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(Note de lecture), Pascal Dethurens, L'Emerveillement, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Pascal Dethurens cet été

Pascal Dethurens  l'Emerveillement
Solaire et vibrant, voici un livre à emporter sans tarder : L’Émerveillement, édité à l’Atelier contemporain. Pascal Dethurens, auteur de plusieurs livres sur l’art (Écrire la peinture chez Citadelles et Mazenod en 2015, L’œil du monde à l’Atelier contemporain en 2017 pour les plus récents) consacre ici sa fine connaissance des deux domaines au service « de la présence dans la poésie et l’art moderne ».
Rien d’un sec essai universitaire, mais une interrogation constante et pleine de vie sur ce que disent les tableaux et les poèmes qui en disent justement « le moins », en quelque sorte. La mise en page est impeccable, nul besoin de chercher je ne sais où comme trop souvent, le tableau ou le poème dont il est question, il est immédiatement lisible ou visible.
« Vous voici, vous vous tenez debout, face à une mer infirment vide, sans autre compagnie que celle de votre attente. … Vous respirez. Vous êtes là, sans mémoire ni destin, dans la seule habitation de l’instant. Nulle splendeur et nul pathétique : vous avez abdiqué sans drame, renoncé sans triomphe. Vous vous êtes seulement détaché de la rumeur du monde pour vous offrir à ce qui est. Et c’est alors que vous connaissez, dans l’effondrement de toutes les choses, la plus forte jubilation de votre vie : tout à coup, la révélation de l’être ».
C’est le commencement du livre, le ton est donné : respirer, jubiler, être.
Ici pas de mystique, pas de métaphysique non plus mais une expérience très proche de celle dont nous parle Camus dans Noces, celle de la sensation très physique de l’existence : « je suis tout entier en ce que je suis ». Simplement un écho de nombreuses lectures de philosophes s’entend dans cette énonciation. La vie n’est pas ailleurs, elle est ici et maintenant. Et Pascal Dethurens porte son regard vers les tableaux et les poèmes qui lui semble porter cette énigme : « la présence décourage l’interprétation parce qu’elle est le degré zéro de l’ontologie, le point à partir duquel toute métaphysique tombe et où commence, avec la force de la foudre, la révélation de l’être. ». Premier tableau, le Mur à Naples (1782) de Thomas Jones, que l’on redécouvre depuis peu (Jean-Christophe Bailly en parle longuement dans Quatre aventures galloises paru cette année au Seuil) : un grand mur haut, percé de deux fenêtres sombres. De l’une d’elle pend du linge, blanc, et bleu. Un rectangle de ciel bleu intense au-dessus laisserait à deviner ce qui est hors du tableau, sauf qu’ici, tout est dans ce rectangle, bien qu’aucun cadre n’apparaisse (ni pour ce tableau ni pour aucun des autres tout au long du livre). En somme, rien n’est dit, rien n’est à commenter, cette pure composition de lignes parfaitement équilibrées suffit. Cela est, dès que nous posons notre regard, et était avant et sera après. Le tableau se présente devant notre présence qui se tient devant lui. Quelque chose est qui ne nous livre rien que son opacité d’être.
En somme cet homme du début du livre face à la mer connaissant la révélation de l’être devient lui-même un tableau.
L’essai puise dans la peinture moderne, figuration et abstraction mêlées, et dans la poésie, de Trakl à Char ou Éluard, Pessoa sous un de ses hétéronymes, Jimenez et Leopardi, entre autres. Pourrait-on faire le « même » essai à partir de la peinture et de la poésie classiques, je n’en suis pas sûre (mais Pascal Dethurens saurait certainement me démontrer le contraire, il montre en tout cas dans L’Émerveillement que la figuration n’empêche en rien cette plénitude de la présence, via les tableaux de Van Gogh, Magritte ou Hopper...). Il semble qu’il y a dans la peinture moderne quelque chose qui se creuse : absence dans la présence, ce que Pascal Dethurens nomme avec raison « manque » ou « défaut ». Les objets de Morandi* sont vibrants de présence mais aussi au bord de l’évanouissement (contours, teintes), les barres noires muettes entrecroisées de Soulages sans contours, les cieux tourmentés de Klimt mangent presque tout le tableau, aucun ne délivre de message, ne représente rien que l’être-là du XXème siècle : « muss es sein, es muss sein », disait Beethoven, cela doit-il être, cela est. L’angoisse est dépassée, le questionnement arrive à un terme : moins le heideggérien « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » que le « il y a » qu’aimait tant Jacques Derrida et que rappelle Pascal Dethurens. « Il y a » correspond, en allemand, à « es gibt », à la fois « il y a », « c’est », de geben, donner, ou au gift anglais, le don. Pascal Dethurens la nomme « évidence ». Don, évidence, présence. Du regard à la lecture de poèmes, la présence est tout aussi évidente, close sur elle-même, énigmatique en cela :
« Je sors
dans la chambre
comme si j’étais dehors
parmi les meublées immobiles
dans la chaleur qui tremble
toute seule
hors de son feu
il n’y a toujours
rien
le vent ».
André du Bouchet signe ici le poème même du suspens, ce suspens qui est la condition même de la présence. Il rappelle le « Steht, im Schatten/des Wundesmal in der Luft » de Celan (« Rester là, tenir, tenir dans l’ombre de la cicatrice en l’air » trad JP Lefèbvre). Cela ne peut pas s’inclure à autre chose que soi-même dans le dehors. Sur la page suivante, Quatre sombres dans le rouge, un tableau de Rothko. Voir un Rothko « en vrai » est l’une des expériences de peinture les plus fortes que l’on puisse vivre. C’est une gifle d’évidence et de beauté. Pascal Dethurens a raison de souligner que le silence s’impose devant la présence (et autour d’elle). Le suspens est alors l’instant possible du sujet que souligne Michaux : « Moi n’est jamais que provisoire » mais en cet instant il est pleinement. Quitte, un peu plus tard « changeant dans une autre langue, dans un autre art » il sera autrement, un autre moi, pas moins présent.
Pascal Dethurens souligne qu’il n’est pas question d’une nostalgie, d’un mouvement de retournement orphéique : « il s’agit moins là de revenir en avant que d’être éternellement placé dans la naissance », ce pourrait être une merveilleuse devise.
On pourrait certainement placer tableaux et poèmes sous le signe de la métaphysique et de l’intranquillité, mais Pascal Dethurens a choisi l’émerveillement, de manière très convaincante. C’est l’apanage de la maturité, peut-être aussi, que ce choix. On est trop inquiet à vingt ans… La présence dont il est question est dénuée d’angoisse, elle est close et chose, nous tient devant elle, par un écart. Par cette position qu’elle nous oblige à « tenir », elle nous met au-dedans de nous-mêmes, présents à nous -mêmes.
Il serait fort intéressant, en une autre occasion, de comparer cette notion de présence chez Pascal Dethurens et chez Yves Bonnefoy, par exemple.
Tenir et maintenir la tension, « l’entêtement », dans le cadre du poème ou du tableau, dans le cadre du corps pour nous, là est la possibilité de la présence… Ce qui se retire, à savoir les mots laissant éclore le silence dans le poème, tout recours à tout savoir, également, dans l’art (tête sculptée parfaitement fermée de Modigliani, refusant l’ouverture des yeux, alors qu’ils est évident que personne, dans cette pierre, ne dort) laisse survenir l’ouvert cher à Rilke. Et le regard, en dehors de toute analyse, est comme restitué à lui-même. On pense ici, avec les nuances qu’il faudrait établir, au « ce que nous voyons, ce qui nous regarde » de Georges Didi-Huberman. Y-a-t-il, dès lors, une intention possible de l’artiste autre que de simplement atteindre dans le délaissement cette présence de la présence ? Quelle est alors la conscience qu’il peut en voir ?
Le livre est dédié « à Marie », avec ce vers de René Char : « ma femme faite pour atteindre la rencontre du présent ». L’être aimé renforce cette plénitude, ce sentiment de chance inouïe autant qu’il développe l’infini de l’amour.
En couverture Paysage à l’estaque de Braque, éclatant de soleil et de couleurs. C’est l’été dans la peinture, la jubilation de vivre chère à Pascal Dethurens explose dans ce livre aussi beau à lire qu’un paysage au matin au réveil, un visage aimé vous souriant.
La chair n’est pas toujours triste, et nous n’avons pas encore lu tous les livres.
Isabelle Baladine Howald

[NDLR] On peut lire ici un article sur un livre de Philippe Jaccottet autour de Morandi

Pascal Dethurens, L’Émerveillement, L’Atelier contemporain, 2019, 288 p., 25€

Sur le site de l’éditeur : on peut y lire un grand extrait et feuilleter quelques pages du livre.


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