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(note de lecture) Isabelle Baladine Howald, "hantômes", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Howald_hantomesQuelle voix suffisamment claire, accompagnatrice, conductrice et discrète pourra dire la beauté et la dignité du livre d’Isabelle Baladine Howald, un livre que je crains tant d’abîmer, de ternir, d’alourdir, alors que je voudrais le saluer, le murmurer, le protéger ? Ce livre pose nu et s’adresse au mort, à la mort.  Livre pour le fils disparu, ce toi sans toi, ce tu qui s’est tu avant même n’avoir jamais parlé. Livre pour que le fils ne « sache » pas, sans que personne — ni toi ni lui ni moi — n’identifie précisément quel est l’objet de ce savoir insu. C’est un tombeau certes, mais à imaginer comme un espace/temps ouvert et circonscrit, exclusivement consacré à la vocation ou l’appel élégiaque : une scène sur laquelle évolue une chorégraphie de silhouettes, d’empreintes, de traces, de lignes de fuite. L’« infans » — celui qui ne parle pas — hante une parole dont la voix quasi silencieuse glisse en ces pages, qui témoignent d’un spectre muet et insistant : l’enfant apparaît dans sa disparition, ses yeux fixent sa mère, son visage fragmenté perdure dans la mémoire des lecteurs. hantômes dit la visitation et l’incarnation dans une langue elle-même traversée par les textes de Mallarmé, Derrida et Cixous. Dans les parages d’un présent dépossédé, une figure, un nom, un souffle insistent et se disséminent. Dans les rayons d’une bibliothèque, une feuille ou un carton manifestent le livre emprunté, volé, perdu. Dans les yeux, les oreilles, la bouche du sujet blessé, l’Autre veille, résiste, composant et recomposant la mémoire de deux corps qui ont été l’un dans l’autre, l’un pour l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre.
hantômes traverse le lecteur, lui-même éprouvant le mouvement errant d’une hallucination : la parole voyage, flotte, passe sur chaque page qui compose le livre, et figure l’infigurable avec une économie de mots et de moyens bouleversante. Saisie, elle frôle le papier, touche notre corps comme un nuage qu’aucun ciel ne pourrait accaparer. Un tiret, des parenthèses, quelques italiques, des espaces vides, des points de suspension articulent une syntaxe blessée vouée à un savoir qui ne sait rien. Quelque chose insiste à en mourir, quelque chose sait la mort comme l’évidence d’une course qui ne retient rien et qui donne tout, malheur compris. Je suis très frappée par la récurrence de ce verbe savoir qui, souvent employé au subjonctif et/ou à l’impératif — « ne sache pas » — semble retenir ce qu’il suppose, veut contenir ce qu’il doit à l’effroi et à la douleur. Le savoir est sans puissance, le savoir est impuissant ; barré ; confondu. Et pourtant la langue arrive, nous arrive, leur arrive, elle fait et est contact : elle tend sans doute à ce « projet » qui, toujours en avant de soi, conduit aux rives d’un fleuve que certains nommèrent Achéron.
Quelqu’un est venu, quelqu’un est parti, quelqu’un revient, par bribes, intermittences et fragments. Mais il ne faut pas savoir, mais il n’y a rien à savoir, sinon que le fantôme échographie l’absence en un point de vibration absolument terrible. Isabelle Baladine Howald compose une place pour le mort, une place que la lecture déplace peut-être. Par effets d’échos, nos représentations, nos souvenirs et nos peurs se démarquent les uns des autres, assouplissant la fracture entre l’air et les songes, la matière et l’invisible, le monde des vivants et celui des disparus. « Fendre », enfreindre, affronter le noir.
Anne Malaprade

Isabelle Baladine Howald, hantômes, éditions Isabelle Sauvage, 2016, 60 p., 13 euros.


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