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Pépé marche à piles

Publié le 13 juin 2008 par Zoridae
[Achevé au son de cette musique somptueuse, écoutée là et là :]

Pépé, le visage long, blême, piqueté de tâches de rousseurs aux contours vagues, regarde la vie avec de sombres yeux mornes ; des paupières tombantes paraissent les couver avec méfiance, des cernes les noient, comme gonflées d'eau.
Pépé a le regard d'un homme qui n'ose plus écarquiller les yeux.
Lorsque Pépé parle, il faut se pencher vers lui, tendre l'oreille, attraper au vol les mots qu'il n'a pas trop malmené avec son français chuintant, guttural, roucoulant ; alors, au fond de ses pupilles, on perçoit une étincelle espiègle. Pépé sourit.
Détachées du crâne, en pointe, ses oreilles tirent leur révérence à toutes les phrases incomprises, à la langue ardue, admirée et haïe de son pays d'adoption. Pépé serre les lèvres dans son costume roide, à petits carreaux.
Un été, Pépé est allé à la mer avec la famille de son fils. Redoutant que les coups de soleil attrapés dans son enfance ne le martyrisent de nouveau, il s'est promené tous les jours sur la plage en costume trois pièces, abritée sous un parapluie noir. Devant lui, Mémé, pieds nus, trottinait. Il la houspillait, il soufflait, toussait, essayant en vain de la rejoindre mais elle ne l'entendait pas ; effrayé, Pépé la voyait déjà s'éloigner et, peut-être, le quitter. Il suppliait : Espera, 'spera !, à bout de souffle. Son parapluie, malmené par le mistral, ployait. Les baleines se déchaussaient. Ses pieds patinaient dans le sable. Pépé alors, tirait d'une poche de sa veste un grand mouchoir brodé à ses initiales. Il s'épongeait, crachait au milieu. Courbé, enfin, les pieds glissant sur le sable instable, il tentait de réparer le parapluie. Mais ses longues mains tremblaient, il n'avait pas emporté ses lunettes.
Soudain Mémé était près de lui. Elle lui donnait une petite tape sur les doigts "Mais que tu t'énerves, que tu t'énerves ! A quoi ça sert ?" Elle le convainquait de s'asseoir. De ses bras menus, elle le soutenait jusqu'à ce qu'il ait trouvé une position confortable sur le sol mouvant. Elle étendait, au-dessus de son visage tourmenté, l'ombre du pépin qu'elle avait rassemblé.
Mémé caressait le front plissé de Pépé, le cou en sueur avec son propre mouchoir, aspergé d'eau de Cologne. Puis, assise à côté de lui, elle regardait, avec lui, les enfants, les jeunes couples au son des vagues. Elle répétait : "Ça ne sert à rien de s'énerver ! Tu devrais penser à ton cœur au lieu de te mettre dans des états pareils !"
J'ai découvert, en Andalousie, que la famille de Mémé appelait Pépé "l'ingeniero" et aussi "el segundo". J'ai été émue d'entendre ces surnoms. Le premier l'aurait rempli de fierté. Parce qu'ingénieur, Pépé l'était en Espagne, avant de s'exiler. Mais en France il n'a pas exercé son métier à son niveau de compétences, il s'est contenté d'un poste d'électricien dans les mines de Saint-Etienne. Mémé, m'a expliqué maintes et maintes fois : "Ton Pépé est communiste et même, il lui est arrivé de voter pour Lutte Ouvrière. Il refusait de voler le travail des Français."
J'acquiesçais même si je ne comprenais pas le rapport.
Un jour Pépé est tombé d'une échelle, dans la mine. Il a été opéré et on l'a pourvu d'un pacemaker.
"Qu'est-ce que c'est Maman un Pacetruc ? ai-je demandé.
- C'est un genre de pile, dans le cœur.
- Ah bon, mais si elle s'arrête ?
- On opère et on la remplace.
- Mais alors, Pépé va vivre toujours ?"
Mémé se plaint souvent de la jalousie de Pépé. Depuis qu'il ne peut plus travailler, il est toujours sur son dos. Il la surveille, il l'analyse, il lui donne des conseils.
Pépé marche à pilesQuand elle sort pour le marché, il note l'heure de son départ dans un carnet. A son retour, il appose l'heure qu'il est. Il griffonne quelques équations, compulse quelques livres. Il pose son stylo à plume et il appelle Mémé. Il tient à ce qu'elle surgisse dans la seconde, qu'elle délaisse ce qu'elle était entrain de faire et qu'elle court dans le long couloir. Pépé est un scientifique, il aime l'exactitude. Il invite Mémé à prendre une chaise en face de lui et il l'interroge.
"Qu'as-tu acheté ? Y avait-il de l'attente pour cette denrée ? Combien as-tu dépensé. Qui as-tu rencontré ? As-tu discuté avec quelqu'un ?"
Pépé ne pose aucune question directe, il déteste les cris et les disputes. Néanmoins, il tente de délimiter le problème : Mémé, pour acheter les mêmes denrées que la semaine précédente, a passé dix minutes de plus dehors. Comment cela se peut-il ?
Il regarde Mémé qui trépigne. Elle finit par lui crier Tu m'emmerdes ! Je m'en fous ! en français. Pépé hausse un peu la voix. Pourquoi s'obstine-t-elle à parler cette langue qu'elle écorche ? Il le dit gentiment, c'est pour son bien à elle. Dans certains cas, il vaut mieux s'abstenir et lui laisser assumer la communication avec l'extérieur. Pépé maudit son cœur qui lui interdit l'effort. Il voudrait aller au marché à la place de Mémé. Il voudrait que Mémé reste tranquillement dans leur minuscule appartement en rez de chaussé d'un boulevard. Elle était contente quand ils avaient aménagé ici. Avant, les W.C. étaient sur le palier et on devait se laver dans une bassine. "Une salle de bain, quel luxe, s'était écriée Mémé". Elle l'avait serré dans ses bras. Elle avait murmuré, sans aucun rapport : "Si tu veux, on se marie pour nos trente-cinq ans de vie commune..." Pépé avait défailli. Il en rêvait depuis le premier jour !
Pépé a conscience que Mémé est un soleil. Elle est aussi belle qu'il est laid, aussi forte qu'il est malade. Elle est généreuse, dynamique tandis que les colères qu'il pique parfois font fuir ceux qu'il aime. Pépé est le gardien de tant de secrets ! Parfois, les bavardages de Mémé lui font peur : et si elle racontait tout ? Il préfère griffonner dans ses nombreux carnets. Mais rien de personnel, non. Pépé écrit à propos des religions, à propos d'économie, de fascisme. Il recopie des passages entiers de livres qui analysent les guerres qu'il a vécu et il essaye de comprendre pourquoi son frère cadet est mort à vingt-deux ans.
Pépé est tombé amoureux de Mémé lorsque, ayant fui l'Espagne, elle portait l'enfant du mari franquiste qu'elle avait laissé derrière elle. Il ne sait toujours pas pourquoi elle est restée avec lui, le laid, le roux, le torturé. Pendant trente-cinq ans, elle a refusé de l'épouser : "Une fois, ça suffit, disait-elle". Pépé a reconnu le fils qui est né, comme le sien. Il a donné à Mémé un autre fils. Il n'avait qu'une condition : que tout cela reste entre eux. Il ne cherchait aucune reconnaissance, juste de l'amour. Son amour.
Le soir, en s'endormant, Mémé chuchote parfois "buenas noches corazón de oro".
Pépé sent son cœur fondre.

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