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(Note de lecture) Cédric Demangeot, "Un enfer", par Eric Darsan

Par Florence Trocmé

DemangeotRecueil poétique introspectif et sincère, tombeau et terreau, livre des morts et d'émois, d'heures et d'horizons, sombre et lumineux à la fois, Un enfer de Cédric Demangeot, sorti le 18 janvier dans la collection Poésie des éditions Flammarion, prolonge Une inquiétude, paru il y a tout juste quatre ans. En  passeur et passager rompu, le poète et éditeur, peintre et traducteur, nous embarque dans une forme qui se libère progressivement. De l'Obstruction d'origine à La trouée, en passant par D'un désarroi : Lambeau et Dessine-moi un enfer. Quatre saisons en enfer qui se déclinent à travers une dizaine de poèmes pour former la peinture très contemporaine d'une fin du monde qui n'en finit pas de finir. 
« Caisson dégondé
parle peu : heu
reusement parle mal.
Camisole avalée.
Quintal de métal mat
la casse dans le gosier. »
Un enfer. Sans majuscule, sans mot plus haut que l'autre, émerger comme au lendemain d'une cuite, d'une défaite, d'une fêlure. Césure à l'hémistiche, poème pour deux mains, pour un temps –  noire, blanche, noire, noire. Quitter l'uniforme, a[r]b(h)or(r)er la blessure. L'estimer à sa juste mesure. Évaluer la portée, le silence parfois pesant. La rime, pour mieux se demander à quoi bon. Le pas, chassé pour ne pas vers(ifi)er dans le fossé. Le rythme, soupesé ou haletant, qui permet. La (re)découverte de mots omis à l'aller. Relire, relier, respirer peu à peu. Entre les lignes du front, plissées comme pour se rejoindre, se rappeler l'inquiétude originelle. La marche chaotique, organique et métallique coup sur coup – «  Le pharynx du revolver ».
Obstruction d'origine. Qui comprend. Caisson dégondé, corps confisqué, sourcier manchot. Qui masque et dévoile. Cédric Demangeot, que l'on découvre dans ses œuvres. Qui rappelle. Leopoldo María Panero, qu'il traduit en partie, publie aux éditions fissile. Claro et ses versions-méduses d'une même interrogation — Comment rester immobile quand on est en feu ? Décidément, résolument. Qui ellipse, qui diphtongue : ici, il est question de langue, de l'ongle qui rougeoie non de rubis, mais redouble d'effort pour gratter la paroi, s'extraire de la gangue, se sortir de soi, s'enfanter, muer, transmuter, alchimie invisible langue de feu, grégeois contre grégaire, qui (s') insinue puis déferle dans le labyrinthe ouvert.
De peur, d'effroi, reculer, voir la mort en face, passer sans trépasser ni se soustraire à son emprise, se confondre avec elle par déduction — « j'ai décidé de ne pas naître né ». Briser les scellés, sortir de soi, péter un plomb. Caisson dégondé donc, puis corps confisqué par la mère, le père, la mère de sa mère, pour enfin, la guerre, l'Afrique –  blanche, noire, blanche, blanche – l'origine, l'enfance du. So(u)rcier manchot, l'obscurité et l'incomplétude qui se font, se fondent, auxquels il faut. Donner du sens. Rapprocher les lignes des lignes, les noires des noires, les blanches des blanches à nouveau, écrire à demi page le corps jusqu'ici séparé du texte.
« centre se déplace. on ne sait pas
quelle menace invisible
inquiète le cœur. hoquet
d'angoisse. À l'idée de devoir
naître ici – par contre-corps. »
D'un désarroi : Lambeau. Que l'on a vu venir – (dé)filer pour mieux dire – avant de revenir à la semaine treize, en trois temps cette fois. Qui a lieu/donne lieu/à. La perte des sens et leur sollicitation. La sollicitude de l'essence à rameuter le silence et l'obscurité, remparts de dents contre l'appui du dehors, aérien, chirurgical — « répéter : ma tête est un trou. La vie n'a pas de prix. La France est mon pays. » Sauver (ce qui fait) l'âme/l'homme/la femme – mesures de toutes choses, quantité négligeable et tutti quanti – de l'ineffable fardeau. De l'histoire, de la grande et de la petite. De la terreur et de la haine. De l'enfer sur ou sous terre, du temps mort qui sourd, émerge par intermittence, du clair et de l'obscur.
L'espoir d'apercevoir le b(o)ut du tunnel « ou la folie d'aller frôler les trains la nuit, » Ou chacun de ces éléments comme un rappel, un avertissement – « La bête se love (…) on dit que ça lui passera avec l'époque. » Apocalypse joyeuse, désir mortifère d'en finir avec l'hypothèse solipsiste — « j’attends la fin, dit-il, du monde pour y voir clair. La fin — pour voir. » Laisser parler (le texte), s'échapper (les mots). Convoquer à nouveau le métal, le sang, la chair, qui évoquent le Saccage de Quentin Leclerc — « on est fait – on essaie d'être le corps qu'on a : on a du mal : on ». S'enfile La chopine de Schopenhauer, le monde comme volonté quand il ne reste que. L'amer à boire, comme une envie de suicide, comme une consolation — impossible à rassasier, « dit-il en reposant son flingue. »
« — Ne m'appelez pas par mon nom :
mon corps a disparu de sa définition. »

Dessine-moi un enfer. Et, dedans, un ciel de latrines et, par pensée du dos, une dernière fois oui. Trois poèmes à nouveau. La mort, la guerre, les corps — « planque ta peur dans une petite boîte & la boîte dans un trou : ton petit trou garde-souci ». Assailli, acculé, (ren)cogné par la mitraille, « amalgame de limaille & de morceaux noircis » qui rappelle l'horreur de La scie patriotique de Nicole Caligaris, dont acte : « démissionner de la partouze. On a bien lu : du massacre. » Orgie de mots (sic), de maux (sick), de typo, pour contrer le type au, brouiller les pistes, effacer les traces, se mélanger les pinceaux à dessein, trouver d'autres usages, ne pas demeurer indemne, surprendre pour ne pas se laisser idem — « ici on coupe les mains des poètes, on vide la pensée de son sang. »
En attendant la curée. Faire comme si de rien n'était n'est, ne sera. Avancer sans se retourner. Faire face encore une fois, dut-on s'effacer pour cela, tenir tête. A la pollution physique et mentale. Aux maladies de l'âme. Au sacrifice d'Abraham, à l'infanticide christique que subissent toutes les générations — « Dis, papa, dit l'enfant : dessine-moi un mouton qu'on égorge avec ce couteau-là ». Au jeu de Baal des nations. « Imagine, la petite fille vêtue de rouge comme dans un conte fabriqué par des hommes (…) Ton enfer, dis papa, je te le dessinerais demain, quand tu auras mangé ta soupe ». De mémoire, de plasma, de quarks et de gluons. « Il sera toujours temps, dit le bourreau, dit papa » avant.
« et c'est pour cette raison, parce que nos pères, pauvres d'eux
sont réduits à n'avoir jamais entendu parler de leur siècle
que nous avons quelque peine & souci, mes amis
et moi-même, à démêler aujourd'hui ce tas très compliqué
de corps divers – quoiqu'unanimes quant à la mort –
qui nous pend aux loques, aux moignons, s'agrippe
à nos vieilles chemises décolorées d'horreur et de fumée. »

La trouée. La tordue, la tranchée, les poilus, la trachée. S(')e(n) sortir par quelque moyen que ce. Soi(t). La raison du rat vivant est toujours la meilleure face. A la mort à la force des choses – « abécédaire ouvert incontinence du cœur. » Céder la parole. Effacer les heurts, les heures qui tuaient parfois – « On parle beaucoup pour occuper l'espace. » Politique du pot de fer contre le pot de terre, de la terre brûlée, passée par le fer de la lance, de la herse, de l'araire avant ça. Champs lexical séminal où l'instinct de survie est devenu pulsion de mort. Où l'air, (ex-)pulsé lui aussi, manque. Où la tragédie devenue comédie (Brumaire enfumé d'un Marx devenu Groucho, Harpo, Chico, Gummo, Zeppo et Pippo), n'en est pas moins léthale.  
A propos de l'ordure et de l'éclairement. De la main à la main. Qui participent de La trouée. Ne plus faire (esprit de) corps avec. La mémoire et l'oubli. Ne plus chercher le souffle dans. Les silences et les blancs. Leur trouver de nouveaux mots – D'amuïr. Du moins d'inusité, ou si peu. (Se) Concentrer (et) avec soi tout le contenu du dit et du non-dit – « Prière d'interrompre : ici même. » D'insérer. D'a(c) érer. (In) Jonction. Mourir comme l'on naît – « La tête a trouvé la sortie : de l'enfer par le bas ». Non par le siège, non par l'écrit. Et cependant, le réaliser en l'écrivant, en le lisant, en le liant. Donner sens et donner forme au fond. Magie élémentaire, transmutation – « : de la main à la main : » - pour revenir à toute fin « à la forêt, aux amis. »
Regard en arrière. D'Un enfer (2005-2015) à Une inquiétude (1999 - 2012), sorti il y a tout juste quatre ans. Qui en couvrent à eux plus de quinze, dont la moitié se recouvrent pour mieux se renforcer et (re)constituer. Cette somme de sept-cent pages au total, parue chez Flamamarion, dans la collection Poésie. Dont les ouvrages – sous une couverture fragile et végétale, une mise en page claire et aérienne, apanage du genre – dissimulent une menace poétique bien réelle. Une inquiétude Qui se saisit pour l'heure du journal, de l'aphorisme dans une première partie éponyme. Pour, dans une seconde intitulée Morceaux, qui réunit une dizaine de poèmes – Caprices, Observations, Erosions suivi de Degré noir, Ferraille (encore), Grimaces, Desdémone, Amitié des morts, Meute – développer des images qui déclenchent, commandent au réflex(e), photographique et littéraire, thématique et critique. Il y a du corps, toujours. Le bruit et l'odeur de la vie. Et de l'humour, cette fois. Le constat et les coups. D'une violence qui n'est pas un accident, pas la bavure, mais le corps – policier, militaire, institutionnalisé – totalitaire de l'arbitraire. Qui relègue l'humanité – des individus comme de leur somme – dans la marge.
Il y a, avant toute chose, la question. De la conscience faite identité. De l'inaptitude au monde – « Je n'ai pas les moyens de penser ma vie (…) Il me faut des missiles sol-sol/& des démissions. » De l'imaginaire. De la langue – « La langue aujourd'hui n'est qu'ordre, marchandise et mort. » Du paradis perdu. Des saisons – « L'hiver, lire ». De la chimie, du café, des joints, de l'ecstasy, du psilocybe – « Champignon plein de bras. ». Du Saccage, déjà. De la femme. De l'autre. De la peur, de la douleur, du désespoir. De la reproduction sociale. Du sens. De l'impossibilité du nihil. De la mort. De ce qui n'a pas été/sera/ne sera pas développé dans moriturus/en enfer/chez fissile – « Se faire – se réitérer fissile – & faire feu de ça (…) Un titre : Corps confisqué (…) moriturus n'est pas une revue de poésie. moriturus est/quelque chose (ou rien) comme/une brique (réfractaire) du mur de Bartleby.» Comme un mot pour un autre, la traduction de quelque chose, qui (s')échappe à la lecture. La chronique d'un futur révolu, d'un passé à venir, d'une réaction en chaîne. Et le désir toujours. De vivre, par la langue et l'écrit.
Eric Darsan

Cédric Demangeot, Un enfer, Flammarion, collection Poésie, 2017.
quelques extraits du livre dans Poezibao


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