ne croire à aucun consolant arrière-monde, et de ne fermer les yeux sur aucun détail, fût-il douloureux ou trivial. L’indignité de la mort, ce qu’elle fait aux corps en les démembrant par morceaux, la souillure qu’elle leur inflige (« Le corps est courageux mais sent mauvais. »), rien ici ne nous est épargné, de même que rien n’a été épargné à la narratrice. Entre la Bible et la merde, une vie achève de s’écouler. Et le texte, c’est sa grandeur, dit à la fois la quête de sublimation et les écoulements du corps, et aussi l’inhumanité tranquille de cet ambulancier qui mange son sandwich devant la mourante, lorsqu’il ne s’agit pas de cette « grande toilette » infligée par une infirmière brutale à qui n’a plus de voix pour protester. Sans parler du protocole de l’ordonnance interminable, où est mentionné, involontaire humour noir : « à renouveler si besoin », ce que la narratrice commente en ces termes : « la blague !»
Mais il arrive à la fille de rêver sur le corps de la mère, de le réinventer, et ce sont de très beaux moments où quelque chose se dit de tous les temps mêlés dans un être sur le départ : « Sur le drap, lumière pensive venue de la fenêtre sur tes doigts qui s’apprêtent au travail de l’agonie : l’anneau des fiançailles, le pouce sucé et l’index moqueur, le majeur érotique et le petit dénicheur, tous là tremblant de ta vie de bébé, de jeune épousée, d’amante et de femme… » Quelque chose est redonné, comme une grâce d’enfance - quelque chose d’inaltérable.
Il est peu de textes qui cheminent aussi près de l’acte de disparaître, le fassent avec une telle rigueur, un tel refus de l’automystification. Et singulièrement, même au cœur de la trivialité la plus nue, on est saisis ici par les trouvailles de la langue : « J’imagine la mort comme une Méditerranée sans marée ».
C’est que la narratrice a des images d’une étonnante justesse, des mots dressés comme autant de petites flammes et qui disent au plus près, sans jamais exténuer la réalité dans une de ces proses comptables que nos temps affectionnent. Et c’est dans ces moments précis que de volontaires torsions sont infligées à la langue, comme dans ce mot magnifique : « Je veux que tu es».
Entre la prose et le poème, un risque est constamment tenu, assumé, maintenu. Après le très beau Autoportrait en arbres (La Pierre d’alun, 2013), Christine Caillon nous donne avec Ou je coule un livre singulier et tragique, un livre d’heures et de combat.
Gisèle Berkman

Christine Caillon, Ou je coule, éditions isabelle sauvage, coll. présent (im)parfait, 2021, 78 p., 14 euros.
Extrait (incipit du livre) :
Elle meurt depuis cinq mois. En même temps, je pense que ce n’est pas facile, on ne peut pas se décider comme ça.
Opérer un tel changement. En admettant que.
Lorsque j’étais petite, je croyais que la mort était une expérience comme on en voit en cours de physique. J’avais raison.
Elle me regarde vraiment droit et là j’ai un peu peur qu’elle soit plus intelligente que moi.
Bientôt, tu ne seras plus que le déchet d'une expérience.
Tes cheveux ne reviennent même plus avec la respiration de ta figure
Elle va passer. Elle a mis ça dans son idée.


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