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(Anthologie permanente) Fabienne Raphoz, "Parce que l'oiseau"

Par Florence Trocmé

Fabienne Raphoz  parce que l'oiseauFabienne Raphoz publie Parce que l’oiseau, carnets d’été d’une ornithophile, dans la collection « Biophilia » des éditions Corti.


[Shrike !]

Ici comme là-bas.
L'oiseau fait remonter le voyage, mais ce n'est pas le voyage que je veux raconter ; les voyages, du moins la plupart des voyages, pas les expéditions, sont un peu comme les rêves, ils n'intéressent que ceux qui les ont vécus. Pour que ce voyage remonte dans la tête d'un quelqu'un, pour de vrai, qu'il jaillisse de cette pente poussiéreuse à 10%, Comb Ridge au loin, dans les yeux, qu'il se poursuive sur la piste de Moki Dugway, allez plutôt revoir Thelma et Louise, votre film culte, ou n'importe quel John Ford, mais vous aurez peut-être, comme « moi », une préférence pour L'Homme qui tua Liberty Valance, que vous aurez vu un nombre peu raisonnable de fois, pour cet « homme au tablier » et pour le cactus blanc posé sur le cercueil sobre en pin de Tom Doniphon, et vous y serez.
Print your legend, je ne vous imposerai pas la mienne.
Nous voilà donc, B. et moi, dans cette nature plus vraie que « nature », une wilderness comme fardée telle qu'on la désirerait toujours, immuable, dans sa virginité supposée — ce qu'est d'ailleurs souvent la « wilderness » rêvée du mâle colon blanc américain, wilderness qui fait l'impasse sur la culture des premiers hôtes humains, mais c'est un autre sujet — à l'heure où tous les photographes, comme John Ford himself, sortent leur matériel pour le meilleur profil de la star-paysage. Sauf que nous étions seuls sur la scenic 261 South de l'Utah, au cœur, c'est-à-dire avec une vision à 360° sur la Valley of Gods, parce que, sans le savoir, dans les limites d'ouverture du parc de Monument Valley, en territoire Navajo, et qu'il n'y a strictement rien d'autre à faire ici que s'y rendre ou alors, surtout, y être, observer, humer l'air, se taire, être Indien, car oui, ce superlatif-là, non loin, s'ouvre le matin et se ferme le soir, il convient donc de ne pas le rater, nous étions donc les derniers.
Print your legend, mais ne perdez pas le fil de l'oiseau.
Une « shrike » donc ; en anglais, la pie-grièche dit son cri, ou plutôt l'un de ses cris.
Cette Loggerhead shrike, soit, en français, Pie-grièche migratrice, pour préciser l'espèce, jouissait aussi de solitude, de lumière rasante qui donne autant de relief à ses proies que de profondeur de champ au technicolor. Ne pas la déranger, c'est faire comme elle, se poser là, et ne plus bouger, attendre la plongée sur l'insecte. Combien de fois — je pense que j'y reviendrai — le paysage ne s'est-il pas progressivement transformé, dans mon corps du moins, en territoire, quand, jumelle coincée sur les yeux à m'en faire péter les arcades, je fixais l'oiseau et que, comme par capillarité, les alentours n'étaient plus « regardés » mais sentis. Je ne saurai jamais, hélas, ce que c'est que d'être oiseau, mais j'ai parfois approché, du moins, ressenti, cette transparence qui fait que, lui, l'oiseau ne me voyait plus, dans le même temps où se transformait en moi cet être-là de l'être sur un territoire qui est le sien. Soudain, pendant quelques minutes, je me foutais éperdument d'être dans l'un des plus beaux « paysages » de la planète, ou plutôt, je l'oubliais, pour jouir de la seule attente, le suspens, espérant simplement ne pas manquer le moment de la prise.
Sauf que réussir à voir exactement le moment de l'impact entre le bec crochu de ce rapace miniature et la sauterelle, le scarabée, le papillon, c'est une autre paire de jumelles qu'il — me — faudrait, ou des yeux au millième de seconde. Mais c'est l'intention qui compte et je pus profiter du retour sur le promontoire, un arbuste épineux, comme de juste, puisque la version fordienne de l'écorcheur a exactement les mêmes mœurs que sa cousine eurasienne. Quand on fait l'expérience de l’acuité de l’oiseau, on se demande bien pourquoi les Anglais l’ont affublé d’un nom si peu adéquat, La Pie-Grièche migratrice n’ayant rien d’une « logerhead », soit une abrutie, ou tête de bûche. (…) »
Fabienne Raphoz, Parce que l’oiseau, Carnets d’été d’une ornithophile, collection « Biophilia », Éditions Corti, 2017, 192 p., 15€, pp.31 à 34. Livre disponible le 4 janvier 2018.
Fabienne Raphoz dans Poezibao :
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