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Désirs démocratiques

Par Balndorn

« Voici le message qu’adressent les grands poètes à tous les hommes et à toutes les femmes : Venez à nous en égaux, C’est à ce prix que vous nous comprendrez, Nous ne sommes pas meilleurs que vous, Ce que nous englobons, vous l’englobez vous aussi. Ce qui nous plaît, vous plaît aussi à vous. »  
Ou, pour citer le vers initial de Feuilles d’herbe :   
« Je me célèbre moi,  
Et mes vérités seront tes vérités. »  
La force poéthique de Walt Whitman, c’est d’étendre le chant romantique du Moi à toute une collectivité pensée comme un ensemble de personnes distinctes. Le poète romantique se charge d’une mission éthique, sociale et politique : établir une homologie affective qui souligne points communs et différences entre l’écrivain égotiste et chacun de ses concitoyen.nes et potentiels amant.es.  
Dans le grand chant du désir que forme Feuilles d’herbe naît une démocratie du désir.  
Les immenses vers libres de Whitman, « aboiement[s] barbare[s] » puisés au cœur de l’espace américain, embrassent toute personne dans ses qualités singulières. La beauté des vers de Whitman est qu’il ne fige jamais la société américaine dans un idéal-type, mais qu’il en souligne la pluralité joyeuse dans un melting pot qui n’a pas encore de nom.  
C’est là tout le rôle des anaphores. Au contraire d’une poésie mécanique qui applique quel que soit le sujet un mètre et une rime prédéfini.es, Whitman construit sa poéthique sur un système d’échos et de répétitions-variations qui rapprochent dans une même unité organique des individualités éloignées et invisibles :  
« Le contralto cristallin chante à la tribune d’orgue ,
Le charpentier rabote sa planche …. le fer de sa varlope blèse rageusement dans un sifflement sans cesse plus aigu,  
Les enfants, mariés et non mariés, rentrent à la maison pour le repas de Thanksgiving,  
Le pilote saisit le zéro de la roue, il vire en carène de son bras vigoureux,  
Le second attend debout dans la baleinière, lance et harpon sont prêts,  
Le chasseur de canards avance à pas silencieux et prudents,  
Les diacres sont ordonnés mains croisées à l’autel,  
La fileuse se penche en avant et en arrière au rythme de son grand rouet qui bourdonne,
Le fermier s’attarde près de la barrière un beau dimanche et jette un coup d’œil à son avoine et à son seigle,  
L’aliéné, sa démence confirmée, est enfin conduit à l’asile »  
Et cette anaphore presque infinie du thecontinue sur encore trois pages. Réalités différentes qui séparément ne font pas société, mais qui, une fois fondues dans l’anaphore de l’article défini qui conserve toute leur personnalité, composent la nation américaine naissante.  
En politisant le désir romantique, Whitman fait du poète le tisseur de liens charnels et affectifs, le créateur d’une société démocratique des égaux. Société qui repose sur la connaissance mutuelle de l’Autre, dont l’existence est soudainement mise à notre portée :
« Cet esclave pourchassé, c’est moi …. je tressaille de douleur sous les crocs des chiens,
L’enfer et le désespoir s’abattent sur moi …. les tireurs me visent sans relâche,  
Je m’agrippe à la clôture …. mon sang ruisselle, dilué par la sueur de ma peau,  
Je m’écroule dans l’herbe et les pierres,  
Les cavaliers éperonnent leurs chevaux récalcitrants et se rapprochent,  
Ils accablent d’insultes mes oreilles qui bourdonnent …. ils me frappent violemment sur la tête avec le manche de leurs fouets.  
L’enjeu d’un tel passage est esth-éthique : l’image fournit par la littérature nous affecte, au sens le plus fort du terme, nous pénètre, nous transforme, et nous « dev[enons] [nous-même] ce blessé ».  
La poésie comme compréhension des réalités autres que la nôtre.    
  
Mais cette égalité repose exclusivement sur des scènes clichées, des daguerréotypes, dont Whitman est un grand admirateur, pour touristes. La seule égalité est esthétique, nullement sociale.
Si Whitman réhabilite la dignité bafouée des personnes dominées et marginalisées en affirmant envers et contre tous leur beauté, les descriptions qu’il en fait, particulièrement celles des esclaves noirs, ne cherchent pas à renverser l’ordre établi :  
« Le noir [the negro] tient fermement les rênes de ses quatre chevaux …. le bloc de pierre pend plus bas, retenu par la chaîne qu’on lui a passé autour,  
Le noir qui conduit l’imposant fardier de la carrière …. il se tient droit sur le longeron, en équilibre sur un pied,  
Sa chemise bleue laisse voir son cou et sa poitrine musclés, elle se défait à la ceinture,  
Son regard est calme et autoritaire …. il relève sur son front le bord de son grand chapeau,
Le soleil tombe sur ses cheveux et sa moustache crépus …. tombe sur l’ébène de ses membres luisants et parfaits. »  
Aveuglé par un désir purement physique, Whitman oublie que ce magnifique laboureur Afro-Américain n’a pas choisi d’être là. L’éphèbe que chante Whitman, aussi incarné soit-il, n’existe probablement que dans l’imaginaire esclavagiste du Sud.  
L’ambiguïté de Feuilles d’herbe tient sans doute dans la conception uniquement consensuelle de l’amour. Que la démocratie dont Whitman dit se faire le chantre – « je trace le signe de la démocratie » – se fonde sur l’amour est une bonne chose si elle permet l’intégration dans l’identité collective ; mais l’intégration doit également passer à l’offensive contre des obstacles structurels. Et dans cette Amérique d’avant la guerre de Sécession, un des grands obstacles à l’intégration, c’est l’esclavage.  
Face à l’esclavage, Whitman ne se décide pas franchement. Il réhabilite les esclaves, mais ne condamne pas les maîtres. Son désir est désocialisé, dépolitisé. Tant qu’un système, même esclavagiste, produit des images désirables, alors il semble viable aux yeux de Whitman.
Le problème de l’amour whitmannien est qu’il est une fin, un absolu, conformément à la tradition christique – ce « dieu doux qui marche à [s]es côtés » – alors que pour jouer le moteur d’une révolution démocratique, il doit être un moyen, un acte militant. Le poète ne doit pas se contenter d’établir une nouvelle religion du désir profane et immanent, mais également faire de ces désirs horizontaux des forces politiques susceptibles de mettre à bas toute structure verticale qui nie la dignité humaine.  
En poésie comme ailleurs, le désir est force de construction, et de destruction. Pour le rendre proprement démocratique, et non pas seulement spirituel comme le fait Whitman, il faut le rendre responsable.   
Feuilles d’herbe, de Walt Whitman, 1855
Maxime

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