Magazine Culture

(Note de lecture) Salvatore Quasimodo, "La Lyre Grecque", par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

QuasimodoNon du grec en français ; d’abord du grec en italien ; puis de l’italien en français. La traduction des lyriques grecs par Salvatore Quasimodo (1901-1968) fut le parti-pris d’un affranchissement des lourdeurs académiques, des équivalences verbeuses, des assignations stylistiques normatives. En déplaçant la traduction de poètes grecs de l’Antiquité hors de ces didactismes, le poète italien a retrouvé une vigueur qui passe également par la composition d’un ouvrage où la recension exhaustive est éconduite, les choix assumés, le lapidaire voulu. Pour certains poètes, une page suffit ; l’œuvre déjà parvenue de manière très partielle brille ici dans une fragmentation intemporelle. Sapphô De Lesbos ; Érinna de Tilos ; Stésichore d’Himère ; Mimnerme de Colophon, Lycophronide et quelques anonymes sont, entre autres, les éléments sonores de cet ensemble poétique où Éros et Thanatos se disputent un territoire commun : le corps humain, et ses manifestations les plus profondes et hagardes : le désir et l’amour – avec pour conscience de ses composantes du genre humain l’écriture poétique. Poésie qui est ici chant, lyrisme oscillant entre célébration et déploration ; le corps de ces hommes et femmes étant marqués des altérations bienvenues de l’amour et des traces indélébiles du temps – dont la vieillesse est la mesure la plus violente. Exprimés dans un grec ancien à beaucoup inaccessible, traduit avec emphase et certitudes savantes, ces chants d’amour et de mort perdent de leur dorure avec Quasimodo. Une traduction française de cette lecture italienne des lyriques grecs est un pari osé : nous voici devant une double traduction, quoique nous parvienne dans la rigueur et la lucidité de la démarche de Quasimodo cette poésie prise entre les Dieux et la Nature, l’appel du désir et le désir insatisfait. Si Ibycos de Rhégion peut affirmer « Éros en moi, / qui jamais ne m’apaise, / comme le vent du nord rougi par les éclairs / passant d’un trait rapide, aussi impitoyable, / trouble et brûlé par la démence, / garde obstinément dans ma tête / tous mes désirs depuis l’enfance. », les poètes lyriques généralement soupirent. Dans un espace qui n’est pas celui de l’épopée homérique, ils sont condamnés à décrire l’éphémère, le temps qui passe, une jeunesse au souffle printanier : « Une fois évanoui ce temps, / mieux vaut la mort que la vie. » (Mimnerme de Colophon). Poètes du fugace, même si les aimés ou persécutés des Dieux trouvent parole en leurs vers, les lyriques grecs sont des poètes de l’impression. Des tableaux se dessinent où les corps dans leur vivacité sont de futures statues, le poème n’étant jamais loin, lorsqu’il s’agit de la célébration du vivant, de faire de ce « encore en vie » une forme proche du tombeau. Non pas mélancolique, mais gagné par des ivresses sourdes, des mollesses amoureuses, des attirances lentes et un rien vénéneuses, la poésie lyrique grecque, malgré des contrastes dans le traitement de ses sujets, met en scène une sensualité non pas épanouie mais profondément soucieuse, ouverte aux désirs violents et égoïstes des Dieux et soumise formellement à la brièveté, voire au fragment – comme si cette brièveté n’était pas la subsistance d’un ouvrage original mais bien la condition originelle de l’écriture, d’enfantement même, du poème. À peine né, l’humain est à peine dit. Dans ce laps poétique, il prend son essor : « Je sens déjà le printemps / s’approcher avec toutes ces fleurs : // verse-moi vite une coupe de vin très doux. » (Alcée de Lesbos). L’imminence du printemps n’est pas une sensation paradisiaque à vivre pour quelques mois : elle annonce déjà une fin, la nécessité de savourer « vite » la forme d’une mort à venir. Cette conscience a donc les yeux ouverts ; elle ne parle pas d’un passé hypothétique dans lequel l’homme trouverait les conditions d’un refuge et d’une beauté refusée à son présent, sinon son quotidien ; la vie est perçue dans un mystère dont nous sommes aujourd’hui éloignés, regardant ce temps lointain qui est davantage une énigme qu’une grandeur disparue. Un poème à lui seul (de « Licymnios de Lichos » - tous ces noms sont des anamorphoses pour notre entendement) l’énonce hors de tout procédé (puisque volonté) : « Et le Sommeil qui prenait plaisir / à ce regard lumineux, / les yeux grands ouverts endormait l’enfant. » Malgré leur regard aveugle (du moins à nos sens), les statues grecques fixent une intériorité étrangère à la nôtre quand leur extériorité défait nos plus subtiles clairvoyances. Ces poèmes leur ressemblent : ils se donnent à lire avec simplicité, ne nécessitent ni des vertus d’analyse ni des repères chronologiques ; toutefois ils manifestent leur essence à l’écart des lectures classiques. Ils nous habitent plus qu’ils nous transportent ; nous troublent plus qu’ils nous émeuvent. Quand ils parlent de lyres ou de chants, ils font entendre un silence inouï. Quand ils parlent des Dieux, aucune forme intelligible n’apparaît ; quelque chose en nous résonne de manière indicible, nous plonge dans un temps, une atemporalité, qui de fait n’a plus rien à voir avec la période antique durant laquelle ces poèmes furent écrits, tant ils semblent en exil. « Hermès, je t’ai longtemps invoqué. / En moi, la solitude : aide-moi, / la seule consolation qui me séduit / est que la mort ne me surprenne pas. // Je veux mourir : / je veux voir la rive de l’Achéron / fleurie de lotus couverts de rosée. » (Sapphô de Lesbos).
Marc Blanchet

Salvatore Quasimodo, La Lyre Grecque, Trad. de l’italien par Patrick Reumaux, La Vagabonde, 202 p., 21,50 €.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines