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(Note de lecture), Un Ciel étranger, d'Emily Dickinson, par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

Emuly Dickinson  un ciel étrangerL’éditeur François Heusbourg des éditions Unes a eu la bonne idée de confier à plusieurs des auteurs de son catalogue le soin de rédiger une postface à un choix de poèmes d’Emily Dickinson, traduits par Heusbourg lui-même. Après Caroline Sagot Duvauroux et Maxime Hortense Pascal, c’est Flora Bonfanti qui se prête à l’exercice. La sélection de poèmes porte sur l’année 1864 qui s’inscrit dans une séquence abondante (1862-1865) pour la poète mais pendant laquelle sa production marque le pas cette année-là, sans doute parce qu’Emily Dickinson vit alors des conditions peu favorables : un séjour de sept mois à Boston où elle soigne une maladie des yeux et où elle se sent une étrangère exilée parmi les hommes, loin de ses amitiés plus spirituelles et familiales tant chéries.
La bonne idée, c’est de donner l’occasion à une auteure contemporaine de signaler, sinon une dette, au moins une proximité. Et en effet on ne peut qu’être frappé par la complicité qui semble unir ces deux poètes si éloignées temporellement. Flora Bonfanti fait plus que comprendre Emily Dickinson, elle semble en dialogue direct avec elle. Même goût chez les deux pour les ellipses, même tournure d’esprit et même hauteur de vue mêlée à un goût de la formule percutante. Bonfanti fait preuve d’une connaissance fine de l’imaginaire de la poète d’Amherst et des références bibliques qui le travaillent. Mais surtout elle éclaire ainsi sa propre pratique poétique en la plaçant sous le signe de son aînée. Car ce qui fascine chez Emily Dickinson, c’est le jeu des symétries et des dissymétries qu’elle instaure en permanence – on peut supposer que c’est cela qui fascine Flora Bonfanti, elle-même grande pourvoyeuse de parallèles non contigus dans son livre Lieux exemplaires. La poésie d’Emily ne cesse en effet de faire se jouxter des incompatibles, de faire se rejoindre des ordres de grandeur incommensurablement séparés, d’opérer des rapprochements sur la base d’un grand écart irréductible, de creuser d’infranchissables fossés entre deux lignes parallèles. Qui ne connaît pas ce plaisir à lire la poésie d’Emily Dickinson de la voir se démener avec l’absolu et le quotidien, avec le divin et le prosaïque, avec l’amour et ses expédients, avec la perfection et les arrangements plus ou moins mesquins de la vie de tous les jours ? On dirait que l’infini n’éclate que parce qu’il est mis face à des limitations. Que la beauté n’explose jamais mieux qu’à la vitre teintée de petitesses, d’étroitesse bourgeoise et puritaine par exemple. Que nous disent les fameux tirets et les fameuses majuscules aléatoires de la prosodie dickinsonienne, sinon qu’elle est tiraillée entre le matériel et le mystique, le circonstanciel et l’absolu, et qu’elle n’y trouve sa place qu’à force de brouiller les cartes entre ces inconciliables. Elle ne tire son épingle de ce jeu-là que pour se piquer jusqu’au sang.
Emily Dickinson se débat avec la Loi autant qu’avec le juridisme étriqué de son milieu. Mais loin de les opposer, elle les réunit. Tout se passe comme si le respect dû aux conventions ne l’empêchait nullement d’accéder à l’absolu mais constituait la voie la plus directe pour le faire. Se soumettre pour se démettre. La modestie comme moyen de ressentir et vivre l’écrasante grandeur. Au lieu de briser les tabous, elle utilise le tabou comme un tremplin. Elle consent à l’infranchissable pour en faire son pont. La mysticité n’est point de ce monde ? Eh bien oui, la fleur et l’abeille le disent à chaque instant ! Assurément le cycle de la perfection commande de se reconnaitre imparfait, de se déclarer indigne. C’est ce que veut dire je crois Flora Bonfanti lorsqu’elle écrit : « Mourir c’est parfaire le circuit, mais parfaire le circuit, c’est mourir ». Etrangement, au lieu d’apposer les réciproques, elle les oppose. Il faut consentir à mourir pour atteindre à la perfection, mais alors celle-ci est aussitôt définitive, péremptoire et destructrice de toute forme d’accès et de survie. Là est le paradoxe de la poésie d’Emily Dickinson : on ne cesse de côtoyer l’infranchissable ; on est voisins de l’irrémédiable.
Flora Bonfanti opère deux rapprochements avec la Bible qui me semblent particulièrement justes s’agissant de la poésie de Dickinson. Le premier concerne le récit de Job. Le second, plus parlant encore, le rappel de la parole du Christ à Marie-Madeleine : noli me tangere. Qu’on peut rapprocher de maints fragments d’Emily Dickinson : « Ce que je ne vois pas, je le vois mieux – à travers la Foi. » Le « ne me touche pas » est, comme le dit Flora Bonfanti, un « dur accord au suspens ». Et elle dit ceci encore : « Il fait communier les distances, ne les supprime pas. » Oui, c’est là sans doute le sésame et la clé de voûte de l’œuvre d’Emily Dickinson, et l’intuition féconde de Flora Bonfanti, que cette communion des distances qui néanmoins ne les abolit pas. Mettre en correspondance ce qui n’a pas de commune mesure, non pour en réduire l’écart, mais pour vivre dans la proximité des infranchissables.
Laurent Albarracin

Emily Dickinson, Un ciel étranger, Traduit de l’anglais par François Heusbourg, Postface de Flora Bonfanti, Editions Unes, 2019, 106, p. 20€
Lire ces extraits choisis pour l’anthologie permanente de Poezibao.


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