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(note de lecture) Roland Chopard, "Sous la cendre : 6 suites & variations pour voix seule(s)", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

SouslacendreComment donner la parole à la voix ? La voix intérieure, la voix silencieuse, la voix créatrice ? Pas facile, surtout quand celle-ci est celle d’un taiseux revendiqué, plus porté sur les ruminations méditatives que sur la communication à tout crin. C’est pourtant le choix de Roland Chopard que de faire parler, comme à sa place, sa voix et d’en faire même le personnage principal sinon unique de cet essai-récit. Étrange dispositif qui fait donc de la voix le sujet et en même temps l’instance subjective du livre. La voix est racontée (à la troisième personne) et c’est elle qui raconte, forcément puisque précisément elle retrace l’histoire d’une voix qui a appris à se conquérir, à se connaître, à s’apprivoiser.
Cette voix est celle de quelqu’un qui paradoxalement n’aime pas donner de la voix, qui préfère rester discret, en retrait dans le concert tonitruant des voix en quête de reconnaissance. C’est celle de Roland Chopard qui est éditeur de poésie (éditions Æncrages & Co) et qui connaît donc bien l’appétit d’audience sur le marché concurrentiel des voix... Il a bien lui-même publié quelques livres personnels, mais plutôt de façon confidentielle et de préférence écrits en collaboration avec des artistes. Il a surtout consacré son énergie à faire émerger d’autres voix que la sienne. Mais ce n’est pas qu’il a sacrifié sa voix – ou la mise en avant de celle-ci – au service des autres, c’est plutôt que, par tempérament, sa voix a le goût du silence et comme de sa propre réticence. C’est le contraire d’une voix de stentor. Elle se plaît mieux dans le doute et les avancées modestes que dans les déclarations à l’emporte-pièce et les déclamations retentissantes. C’est ainsi. Il n’y a pas là de frustration, mais plutôt un plaisir réservé, un plaisir qui tient aussi au goût pour la pénombre dans une époque qui valorise les mises en lumière et les éclairages criards. Quoi qu’il en soit, l’écriture, pour cette voix-là, a affaire avec le silence. Sans doute parce que l’écriture seule sait mêler l’écoute à la parole. Elle seule sait entremêler le silence, l’écoute intérieure, la disponibilité à soi, et la prise de parole. C’est en quelque sorte le privilège de l’écriture que de pouvoir parler tout en restant attentif à ce qui se passe, profondément, sourdement, dans la parole. Il y a aussi que l’écriture, en tant qu’elle est fixation de la voix sur le papier et externalisation de la mémoire, fait se conjoindre voix, silence et oubli : « Écrire, c’était faire taire la voix dans l’écrit. Pour parvenir à l’oubli. ». Belle définition de l’écriture comme une parole qui se tait, qui se terre dans le silence de la page ou du livre.
Mais il y a autre chose encore qui lie indéfectiblement la voix au silence pour l’auteur de ce livre, et qui rend celui-ci spécialement touchant, bouleversant même : il se trouve que, en 2007, l’atelier typographique de l’éditeur a été dévasté par un incendie et avec lui sont partis en fumée tous les papiers et projets d’écriture que Roland Chopard tenait en réserve. Le livre qu’on lit aujourd’hui est donc l’histoire d’une renaissance, celle d’une voix qui fut étouffée, recouverte par les cendres, et qu’il a fallu retrouver, ranimer, faire revivre. Dans le livre, l’incendie et la destruction sont mentionnés, évoqués, mais l’auteur se garde bien de s’appesantir dessus, jamais sur un mode dramatique en tout cas. S’il n’insiste pas sur cette perte et son caractère irrémédiable, c’est, au-delà de la discrétion et du refus du pathos, parce qu’il y voit, plus qu’une perte, une continuité, une continuité entre la voix et le silence, entre la parole et la disparition. Plus qu’un drame, cette destruction aura été une chance pour cette voix de s’entrevoir mieux et lui aura permis de toucher du doigt le mutisme qui est comme son fond secret, son intime conviction, pourrait-on dire. Reprendre l’écriture après un tel désastre et rompre le silence n’auront pas été chose si difficile ou douloureuse que cela, c’était, encore une fois, expérimenter, pour la voix et par la voix, sa propre nature silencieuse et finalement s’accorder à elle. La cendre est alors moins le symbole de la destruction de la parole que celui de sa qualité même : friable, extrêmement fine et légère, digne donc de la plus grande attention. Prendre la pause et non la pose, voilà une morale pour la voix. Accompagner en douceur sa propre renaissance, tel est l’objectif de la voix et l’objet du livre. À cet égard, si la prose de Roland Chopard revient inlassablement au fil des pages sur la question de la voix, c’est que celle-ci, celle de l’auteur, est faite de tous ces allers-retours scrupuleux, hésitations, replis attentifs, précautions oratoires, empêchements divers qui en sont comme la tessiture. L’attention au doute est en quelque sorte le timbre particulier de cette voix. L’approche scrupuleuse, méticuleuse et modeste de l’écriture, la qualité de fragile introspection et de libre examen du texte (on n’est pas si éloigné du propos d’un Montaigne) font assurément faire à l’auteur, grâce à cette histoire de cette renaissance de la voix, un grand pas dans la connaissance de soi.
Le coup de force du livre ici tient au fait que la voix est confiée à la voix elle-même. C’est personnifier la parole poétique à l’intérieur du discours et c’est l’introduire comme intermédiaire privilégié dans le pacte autobiographique. La voix intérieure est en effet ici une sorte de tiers inclus délicatement dans l’équation du récit de soi. Par le prisme de cette voix qui se charge d’elle-même, qui en quelque sorte se sauve, tout ce qui se dit dans ce livre (souvenirs d’enfance et d’adolescence, figure du père lui aussi travaillé, mu par le muet, etc.) prend alors une dimension et des proportions considérables.
Laurent Albarracin

Roland Chopard, Sous la cendre : 6 suites & variations pour voix seule(s), Postface de Claude Louis-Combet, Éditions Lettres vives, collection entre 4 yeux, 2016, 141 p., 20 €

 


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