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(Note de lecture) L'image invisible, de Jean-Pierre Burgart, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

(Note de lecture) L'image invisible, de Jean-Pierre Burgart, par Michaël BishopIl y a quelque chose de sereinement mélancolique dans les courts poèmes en prose de L'Image invisible. Une grâce qui désamorce les tensions qui sous-tendent les discrets sentiments de perte, d'absence, de douleur, même. Traverser le réel, c'est une expérience où les choses, tout en étant là, semblent disparaître, se dissoudre dans leur propre mystère, le rêve-miroir qui les soulève et les installe devant nous, en nous. 'Un instant, lit-on dans Après l'averse (9), la couleur saturée a brillé plus vive et plus profonde, chaque chose m'est apparue d'une beauté neuve et nécessaire, jaillissant dans sa lumière propre sous l'éternité de l'éphémère'. Mais ces instants sont rares. Précaires, quoique visiblement appréhendables et même représentables grâce à la nomination ou la mise en image figurale de leur être-là, les choses du monde, de la vie quotidienne, n'offrent plus la certitude, l'appui d'une incontestable présence, flottent, deviennent reflets, chatoient, tremblent depuis le seuil d'une exactitude étrangement fragilisée pour l'œil de celui qui, pourtant, ne cesse de les regarder.
Non seulement poète, mais aussi traducteur de Hölderlin et de Celan et peintre d'une grande et rare subtilité, Jean-Pierre Burgart nous propose à la fois dans ses poèmes et ses tableaux, l'expérience de ce que ses premiers recueils nomment ces 'ombres' que jette devant nous, en nous, l'apparente solidité des choses, ces 'failles' qui s'ouvrent, vertigineuses, au cœur des scènes les plus banales ou les plus intimes. Règne partout cette curieuse atmosphère de profonde altérité ontique, un silence, un non-dit, un ineffable qui, d'ailleurs, constitue, à mon sens, la grande force de tout grand art, qui, ainsi, n'offre jamais de flagrance, mais, au sein de ses clartés, le tissu finement tissé, presque vaporeux, de l'énigme d'une présence riche d'implicite, de 'gnomique' (75), d'invisible. Ce qu'Yves Bonnefoy appelle, parlant de La Flagellation de Piero, 'ce qui est constant sous l'accidentel' - mais un constant qui défie tout discours rationalisant, conceptuellement réducteur.
Une telle expérience ne met pas en question la valeur, la beauté de l'expérience de notre incarnation. L'amour, dans sa pleine, sa délicate et parfois pénible intensité, en reste la garantie. Mais nos équations plaquées sur l'existence tendent à escamoter l'étrangeté de notre être-dans-le-monde, à oublier à quel point la vie est dictée, révélée-opacifiée par le rêve, l'inconscient, un 'œil / aveuglé par le reflet de sa propre vie / [...] / impos[ant] sa lumière et son mouvement' (67) au vu , à ce qu'il croit avoir vu, pris comme il est dans 'un unique récit - / la même toile sans fin recommencée // pour l'image invisible, l'entaille / aveugle du monde en lui, le sceau / de la réalité perdue' (67). Recherche paradoxale d'un silence 'aboli[ssant], lit-on dans L'encre des signes, regrets, désirs, attente', rendant possible la pureté d'une liberté crue définitive, d'une image-inable 'naissance' rêvée au-delà de son absence (66).
Écrire, comme peindre, ce serait ainsi aller-dans-le-sens d'un réel dont les mots et les formes et les couleurs n'offrent qu'une image jugée inadéquate à ce que celle-ci doit poursuivre, fatalement, indéfiniment. Tragique, cette impuissance? Presque suicidaire, l'acte poétique, artistique? 'Aller me suffit', disait Char, comprenant à son tour les frustrations et déceptions de l'écrit, mais, comme Burgart, n'hésitant pas à persister dans une entreprise centrée malgré tout sur la poursuite, le 'devoir' même, d'un essentiel, sur une imaginable traversée de 'l'écart qui disjoint le mot de l'image qu'il convoie' (64-5), ou de cet écart sororal que creuse le tableau burgartien entre l'image impeccablement créée de celui-ci et le réel auquel, fatalement, elle ne parvient pas à accéder. 'Rocher, fougère, nuage, à midi, lit-on, certes, dans Forêt, / toute chose immuable et vivante / rayonne de ce qu'elle est / dans la lumière sans âge / la lumière immobile / en sa vitesse infinie' (58) - mais reste impérieux le sentiment 'que la forêt / se dissimule dans son image / sous le voile de la ressemblance'.
Long poème sur la question de l'être, de notre présence au monde, de la vérité, mieux des vérités, de cette présence, d'un silence ontique qui, peut-être, confondrait, refonderait tous nos discours, L'Image invisible offre le témoignage authentique d'une longue contemplation de la lutte d'un je face à son propre mystère.
Michaël Bishop
Jean-Pierre Burgart, L'Image invisible, l'une & l'autre, 2019, 86 pages, 14.50€. Extrait
Gris lumière, poème de L'Image invisible (19) :
Devant moi, autour de moi, c'est la réalité même, l'apparence tangible et sincère qui se contemple dans le jeu merveilleux de ses mirages, où je me vois vivre et passer, la vie de tous les jours qu'on voudrait ne jamais quitter.
Depuis l'autre versant de l'espace jumeau que déploie et clive le miroir sans tain, on peut discerner à travers la face translucide les corps eux-mêmes et les êtres - si loin, pris à jamais dans le grisé du verre, le gris lumière qui enrobe les couleurs insaisissables de la nature.
Ce lieu où se côtoient et se séparent transparence et reflet, l'image et ce dont elle est image, c'est monde qu'il me faut le nommer; mais pour désigner le pli qui les relie et les oppose, je n'ai pas d'autre mot que je.
*
Aujourd'hui, j'ai vu ton visage comme si je m'en souvenais
un reflet transparent dans la moire du jour
le mien dans le miroir comme si je l'avais oublié.


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