Magazine Culture

(Note de lecture), Ewa Sonnenberg, Hologrammes et Justyna Bargielska, Nudelman par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé


Coup double dans le domaine polonais « ailleurs est aujourd’hui » de chez Lanskine. Saluons Isabelle Macor qui fait une fois de plus un magnifique travail de traduction et de présentation de deux poétesses illustrant chacune à sa façon la poésie vivante made in Polska. Coup sur coup et ton sur ton. Ou presque, car il s’agit de deux écritures bien distinctes où interrogations et doutes communs affleurent ici et là. Raison et conscience individuelles s’inscrivent nécessairement dans l’Histoire. Respectivement la cinquantaine et la quarantaine, Ewa et Justyna sont dans un bateau et se retiennent mutuellement pour ne pas tomber à l’eau, par-dessus bord d’une Pologne à la culture tenace, qui a certes pris les tics de la mondialisation mais semble encore dubitative devant ses dégâts provoqués.
Sonnenberg  HologrammesEwa Sonnenberg, comme tous ses compatriotes, a un rapport bien ancré à l’Histoire. « L’exil est témoin d’une tragédie (…) l’exilé n’est que le dernier mot (…) » écrit-elle. L’homme est un perpétuel exilé, du fait, entre autre, des guerres passées et présentes. Un totalitarisme d’un genre nouveau s’impose désormais, insaisissable et insidieux, visant à juguler toute prise de conscience individuelle. Dans le poème « No name » deux choix s’opposent dès lors que l’être politique concourt à sa propre destruction ou au contraire résiste à sa condamnation en s’affirmant au point de départ d’une ère nouvelle : « Je n’ai pas de nom propre je n’ai pas de maison / je possède des milliers de noms et des milliers d’adresses / le temps pour moi n’existe pas (…) tout ce qui est humain m’est étranger / il n’y a pas une langue dans laquelle je pourrais m’exprimer / je pars non pour revenir mais pour advenir (…) ». Quitte à transiger avec la perspective du transhumanisme, à savoir avec un « mode d’emploi des / émotions et du corps », un « Credo nanotechnologique ». Ces vers portent en leur re-vers le désir d’un nouvel homme (plus spirituel ?), dût-il faire de la poésie son seul espace vital. Toujours dans ce constat « A vrai dire l’humanité me blesse » parle de solitude en tant que véritable pathologie du corps social, et de la civilisation. « Anatomie de la tristesse » figure cette lucidité à même de renforcer l’équilibre car « La tristesse est une circonstance dans laquelle tu observes plus et plus intensément ». Il est question, pour l’instant, de mesurer la situation. Dans « Nouvelles preuves au sujet du prestidigitateur de banlieue » le ton est à la mesure de l’ambiance abordant l’échec de la littérature au profit de la technologie redéfinissant la vie humaine : « bits d’information : distance et résolution / killer électron post processing (…) les humains me font penser à la pire variété d’équipement autorégulateur ». Autrement dit l’homme comme la pire des machines dont le projet matérialiste dévoile enfin ses limites. Devant la nature indomptable ? « La suite du chemin n’est que celle qui s’étend devant ta vue » relativise l’auteure dans « Space lover ». A chacun aussi de créer son environnement. Néo libéralisme pas plus que Marxisme-léninisme ne satisfont un cadre réel, tandis qu’on sera passé par ces phases prétendument contradictoires (cf : « Un sourire à la mesure de ta réticence »). Entre peste et choléra, le cœur façonne un au-delà toujours possible en poésie. De par son insatisfaction, son questionnement obsessionnel du début à la fin du recueil sur l’avenir d’une planète au seuil de son agonie, Ewa Sonnenberg confronte sa propre histoire à la grande Histoire. Elle relève les travers significatifs du contexte actuel qui l’ont définitivement propulsée dans ce changement d’époque, on dira trop hologrammatique à son goût, se rattrapant à une esthétique du langage que pour affirmer ce qui compte encore pour la vraie beauté du monde, qu’elle soit immanente ou transcendante : « le monde de la nature est le maquillage de Dieu ». La question reste de savoir, alors, si la totalité du monde est vraiment pensable, car dépassable, par la littérature selon le regard du poète ?
Bargielska  NudelmanLa poésie de Justyna Bargielska, quant à elle, à défaut de réponse positive à cette interrogation, aurait valeur d’alibi. Tant elle use d’une expression décomplexée, au vocabulaire direct, simple, frôlant la crudité (ceci dit sans cruauté), porteur parfois d’une pensée quasi nihiliste que sublime sa poésie à la syntaxe tout aussi directe. Ses petits poèmes narratifs ne s’embarrassent pas de démonstration ni de force de persuasion. Sa démarche pourrait s’intituler :  à prendre ou à laisser. Elle a la provocation dans le sang, visant un décalage parfois ostentatoire emprunté à une imageothèque iconoclaste : « Je voudrais que nous nous rappelions / que Dieu a créé le monde pour que celui-ci nous salisse (…) » Cette position fait-elle toujours sens ? Oui, si cela vaut pour critiquer nos us et coutumes récents (« selfie avec une quéquette en or »). Justyna prend le parti de s’émanciper jusqu’aux codes culturels et sociaux relevant comme tout le reste d’une valeur marchande, assumant son « manque de raison » devant la norme qui s’écarte du bon sens justement : « Avoir ce que l’on a mais se lâcher bien plus loin, / comme si on avait en fait un silo de seigle et un autre de noix / ou bien un défaut qui permet de boire l’eau de mer (…) qu’est-ce que t’en dis ? » demande-t-elle au lecteur, d’un sourire incrédule. La lecture de « Nudelman » (l’hommenouille en goethien) offre du relief tant sa parole s’adjoint gestes et mimiques : « Et maintenant quoi ? Il n’y a pas de licornes, je déteste les bites / une abeille seule n’a pas de conscience – » (bestiaire très éclectique pour le moins). Le monde est jugé inintéressant par Justyna, lequel n’est pas à la mesure de son univers. La punkitude est une arme ayant culturellement et socialement prouvé son efficacité. L’image est gratuite, en œuvre d’art à l’attention d’un monde déjà fini (selon une projection plus tragique que sa consœur). Ou mieux qu’une œuvre d’art, sa reproduction en affiche publicitaire : « Je m’enroule autour des chiottes telle une Skoda autour d’un arbre » et puisque l’Apocalypse est réel : « Dis donc, il y en a des prostituées, s’étonne ma fille en cheminant ». Dislocation, déchirure, rupture et amputation constituent la palette de l’auteure pour anéantir ce qui reste de l’homme. La juxtaposition d’idées volontairement simples se chevauchent, font la course pour figer au mieux l’événement à l’instant « t » et balayer d’un revers de main les schémas habituels. La moindre grâce dans le langage, dans une mesure complaisante, d’indulgence à l’égard du lecteur serait sans doute compromission. Cette approche propose une grille de lecture dans le but d’augmenter notre vision apte à anticiper un panorama apocalyptique déjà présent. Ainsi, le survivalisme est-il une tendance qui propose ses diverses recettes sur les réseaux sociaux. Animaux et hommes se nourrissent les uns des autres : « Dans ce pays les gens mangent encore pas mal d’écureuils » et les « renards déchiquettent un sac à déjeuner d’enfant / ou bien l’enfant lui-même (…) ». La méthode de survie de Justyna Bargielska consiste à se nourrir de l’absurdité des éléments qui n’en laissent rien supposer a priori (« je me presse de rire de tout, etc… »), à casser les schémas socio-culturels tels que la famille, tout aussi responsable de ce monde décrépit (il faut lire « Regarde, papa » et cette vision morbide d’elle-même que Justyna lui propose). Sa résistance s’exprime par la politesse du désespoir, jusqu’à l’autodérision, ne serait-ce que par certains titres de poèmes échappant à la forme concise habituelle (et carrément leur mise en vers). Des titres tels que : « De la signification des vieux corps blancs masculins pour la civilisation orientale, occidentale, nordique et méridionale » ou « Prière pour la distribution / par on ne sait qui / de sequins devant le Lidl rue Mysliborska » et encore : « Je peux vivre dans la pauvreté, / je viens d’une famille pathologique, / par conséquent changer de style de vie pour / être en accord avec ma conscience ne m’effraie pas ». Qu’il en soit ainsi.
On retiendra, anecdotiquement (ou pas) que le titre du recueil « Nudelman » est aussi le nom de l’inventeur d’un canon automatique très usité pendant la Guerre Froide par l’Union Soviétique et les forces du Pacte de Varsovie. Un nom qui révèle ce point d’impact entre deux épisodes de l’Histoire des hommes, l’un passant tout doucement aux oubliettes et l’autre s’annonçant au rythme d’une actualité qui révèle peu à peu l’incapacité du monde à rectifier le tir.
Rappelons enfin qu’Ewa Sonnenberg a déjà été traduite en une quinzaine de langues, quant au « Nudelman » de Justyna Bargielska il est présenté ici dans une forme bilingue, ce qui offre toujours cette richesse supplémentaire de flirter avec une langue étrangère, même incompréhensible. On a aussi le droit de se distraire.
Mazrim Ohrti

Ewa Sonnenberg, Hologrammes, traduction du polonais Isabelle Macor, Lanskine, 88 pages, 14 euros. 
Justyna Bargielska Nudelman, domaine polonais, version bilingue, introduction et traduction Isabelle Macor, Lanskine, 72 pages, 14 euros


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines