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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #21

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #21

CHAPITRE 21

Dans le couloir, les pas de Charles Le Kerdaniel s’approchaient inexorablement de l’unique échappatoire possible pour Rose. Ce fut donc avec nettement moins de délicatesse que Grégoire agrippa son bras pour la lever de table et l’entraîner en catastrophe vers la minuscule remise qui empiétait sur la cuisine. Il la précéda pour s’accroupir au sol. Rose se démit le cou pour le voir soulever une trappe qui se rabattit un peu trop brutalement contre les étagères remplies de denrées. Grégoire se releva et s’écarta pour lui désigner le trou noir d’où émergeaient des marches à peine éclairées par la lampe qu’il tenait d’une main. Pas vraiment enthousiaste à l’idée de se cacher dans un tombeau glacial qui laissait échapper une forte puanteur de renfermé mêlée d’alcool, Rose recula d’un pas avant d’être rattrapée par l’urgence de la situation. La poignée de la porte de la cuisine venait de grincer. Grégoire lui colla la lampe dans la main et la poussa à descendre sans plus de cérémonie. Le mouvement trop brusque réveilla les douleurs de sa blessure. Rose pinça les lèvres pour étouffer une plainte et manqua de dévaler les premières marches sur le derrière tant la pierre sous ses pieds nus était humide.

Quand le prêtre rabattit la trappe, elle eut l’horrible sensation d’être enterrée vivante. Le froid la saisit d’autant plus que, curieusement, l’endroit qu’elle pensait totalement clos était traversé par des courants d’air qui sifflaient lugubrement autour d’elle. Curieuse de savoir ce que l’homme était venu faire chez le prêtre, Rose tendit l’oreille pendant quelques instants dans l’espoir de saisir quelques bribes de conversation. Mais rien ne lui parvint avec suffisamment de netteté. Grégoire avait refermé la porte de la remise et les deux hommes avaient dû s’éloigner pour discuter devant la chaleur de l’âtre. Avec prudence, Rose descendit le reste des marches, tenant d’une main tremblante la lampe remise par le prêtre. Cette dernière manqua à plusieurs reprises de lui échapper et, pire, de s’éteindre. Elle brandit devant elle la flamme vacillante qui ne parvenait pas à chasser complètement l’obscurité des lieux. Si la situation s’y était prêtée, elle aurait souri en découvrant le pêché de gourmandise que Grégoire dissimulait dans sa cave. « Distillerie locale » avait-il dit à Gabriel en lui servant son eau de vie. « Distillerie maison » aurait été plus juste. La lueur de la lampe dansa sur la surface cuivrée de l’alambique qui prenait une place considérable dans la petite pièce souterraine. Rose admira un instant avec un sourire aux lèvres la chaudière chapeautée de ses tuyaux tordus qui menaient à un condensateur d’où sortait le liquide fermenté. Son père en avait un identique dans l’auberge familiale, mais c’était bien la dernière chose qu’elle s’attendait à voir dans un presbytère.

Plus Rose s’enfonçait dans l’obscurité, plus les courants d’air se faisaient agressifs. Elle en comprit la raison lorsqu’elle leva la lampe pour éclairer ce qu’elle pensait être le mur du fond de la cave, mais qui se révéla être une grille imposante donnant sur une bouche noire dont elle ne préféra pas s’approcher sans poser au préalable la lampe, loin du souffle fétide qui risquait de l’éteindre. Satisfaire sa curiosité, oui, mais se retrouver dans le noir complet, certainement pas ! Comme elle s’en doutait, la grille était fermée par une serrure imposante qui laissait deviner une clé qui ne devait pas l’être moins.

~*~

A l’étage, Grégoire tâchait de ne pas montrer son impatience devant le maire. Rien que le fait qu’il se soit introduit de cette manière chez lui était tout bonnement inacceptable. Et pourtant, tellement peu dans les habitudes de Charles Le Kerdaniel, très à cheval sur les convenances et le respect.

— Joseph m’a informé de votre visite d’hier, commença –t-il en offrant ses mains à la vive chaleur de l’âtre. Il m’a également parlé de votre invité.

— Je n’irai pas jusqu’à dire que Monsieur Voltz est mon invité…

— Il est pourtant venu à votre demande.

On y était… Il n’avait pas perdu de temps pour en venir aux faits. Grégoire ne voyait pas le visage du maire qui lui tournait le dos et ne lui adressa pas même un regard quand il lança cette remarque d’un ton égal. Néanmoins, il ne pouvait pas s’y tromper : il s’agissait bien d’un reproche.

— Pourquoi ne pas m’avoir averti avant ? reprit-il en se tournant cette fois vers son interlocuteur.

Grégoire dévisagea Le Kerdaniel sans chercher à masquer son agacement. Il détestait ces marques d’autorité, d’autant plus venant d’un homme à qui il ne devait rien. Toutefois, en détaillant les traits tirés et émaciés du notable, il se rendit compte que, loin d’être menaçant ou inquiet de la présence de l’immortel, Charles était surtout épuisé et affaibli. Quand il l’avait rencontré un an plus tôt, à son arrivée au village, le maire était un homme qui en imposait autant dans ses manières que dans son physique encore avantageux. La cinquantaine passée, Charles bénéficiait d’une aura de séducteur dont il abusait plus pour attirer de futurs électeurs et négocier avec ses détracteurs que pour séduire la gent féminine. Depuis la mort de sa seconde femme, Constance, l’homme avait bien changé. L’élégance était toujours là, mais ses cheveux encore noirs quand Grégoire s’était installé en ville étaient dorénavant striés de fils d’argent, plus nombreux de semaine en semaine. Son regard ambré autrefois rieur et pétillant s’était éteint. Des cernes presque noires lui donnaient un air maladif que sa posture nettement moins altière venait confirmer.

— J’ai seulement informé mon frère dans une lettre privée de ce qui se passait ici. Je ne pensais pas qu’il ferait venir quelqu’un de Paris.

C’était un pieu mensonge. Cela faisait bien longtemps que ses relations avec sa famille n’étaient plus au beau fixe et qu’il n’avait plus de contact avec eux. Son frère, Georges de Beaumont, ne lui avait plus adressé la parole depuis qu’il avait quitté la Confrérie avec perte et fracas. De plus, son aîné ne s’occupait pas des activités plus occultes de la Confrérie. En tant que procureur de la République, Georges gardait ses distances vis-à-vis des agissements de Varga, membre imminent et référent pour tout ce qui touchait aux Egarés et aux Occultes. Face aux morts violentes qui terrorisaient le village, Grégoire n’avait eu d’autre choix que d’avertir directement le chef des exécuteurs des basses besognes qu’était Barnabas Varga.

— Vous ne voulez pas savoir qui s’en est pris à votre fils ?

— Cette théorie ridicule d’assassin est tout bonnement grotesque ! s’emporta Le Kerdaniel. Ce sont les loups les responsables !

L’entêtement du maire ne manqua pas d’horripiler le prêtre. Ce n’était pas la première fois qu’ils avaient ce genre de conversation. S’il l’avait laissé diffuser cette information auprès de la population après la mort de Marie Maubert et du médecin, il ne s’était pas privé de le contredire lors d’un conseil extraordinaire qui avait réuni une grande partie du village suite à l’attaque qui avait coûté la vie à son propre fils. Bien qu’il fût hors de question de révéler la vérité sur l’Egaré, la population devait se montrer sur ses gardes et ce n’était pas de simples loups qui allaient impressionner les villageois de la région. Le prêtre s’était senti obligé d’insister sur la menace réelle qui rodait. Depuis ce soir-là où Grégoire avait ouvertement contredit le maire devant ses administrés, leur entente était nettement moins cordiale et surtout empreinte de méfiance.

— Vous avez organisé plusieurs battues dans les environs. Etes-vous tombé sur une seule meute ? Non ! Il n’y a pas de loups dans cette région, Charles !

Ce dernier soupira et remonta le col de son manteau autour de son cou.

— Qu’est-ce qui vous inquiète au juste ? insista Grégoire.

Le Kerdaniel le considéra soudain avec une expression sévère qui plissait son front et ses sourcils.

— Marie travaillait pour moi ; Thomas Leguern était mon ami et revenait de chez moi et Julien…

Il s’interrompit, visiblement ému à l’évocation de son fils disparu.

— Mais Jeanne n’avait aucun lien avec vous, tenta Grégoire qui commençait à comprendre ses réticences au sujet de la présence de Gabriel.

Il pensa bien faire en mentionnant le nom de la dernière victime, Jeanne Courtois, morte deux semaines plus tôt, mais sa bonne intention n’eut pas du tout l’effet escompté. Le visage de Charles se décomposa et le prêtre avait suffisamment d’expérience pour interpréter aussitôt la tête de coupable dont s’était paré le maire.

— Charles… Ne me dites pas que vous et la femme de l’apothicaire…vous…

— Par pitié, mon père, pas de sermon ! La situation est suffisamment gênante comme cela ! Vous comprenez maintenant pourquoi je ne tiens pas à ce que votre enquêteur fourre son nez dans ma vie !

Grégoire ravala un sourire.

— Croyez-moi, il en faudra plus pour choquer monsieur Voltz.

— Je me contrefiche de choquer ou non cet homme ! Je ne veux pas que cette histoire s’ébruite. Il est hors de question de salir la mémoire de Jeanne.

« Et votre propre réputation » fut tenté d’ajouter Grégoire.

— Si je vous donne ma parole que cette information restera secrète, est-ce que vous consentez à coopérer à l’enquête de Voltz ?

La réponse tarda à venir. Le Kerdaniel, les lèvres pincées et la mâchoire serrée, dévisagea un long moment son interlocuteur. Ce dernier pouvait deviner tous les doutes qui l’animaient. Lui-même n’était pas certain de pouvoir empêcher l’immortel de vendre la mèche uniquement pour le plaisir de provoquer. Mais cette information était aussi inattendue qu’essentielle. Quatre victimes, toutes liées de près au maire : Gabriel devait absolument être mis au courant.

— Amenez-le moi demain midi pour déjeuner, finit par conclure Charles d’un ton qui avait repris son assurance d’homme de pouvoir.

Sur cet assentiment indirect, le maire prit congé sans plus tarder. La confession avait dû lui coûter au-delà des mots. Alors qu’il raccompagnait son visiteur à la porte, Grégoire tenta de se remémorer les quelques fois où il avait vu Jeanne Courtois et Charles dans son église. Ce dernier n’était pas un de ses paroissiens les plus zélés. Sa présence aux messes dominicales était très aléatoire. Au cours, de ces rares fois, les deux amants avaient été suffisamment discrets pour ne pas éveiller les soupçons. Il n’y avait d’ailleurs eu aucune rumeur à leur sujet. Ce qui dans ce village était un véritable exploit.

Le Kerdaniel salua le prêtre d’un simple mouvement de tête en remettant son haut-de-forme et descendit rapidement les marches qui menaient à la place du village. Grégoire le regarda s’éloigner un moment et, quand il fut certain qu’il ne ferait pas demi-tour, s’empressa de refermer la porte d’entrée à clé. Il rejoignit la cuisine à grandes enjambées. La gamine devait être frigorifiée et terrorisée dans cette cave glaciale. Il rouvrit la trappe avec appréhension et fut surpris de ne pas la trouver sur les marches à attendre. Il apercevait le faible halo de la lampe qui n’éclairait même pas le bas de l’escalier. Il descendit à la hâte en se tenant au mur poisseux d’humidité pour ne pas se prendre les pieds dans son encombrante robe. Arrivé en bas, Grégoire resta médusé un moment devant la cave vide et la grande grille ouverte au fond de cette dernière.

— Rose ! Où es-tu, nom d’un chien ?!

Sa voix se répercuta en échos sur les parois de pierre et se perdit dans le tunnel qui menait à la crypte de l’église. Comment diable avait-elle pu ouvrir cette grille ! N’obtenant aucune réponse, il s’engagea à son tour dans le boyau sombre. Il n’avait pas fait deux mètres que la frêle silhouette de l’adolescente, emmitouflée dans sa couverture, se dessina dans la pénombre.

— Est-il seulement envisageable que tu puisses rester tranquille ne serait-ce que cinq minutes ? C’est tout de même incroyable que l’on ne puisse pas te laisser seule sans que tu n’inventes une ânerie dans la seconde ! gronda-t-il.

Grelottante dans une tenue pas du tout appropriée à l’endroit, Rose ne se laissa toutefois pas impressionner par le ton qui se voulait ferme.

— Pour un peu, j’aurais presque cru entendre Gabriel, se moqua –t-elle. Qu’y a-t-il derrière la grande porte là-bas au fond ?

Elle désigna les ténèbres derrière elle de sa main emmitouflée dans la couverture.

— La crypte de l’église. Mais comment diable as-tu réussi à trouver la clé de la grille ?

— Je ne l’ai pas trouvée : je l’ai forcée avec ça.

Le métal brillant d’une lame apparue dans sa main. Grégoire ne sut pas vraiment ce que c’était – ce n’étaient pas les ustensiles qui manquaient dans la cave -, mais n’y accorda aucune importance. Seul l’interloquait l’aplomb de la jeune fille. Toutefois, lorsqu’ils regagnèrent la cave et que son visage terriblement pâle fut éclairé par la lampe, Grégoire s’inquiéta de nouveau. Il écarta les pans de la couverture pour observer son dos. Il n’eut pas besoin de regarder sous la chemise pour se rendre compte que les plaies s’étaient rouvertes. Le fin tissu était strié de sang mêlé à l’onguent d’Annwenn.

— Ça me fait mal, confirma Rose.

— Remontons : on va s’occuper de cela. Et je t’interdits de sortir du lit, tu m’entends ? l’invertit-il en pointant un index autoritaire non loin de son nez.

Rose ne se rebiffa pas. Bien au contraire. Elle avait épuisé le peu de force dont elle disposait et se sentait étourdie. Elle précéda Grégoire dans les marches. Mais, tandis qu’ils remontaient, le prêtre la retint par le bras, la forçant à se retourner pour le regarder.

— Rose… Si un jour il y a un problème quelconque, viens te réfugier ici. Tu trouveras les clés de la grille et de la porte de la crypte derrière les bouteilles sur l’étagère. Tu pourras te cacher dans la crypte.

Il lui désigna l’extrémité de l’étagère en question. Encombrée de bouteilles et de bocaux en tout genre, elle courait sur tout un mur de la cave.

— Quel genre de problème ? s’enquit-elle.

— C’est juste au cas où…

Son ton se voulut rassurant, mais Rose sentit soudain croître une angoisse devenue beaucoup trop familière.

— Allons, ne restons pas là…, l’encouragea-t-il à continuer leur ascension.

Mais une autre inquiétude ne la quittait pas.

— Où est Gabriel ?

Avec un fatalisme presque risible, Grégoire, après un temps de réflexion, finit par répondre :

— En train de faire amende honorable, j’espère…

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Que ceux qui ne peuvent pas mourir lèvent la main – #21

CHAPITRE 21

Dans le couloir, les pas de Charles Le Kerdaniel s’approchaient inexorablement de l’unique échappatoire possible pour Rose. Ce fut donc avec nettement moins de délicatesse que Grégoire agrippa son bras pour la lever de table et l’entraîner en catastrophe vers la minuscule remise qui empiétait sur la cuisine. Il la précéda pour s’accroupir au sol. Rose se démit le cou pour le voir soulever une trappe qui se rabattit un peu trop brutalement contre les étagères remplies de denrées. Grégoire se releva et s’écarta pour lui désigner le trou noir d’où émergeaient des marches à peine éclairées par la lampe qu’il tenait d’une main. Pas vraiment enthousiaste à l’idée de se cacher dans un tombeau glacial qui laissait échapper une forte puanteur de renfermé mêlée d’alcool, Rose recula d’un pas avant d’être rattrapée par l’urgence de la situation. La poignée de la porte de la cuisine venait de grincer. Grégoire lui colla la lampe dans la main et la poussa à descendre sans plus de cérémonie. Le mouvement trop brusque réveilla les douleurs de sa blessure. Rose pinça les lèvres pour étouffer une plainte et manqua de dévaler les premières marches sur le derrière tant la pierre sous ses pieds nus était humide.

Quand le prêtre rabattit la trappe, elle eut l’horrible sensation d’être enterrée vivante. Le froid la saisit d’autant plus que, curieusement, l’endroit qu’elle pensait totalement clos était traversé par des courants d’air qui sifflaient lugubrement autour d’elle. Curieuse de savoir ce que l’homme était venu faire chez le prêtre, Rose tendit l’oreille pendant quelques instants dans l’espoir de saisir quelques bribes de conversation. Mais rien ne lui parvint avec suffisamment de netteté. Grégoire avait refermé la porte de la remise et les deux hommes avaient dû s’éloigner pour discuter devant la chaleur de l’âtre. Avec prudence, Rose descendit le reste des marches, tenant d’une main tremblante la lampe remise par le prêtre. Cette dernière manqua à plusieurs reprises de lui échapper et, pire, de s’éteindre. Elle brandit devant elle la flamme vacillante qui ne parvenait pas à chasser complètement l’obscurité des lieux. Si la situation s’y était prêtée, elle aurait souri en découvrant le pêché de gourmandise que Grégoire dissimulait dans sa cave. « Distillerie locale » avait-il dit à Gabriel en lui servant son eau de vie. « Distillerie maison » aurait été plus juste. La lueur de la lampe dansa sur la surface cuivrée de l’alambique qui prenait une place considérable dans la petite pièce souterraine. Rose admira un instant avec un sourire aux lèvres la chaudière chapeautée de ses tuyaux tordus qui menaient à un condensateur d’où sortait le liquide fermenté. Son père en avait un identique dans l’auberge familiale, mais c’était bien la dernière chose qu’elle s’attendait à voir dans un presbytère.

Plus Rose s’enfonçait dans l’obscurité, plus les courants d’air se faisaient agressifs. Elle en comprit la raison lorsqu’elle leva la lampe pour éclairer ce qu’elle pensait être le mur du fond de la cave, mais qui se révéla être une grille imposante donnant sur une bouche noire dont elle ne préféra pas s’approcher sans poser au préalable la lampe, loin du souffle fétide qui risquait de l’éteindre. Satisfaire sa curiosité, oui, mais se retrouver dans le noir complet, certainement pas ! Comme elle s’en doutait, la grille était fermée par une serrure imposante qui laissait deviner une clé qui ne devait pas l’être moins.

~*~

A l’étage, Grégoire tâchait de ne pas montrer son impatience devant le maire. Rien que le fait qu’il se soit introduit de cette manière chez lui était tout bonnement inacceptable. Et pourtant, tellement peu dans les habitudes de Charles Le Kerdaniel, très à cheval sur les convenances et le respect.

— Joseph m’a informé de votre visite d’hier, commença –t-il en offrant ses mains à la vive chaleur de l’âtre. Il m’a également parlé de votre invité.

— Je n’irai pas jusqu’à dire que Monsieur Voltz est mon invité…

— Il est pourtant venu à votre demande.

On y était… Il n’avait pas perdu de temps pour en venir aux faits. Grégoire ne voyait pas le visage du maire qui lui tournait le dos et ne lui adressa pas même un regard quand il lança cette remarque d’un ton égal. Néanmoins, il ne pouvait pas s’y tromper : il s’agissait bien d’un reproche.

— Pourquoi ne pas m’avoir averti avant ? reprit-il en se tournant cette fois vers son interlocuteur.

Grégoire dévisagea Le Kerdaniel sans chercher à masquer son agacement. Il détestait ces marques d’autorité, d’autant plus venant d’un homme à qui il ne devait rien. Toutefois, en détaillant les traits tirés et émaciés du notable, il se rendit compte que, loin d’être menaçant ou inquiet de la présence de l’immortel, Charles était surtout épuisé et affaibli. Quand il l’avait rencontré un an plus tôt, à son arrivée au village, le maire était un homme qui en imposait autant dans ses manières que dans son physique encore avantageux. La cinquantaine passée, Charles bénéficiait d’une aura de séducteur dont il abusait plus pour attirer de futurs électeurs et négocier avec ses détracteurs que pour séduire la gent féminine. Depuis la mort de sa seconde femme, Constance, l’homme avait bien changé. L’élégance était toujours là, mais ses cheveux encore noirs quand Grégoire s’était installé en ville étaient dorénavant striés de fils d’argent, plus nombreux de semaine en semaine. Son regard ambré autrefois rieur et pétillant s’était éteint. Des cernes presque noires lui donnaient un air maladif que sa posture nettement moins altière venait confirmer.

— J’ai seulement informé mon frère dans une lettre privée de ce qui se passait ici. Je ne pensais pas qu’il ferait venir quelqu’un de Paris.

C’était un pieu mensonge. Cela faisait bien longtemps que ses relations avec sa famille n’étaient plus au beau fixe et qu’il n’avait plus de contact avec eux. Son frère, Georges de Beaumont, ne lui avait plus adressé la parole depuis qu’il avait quitté la Confrérie avec perte et fracas. De plus, son aîné ne s’occupait pas des activités plus occultes de la Confrérie. En tant que procureur de la République, Georges gardait ses distances vis-à-vis des agissements de Varga, membre imminent et référent pour tout ce qui touchait aux Egarés et aux Occultes. Face aux morts violentes qui terrorisaient le village, Grégoire n’avait eu d’autre choix que d’avertir directement le chef des exécuteurs des basses besognes qu’était Barnabas Varga.

— Vous ne voulez pas savoir qui s’en est pris à votre fils ?

— Cette théorie ridicule d’assassin est tout bonnement grotesque ! s’emporta Le Kerdaniel. Ce sont les loups les responsables !

L’entêtement du maire ne manqua pas d’horripiler le prêtre. Ce n’était pas la première fois qu’ils avaient ce genre de conversation. S’il l’avait laissé diffuser cette information auprès de la population après la mort de Marie Maubert et du médecin, il ne s’était pas privé de le contredire lors d’un conseil extraordinaire qui avait réuni une grande partie du village suite à l’attaque qui avait coûté la vie à son propre fils. Bien qu’il fût hors de question de révéler la vérité sur l’Egaré, la population devait se montrer sur ses gardes et ce n’était pas de simples loups qui allaient impressionner les villageois de la région. Le prêtre s’était senti obligé d’insister sur la menace réelle qui rodait. Depuis ce soir-là où Grégoire avait ouvertement contredit le maire devant ses administrés, leur entente était nettement moins cordiale et surtout empreinte de méfiance.

— Vous avez organisé plusieurs battues dans les environs. Etes-vous tombé sur une seule meute ? Non ! Il n’y a pas de loups dans cette région, Charles !

Ce dernier soupira et remonta le col de son manteau autour de son cou.

— Qu’est-ce qui vous inquiète au juste ? insista Grégoire.

Le Kerdaniel le considéra soudain avec une expression sévère qui plissait son front et ses sourcils.

— Marie travaillait pour moi ; Thomas Leguern était mon ami et revenait de chez moi et Julien…

Il s’interrompit, visiblement ému à l’évocation de son fils disparu.

— Mais Jeanne n’avait aucun lien avec vous, tenta Grégoire qui commençait à comprendre ses réticences au sujet de la présence de Gabriel.

Il pensa bien faire en mentionnant le nom de la dernière victime, Jeanne Courtois, morte deux semaines plus tôt, mais sa bonne intention n’eut pas du tout l’effet escompté. Le visage de Charles se décomposa et le prêtre avait suffisamment d’expérience pour interpréter aussitôt la tête de coupable dont s’était paré le maire.

— Charles… Ne me dites pas que vous et la femme de l’apothicaire…vous…

— Par pitié, mon père, pas de sermon ! La situation est suffisamment gênante comme cela ! Vous comprenez maintenant pourquoi je ne tiens pas à ce que votre enquêteur fourre son nez dans ma vie !

Grégoire ravala un sourire.

— Croyez-moi, il en faudra plus pour choquer monsieur Voltz.

— Je me contrefiche de choquer ou non cet homme ! Je ne veux pas que cette histoire s’ébruite. Il est hors de question de salir la mémoire de Jeanne.

« Et votre propre réputation » fut tenté d’ajouter Grégoire.

— Si je vous donne ma parole que cette information restera secrète, est-ce que vous consentez à coopérer à l’enquête de Voltz ?

La réponse tarda à venir. Le Kerdaniel, les lèvres pincées et la mâchoire serrée, dévisagea un long moment son interlocuteur. Ce dernier pouvait deviner tous les doutes qui l’animaient. Lui-même n’était pas certain de pouvoir empêcher l’immortel de vendre la mèche uniquement pour le plaisir de provoquer. Mais cette information était aussi inattendue qu’essentielle. Quatre victimes, toutes liées de près au maire : Gabriel devait absolument être mis au courant.

— Amenez-le moi demain midi pour déjeuner, finit par conclure Charles d’un ton qui avait repris son assurance d’homme de pouvoir.

Sur cet assentiment indirect, le maire prit congé sans plus tarder. La confession avait dû lui coûter au-delà des mots. Alors qu’il raccompagnait son visiteur à la porte, Grégoire tenta de se remémorer les quelques fois où il avait vu Jeanne Courtois et Charles dans son église. Ce dernier n’était pas un de ses paroissiens les plus zélés. Sa présence aux messes dominicales était très aléatoire. Au cours, de ces rares fois, les deux amants avaient été suffisamment discrets pour ne pas éveiller les soupçons. Il n’y avait d’ailleurs eu aucune rumeur à leur sujet. Ce qui dans ce village était un véritable exploit.

Le Kerdaniel salua le prêtre d’un simple mouvement de tête en remettant son haut-de-forme et descendit rapidement les marches qui menaient à la place du village. Grégoire le regarda s’éloigner un moment et, quand il fut certain qu’il ne ferait pas demi-tour, s’empressa de refermer la porte d’entrée à clé. Il rejoignit la cuisine à grandes enjambées. La gamine devait être frigorifiée et terrorisée dans cette cave glaciale. Il rouvrit la trappe avec appréhension et fut surpris de ne pas la trouver sur les marches à attendre. Il apercevait le faible halo de la lampe qui n’éclairait même pas le bas de l’escalier. Il descendit à la hâte en se tenant au mur poisseux d’humidité pour ne pas se prendre les pieds dans son encombrante robe. Arrivé en bas, Grégoire resta médusé un moment devant la cave vide et la grande grille ouverte au fond de cette dernière.

— Rose ! Où es-tu, nom d’un chien ?!

Sa voix se répercuta en échos sur les parois de pierre et se perdit dans le tunnel qui menait à la crypte de l’église. Comment diable avait-elle pu ouvrir cette grille ! N’obtenant aucune réponse, il s’engagea à son tour dans le boyau sombre. Il n’avait pas fait deux mètres que la frêle silhouette de l’adolescente, emmitouflée dans sa couverture, se dessina dans la pénombre.

— Est-il seulement envisageable que tu puisses rester tranquille ne serait-ce que cinq minutes ? C’est tout de même incroyable que l’on ne puisse pas te laisser seule sans que tu n’inventes une ânerie dans la seconde ! gronda-t-il.

Grelottante dans une tenue pas du tout appropriée à l’endroit, Rose ne se laissa toutefois pas impressionner par le ton qui se voulait ferme.

— Pour un peu, j’aurais presque cru entendre Gabriel, se moqua –t-elle. Qu’y a-t-il derrière la grande porte là-bas au fond ?

Elle désigna les ténèbres derrière elle de sa main emmitouflée dans la couverture.

— La crypte de l’église. Mais comment diable as-tu réussi à trouver la clé de la grille ?

— Je ne l’ai pas trouvée : je l’ai forcée avec ça.

Le métal brillant d’une lame apparue dans sa main. Grégoire ne sut pas vraiment ce que c’était – ce n’étaient pas les ustensiles qui manquaient dans la cave -, mais n’y accorda aucune importance. Seul l’interloquait l’aplomb de la jeune fille. Toutefois, lorsqu’ils regagnèrent la cave et que son visage terriblement pâle fut éclairé par la lampe, Grégoire s’inquiéta de nouveau. Il écarta les pans de la couverture pour observer son dos. Il n’eut pas besoin de regarder sous la chemise pour se rendre compte que les plaies s’étaient rouvertes. Le fin tissu était strié de sang mêlé à l’onguent d’Annwenn.

— Ça me fait mal, confirma Rose.

— Remontons : on va s’occuper de cela. Et je t’interdits de sortir du lit, tu m’entends ? l’invertit-il en pointant un index autoritaire non loin de son nez.

Rose ne se rebiffa pas. Bien au contraire. Elle avait épuisé le peu de force dont elle disposait et se sentait étourdie. Elle précéda Grégoire dans les marches. Mais, tandis qu’ils remontaient, le prêtre la retint par le bras, la forçant à se retourner pour le regarder.

— Rose… Si un jour il y a un problème quelconque, viens te réfugier ici. Tu trouveras les clés de la grille et de la porte de la crypte derrière les bouteilles sur l’étagère. Tu pourras te cacher dans la crypte.

Il lui désigna l’extrémité de l’étagère en question. Encombrée de bouteilles et de bocaux en tout genre, elle courait sur tout un mur de la cave.

— Quel genre de problème ? s’enquit-elle.

— C’est juste au cas où…

Son ton se voulut rassurant, mais Rose sentit soudain croître une angoisse devenue beaucoup trop familière.

— Allons, ne restons pas là…, l’encouragea-t-il à continuer leur ascension.

Mais une autre inquiétude ne la quittait pas.

— Où est Gabriel ?

Avec un fatalisme presque risible, Grégoire, après un temps de réflexion, finit par répondre :

— En train de faire amende honorable, j’espère…


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