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(Note de lecture), Anne Malaprade, "Parole, personne", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Anne malaprade  parole personnePoezibao publie aujourd’hui deux notes, signées l’une de Ludovic Degroote, l’autre d’Antoine Emaz, sur le livre d’Anne Malaprade, Parole, Personne.
D’entrée, la construction d’ensemble surprend, presque provoque par son arrangement rigoureux, comme s’il devait être assez solide pour que le livre et ses enjeux puissent tenir. Deux parties : « Négatif, inspiration », « Tirage, expiration ». Double image de la photo et de la respiration. Dans chaque partie, 19 textes numérotés de 1 à 19, avec des titres identiques, mais numérotés de 1 à 19 dans la première, puis de 19 à 1 dans la seconde. Ainsi le titre du premier texte, « Genèse des femmes : anne année zéro », se retrouve être également le titre du dernier. Cela produit une forte impression de symétrie, de miroir inversé, reprenant ce qu’indiquaient les couples négatif/tirage et inspiration/expiration. S’impose donc une volonté marquée d’insister sur le bâti, la construction presque abstraite du livre, avec un système fort de correspondances terme à terme. Mais on s’aperçoit vite qu’il y a tout autant de la variation, du décalage, du jeu à l’intérieur de cette structure qui pourrait apparaître comme rigide, calculée puis appliquée : outre l’inversion dans l’ordre des titres, déjà relevée, on note que la partie 1 est en prose, la partie 2 en vers, et que le décalage dans le nombre de pages est sensible (47/30). Par ailleurs, ce dispositif ouvre un choix : on peut lire normalement, de la première à la dernière page, mais tout autant lire les textes par paires ; on s’aperçoit alors que la symétrie des titres n’indique pas une sorte de calque, ni dans la forme, ni dans le contenu. Par exemple, pour « Genèse des femmes : anne année zéro », la version 1 est constituée d’une longue énumération anaphorique de figures féminines, suivie d’un court paragraphe fixant le drame de « Pauline » et ouvrant sur « le secret d’une histoire » (p15). Dans la version 2, on retrouve certes l’évocation d’une condition féminine, « nous les filles Muettes sommes toutes femmes », mais Pauline a disparu et si le secret demeure, il semble que l’on souhaiterait qu’il ait disparu dans la tombe, lui aussi : « que ne dorment-elles pierre écrite »(p93).
Le dispositif global du livre est donc complexe, riche, ouvert et bétonné à la fois ; c’est sans doute lui, au moins en partie, qui permet à la poète d’exprimer la tension vive entre l’intime individuel et le collectif, notamment familial mais pas seulement. Celle-ci pourrait être aussi une des clés du beau titre « parole, personne ». Si l’individu (la poète ?) est dilué dans le groupe, pur produit d’une généalogie ou d’une communauté, alors sa parole n’est de personne en particulier ; il parle pour le groupe, devient porte-parole : « elle parle pour / les jeanne les catherine les femmes cancérées les sans-hommes / les entêtées les volontaires les tuées tues » (p74). Mais si l’individu s’extrait du groupe, existe en tant que distinct, solitude, alors sa parole est celle d’une personne singulière. Cette tension entre faire partie et être différent est une contradiction souffrante à l’intérieur du livre, sous des formes variables, qui se recoupent sans se confondre : le genre (les femmes/les hommes), la famille (lignée, histoire, mémoire traumatique), la littérature (lire, écrire, publier), la violence du monde (Syrie, attentats, migrants)… Comment faire advenir un « je » libre dans son corps et sa vie malgré les liens, les poids, tout ce qui le leste, l’empêche, l’encombre ? Comment s’extraire de ce qui nous tisse, nous constitue, sans tomber dans l’égoïsme, la culpabilité, la honte ? Voilà peut-être la question qui traverse ce livre, comme elle traversait déjà, autrement, les livres précédents : Lettres au corps (2015), Notre corps qui êtes en mots (2016), L’hypothèse Tanger (2017). Et il n’y a sans doute pas de réponse définitive, du moins dans ce livre. Le flottement du « je » est révélateur sur ce point : il est très présent, mais pas clairement identifié comme celui de l’auteure, même si le prénom « anne » affleure parfois (pp.13,19,56,73) et n’est pas loin d’« annie », de « jeanne ». Le « je » peut aussi basculer facilement en « elle », « tu », « on » ou se fondre dans le collectif : « Je suis parlée dans la continuité des choses, portée interconnectée. Elles – sœurs, mères, filles, élèves, amies, actrices, écrivaines – adviennent dans le sommeil, rappellent l’exigence du voilement, la vérité parfois insoluble en solution souffrante. » (p.45) Au bout, s’ébauche le portrait d’une « femme incertaine »(p.27), dont la vie sociale colle mal à la vie intérieure (p.30).
La poésie de ce livre est multiple : la saisie singulière du réel par une sensibilité blessée y participe, entremêlant les notations prosaïques, les références littéraires et filmiques, les images nées de la violence des relations, des sentiments, du passé comme du présent douloureux. Mais il y a aussi un travail d’écriture très différent dans les deux parties : dans la première, la prose penche vers une langue marquée par l’emportement, les reprises, le flux, et un souci constant pour le son, le rythme et la vitesse, les échos, les glissements… Le vers libre, dans la seconde partie, serait plutôt une écriture de la fragmentation, de l’élan et de l’arrêt brusque avec rejets, détachements, blancs… produisant une musique heurtée et tout un jeu complexe, inventif, de découpe, juxtaposition, montage. Le sens est émietté en petites unités qui se recomposent à la façon d’un puzzle toujours en train de se faire ou de se défaire. On demeure bien dans le monde de l’auteure, mais dans une sorte de proximité et de distance où la parole à la fois dit tout et reste fermée. Si « la beauté relève du secret » (p.41), lorsque « je n’a plus son code secret » (p.84), le poème doit permettre encore de sauver la beauté ; tel est peut-être le pari réussi de ce livre. Dans un court texte liminaire, l’auteure annonce crânement, « vous allez voir ce que vous allez voir » (p.10) ; plutôt que d’entendre ici une promesse d’extraordinaire et d’épate, je crois qu’il vaut mieux voir un sourire et entendre la formule au ras de ce qu’elle dit, une tautologie, vous ne verrez que ce que vous verrez, ou vous verrez ce que je vous laisse voir ou ce que je peux vous donner à voir. Ainsi le poème dit et préserve, à la fois, le « secret ». Il y a autant de dévoilement que de retenue dans ce livre.
Antoine Emaz

Anne Malaprade, parole, personne, Éditions Isabelle Sauvage, 100 pages – 17 €
Lire la note de Ludovic Degroote, publiée ce même jour dans Poezibao.


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