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Les patrons ont-ils lu Marx ?

Publié le 24 mai 2017 par Blanchemanche

#capitalisme

Consciente de ses intérêts, la haute bourgeoisie se distingue par la sophistication de ses modes d’organisation... Ce groupe social pratique l’entre-soi et les échanges de bons procédés. Mais ce collectivisme pratique se dissimule derrière un discours faisant passer pour du talent individuel des positions transmises de génération en génération.par Michel Pinçon & Monique Pinçon-Charlot JPEG - 240.4 koMesse de la Saint-Hubert à l’abbatiale de Saint-Jean-aux-Bois (Oise), où l’on fait bénir la meute de chiens avant une chasse à courre, 2014. Photographie de Gwen Dubourthoumieu.Le reportage « La crise ?Quelle crise ? », inspiré du travail des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot, s’intéresse au monde de la haute bourgeoisie et montre ce qui constitue en classe sociale un groupe apparemment composite. Plus spécifiquement, il illustre en images les stratégies mises en place au sein du groupe pour préserver l’entre-soi. 
© Gwenn Dubourthoumieu.Les Portes-en-Ré, une île dans l’île. À la pointe extrême de l’île de Ré, cette commune est devenue un des lieux de ralliement des familles de la bourgeoisie. Chacun se salue, tout le monde bavarde longuement sur le parvis à la sortie de la messe, des groupes se forment à la terrasse du café Bazenne pour l’apéritif dominical. Une société enjouée, ravie d’être rassemblée et de pouvoir être elle-même à l’abri du regard des importuns.Dans un entre-soi toujours soigneusement contrôlé, les membres de la haute bourgeoisie fréquentent les mêmes lieux. Les salons parisiens, les villas des bords de mer, les chalets de montagne constituent un vaste espace quasi public pour la bonne société, qui y goûte le même plaisir qu’elle a à se retrouver dans des cercles comme, à Paris, l’Automobile Club de France, place de la Concorde, ou le Cercle de l’Union interalliée, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
On transforme les « exploiteurs » d’hier en « créateurs de richesses »
À observer la bourgeoisie, on pourrait la croire collectiviste tant elle est, en apparence au moins, solidaire. Mais ce collectivisme n’est que pratique. Il prend la forme d’échanges, de dons et de contre-dons, avec non seulement les autres patrons mais également tous ceux qui occupent des positions de pouvoir dans les domaines financier, politique ou médiatique.Les détenteurs des moyens de production vivent et agissent au cœur des rapports sociaux sans avoir à recourir à l’analyse marxiste : les patrons n’ont pas à théoriser leur position dominante, dont d’ailleurs, le plus souvent, ils ont hérité. Pierre Gattaz en est un exemple révélateur. Président du Mouvement des entreprises de France (Medef), premier syndicat patronal, dénommé autrefois Conseil national du patronat français (CNPF), il dirige Radiall, une société leader mondial des connecteurs électriques et électroniques. Il a pris la succession de son père, Yvon Gattaz, qui fut président du CNPF. Il est des héritages prometteurs qui assurent l’avenir...JPEG - 333.1 koL’un des salons du cercle de l’Union interalliée, 2014. Photographie de Gwen Dubourthoumieu.© Gwenn Dubourthoumieu.Le rapport social qui fonde sa classe, l’exploitation du travail d’autrui, en fait d’abord une « classe en soi » : ses conditions objectives de vie contrastent par leurs richesses avec celles des classes moyennes et des classes populaires. De surcroît, c’est une classe consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre, notamment par l’intermédiaire de syndicats patronaux. On parle alors de « classe pour soi ».JPEG - 38 koImage de couverture de « L’Internationale des riches », « Manière de voir », n° 99, 2008. Photographie de Gérard Paris-Clavel.
© Gérard Paris-Clavel.Les associations d’employeurs apparaissent sous le premier Empire. Des regroupements se forment tout au long du XIXe siècle et au début du XXe siècle pour aboutir à la formation de la Confédération générale du patronat français en 1936, ancêtre du CNPF. À la fin des années 1990, le patronat cherche à devenir un acteur politique : le sigle de son organisation abandonne la référence au « patronat » au profit du terme plus flatteur d’« entrepreneur ». À sa tête, le baron Ernest-Antoine Seillière de Laborde, descendant de la famille Wendel, dont la fortune fut construite par les travailleurs de la sidérurgie, lance la « refondation sociale », un programme de « modernisation » du droit du travail et de la protection sociale. Au programme, le contrat (contre la loi) et l’individualisation des droits sociaux (contre les accords collectifs).JPEG - 208.7 koRallye dansant, Paris, 2015. Photographie de Gwen Dubourthoumieu.© Gwenn Dubourthoumieu.L’entre-soi grand-bour­geois permet cette offensive idéologique. Comme par magie rhétorique, la lutte des classes marche sur la tête : on transforme les « exploiteurs » d’hier en « créateurs de richesses » et les « exploités » en « coûts ». De leur côté, les patrons s’abritent derrière le paravent idéologique de la concurrence libre et non faussée – que les meilleurs gagnent ! –, une vulgate de l’économie libérale qui permet de légitimer une position sociale souvent héritée et collectivement protégée.Les armes utilisées sont des mots comme « compétitivité », « déficit public », « trou de la Sécurité sociale », « chômage ». Assénées sur tous les canaux d’information, ces notions, devenues naturelles, s’inscrivent dans une guerre des classes que les plus riches mènent à l’échelle de la planète. « Il y a bien une guerre des classesreconnaissait le milliardaire américain Warren Buffett en 2005, mais c’est ma classe qui est en train de la gagner. »
https://www.monde-diplomatique.fr/publications/manuel_d_economie_critique/a57176Michel Pinçon & Monique Pinçon-CharlotSociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS. Auteurs de l’ouvrage Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, La Découverte, 2010.

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