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(note de lecture) Marc Dugardin, "Lettre en abyme", par Armand Dupuy

Par Florence Trocmé

Canon_20161228_0002Les allusions à la mère sont récurrentes dans les livres de Marc Dugardin, disséminées au fil des recueils – on ne dressera pas liste des occurrences, mais on retrouve des traces du « maternel » dans plusieurs ensembles, à travers la figure de l'enfant, de l'enfantement, de la naissance, de la femme. Il était plus explicitement question de la mère, dans la suite In Memoriam, (livre d'artiste dédié à la mère décédée en juillet 2010), dont les poèmes ont été repris dans le recueil Quelqu'un a déjà creusé le puits, (Editions Rougerie, 2012), mais Lettre en Abyme, le dernier paru (même éditeur, septembre 2016), fait de la mère le cœur même du livre.
C'est en lisant Lettre à ma mère de Juan Gelman, en l'annotant à la marge, frénétiquement (« le livre de Juan Gelman / volcan surchargé de notes »), que Marc Dugardin s'est autorisé l'écriture de sa propre lettre à la mère. Deux pages du recueil de Juan Gelman, annotées par Marc Dugardin, sont d'ailleurs reproduites dans l'édition de Lettre en abyme, venant tout à la fois rendre hommage à Gelman, le « déclencheur », et montrer quelque chose du processus d'écriture, toujours nourri par la lecture, l'écoute, l'attention portée à l'autre. Mais, comme l'a souligné Myriam Watthée Delmotte, lors d'une récente journée consacrée au poète (1), en plus d'avoir été un « déclencheur », Gelman est devenu quelque chose comme une « figure protectrice » pour l'auteur, en tant que fils affronté, déjà, à la mort de sa mère, et garant, surtout, que la parole intime puisse devenir parole partageable, toujours capable de relier.
Les textes qui composent Lettre en abyme ont donc la particularité d'avoir été écrits, d'abord, comme des lettres, sous la forme d'une correspondance. Si cette correspondance à titre posthume (Gelman, la mère de Gelman, la mère de l'auteur), ne recevra aucune réponse, elle n'a de cesse de faire correspondre, de relier, justement. Elle le fait, notamment, par l'évocation des ressemblances (« Nos mains ont des crevasses qui se ressemblent »), ou par la reprise, en soi, du processus d'enfantement par l'écriture (« Je t'écris / pour te délivrer une seconde fois // parce que je voudrais te rendre / à ton propre accouchement » ou « je t'écris / comme si l'on avait inversé les rôles » ) – faisant de l'écriture, comme le notait Henry Bauchau, quelque chose comme une « matière féminine », peut-être maternelle). Mais ces textes sont aussi écrits dans une logique de l'écart – ce qui sépare, éloigne : d'une part, l'adresse de cette correspondance est diffractée vers d'autres figures maternelles (au loin ou disparues), d'autres formes textuelles que celle de la correspondance telle qu'on l'entend, et l'on note, d'autre part, la présence active des forces de « déliaison » – « on s'engouffre dans les séparations » –, à travers les thèmes de la blessure, de la haine, de la colère, de la mort.
Pour entendre un peu ce qui se joue dans ce recueil, sans doute faut-il s’attarder sur le « dispositif »  qui s'est imposé à l'auteur. Le livre est composé de six parties dissemblables, que ce soit du point de vue formel, du genre (poèmes, notes de carnet, citations, séquences narratives) ou du volume :
I – Bref poème introductif adressé à Gelman (vous), le fils mort d'une mère morte. Poème adressé à l'homme rencontré à Mexico, en 2006. Souvenir de brefs échanges, d'une poignée de main. II – Suite de 13 poèmes adressés à la mère de Gelman (vous). Ensemble le plus « volumineux » du livre. Cette mère de l'autre qui, note Marc Dugardin, lui fait « le don / de cette différence » avec sa propre mère. III – Suite de 11 poèmes adressés par l'auteur à sa mère (tu). IV – Ensemble composite rassemblant d'une part une suite de pages issues des Carnets de l'auteur (veille de la mort de la mère, jour de la mort, jour de l'enlèvement du corps sans cérémonie), d'autre part des séquences brèves décrivant la vie de cette mère (elle) appelée par son prénom (Christiane : enfance, fiançailles, mariage, guerre,...). Chacune de ces deux suites est ponctuée par un très bref poème. V – Partie adressée à personne / à quelqu'un. Trois extraits de carnets qui précèdent de peu et suivent de peu (quelques jours) la mort de la mère. Notes concernant la musique, point de contact fort avec la figure maternelle. VI – Suite de 11 poèmes, adressés aux mères, qu'elles soient de Buenos Aires, d'Alep, de Bujumbura... (vous ou elles). Mères qui, par le don de la différence, encore une fois, semblent réconcilier avec la mère qui ne fut, sans doute, jamais celle que l'auteur attendait.
 
On notera, et cela n'est sans doute pas dépourvu de sens, que le nous reste « imprononcé ». Peut-être imprononçable.
Au regard de cette construction, on pourrait reprocher à l'auteur de ne pas approcher la figure maternelle de façon suffisamment franche, de la délayer dans la multiplication des adresses successives – ce je, qui s'adresse à tu (la mère), à vous (Gelman, la mère de Gelman), à elle (l'enfant, la femme, Christiane), à elles (les autres mères). Mais, ce serait ne pas prendre en compte, d'une part, que les poèmes adressés à la mère de l'auteur sont d'une intensité rare (on le lira plus bas) et d'autre part que toute relation, et sans doute plus encore le rapport à la mère, est de nature complexe et ambivalente. Toute mère est la fois la mère que nous avons eue, celle que nous avons perçue et intériorisée (notre lien, notre relation), mais aussi la femme qu'elle fut, celle qu'elle aurait pu être, la mère qu'elle ne fut pas capable de devenir « femme aimante / enfouie / sous des tas de haine », celle que les circonstances l'ont empêchée d'être, etc. Et ce sont ces facettes que Marc Dugardin tente de mettre à jour, de restituer, dans un travail qui ne refuse ni la franchise et la violence (« qu'elle crève ! ») ni la grande douceur (« je t'écris pour te prêter / ce que j'invente pour toi »), à l'égard de cette figure maternelle elle-même ambivalente. Chacun des pronoms utilisés, chacune de ces adresses, semble une tentative de faire varier la focale, afin de trouver une juste distance à sa propre mère. Distance qui, puisque la mère ne fut jamais tout à fait identique à elle-même, est condamnée à varier, à chercher le point de convergence.
Cette diffraction de l'image maternelle, n'est donc pas une façon d'éviter, de contourner le sujet, de ne pas l'aborder de façon frontale, mais une éthique. Il s'agit de rendre justice à ce que fut la mère. C'est une tentative de dépasser le point de vue subjectif, le désir naturel et sans doute rassurant d'une synthèse univoque. C'est se tenir au plus près de la contradiction qui fait la complexité de tout vivant.
Par le langage, par l'écriture, ce livre fait renaître la mère, celle qu'elle fut, bien sûr, mais aussi – je ne sais s'il faut s'autoriser à dire surtout – celle qu'elle ne fut pas. « J'aime en toi celle / que ta vie n'a pas pu mettre au monde » écrit Marc Dugardin. Aussi, le travail de ce livre est une entreprise de restauration de la mère, en soi, de cette mère, autoritaire, pleine de reproches, défaillante, mais aussi – au prix du travail d'élaboration poétique – désormais bienveillante, par tout ce qu'elle aurait pu être. C'est rendre à la mère, par le texte, son potentiel de mère féconde, en soi – qui redevient ainsi, d'une certaine façon, figure possible de l'espérance, dans le « don de [la] différence ».
Armand Dupuy
Marc Dugardin, Lettre en abyme, éditions Rougerie, préface de Jacques Ancet, 80 p. 13€.
Journée consacrée à Marc Dugardin, le 26.11.2016, pour ses 70 ans, à la librairie Quartiers Latins de Bruxelles. Je signale que la rédaction de cette note de lecture doit beaucoup à l'écoute de Gérald Prunelle, Myriam Watthée Delmotte, Jérémy Lambert, Jean-François Grégoire, aux discussions avec Olivier Rougerie, Lucien Noullez et Serge Núñez Tolin, à l'occasion de cette journée.


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