Magazine Culture

(note de lecture) Françoise Ascal, "Un bleu d’octobre", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Bleu-d_octobre_couv_hdQuand on repose ce livre, c’est un peu avec l’impression d’avoir fait une promenade et pris des nouvelles d’une amie après une longue absence. Car si Un bleu d’octobre peut être lu en soi, il poursuit également le travail commencé avec Cendres vives (1980-88), Le carré du ciel (1988-96), La table de veille (1996-2001), livres publiés ces dernières années chez le même éditeur, Apogée. Au départ, c’est un travail de diariste, mais dès le début Françoise Ascal s’est écartée de la forme du journal intime en ne faisant mention que des années et des mois. Dans ce dernier volume, la note s’émancipe encore un peu plus puisque seules les années sont indiquées : 2001 – 2012. 130 pages : 10 ans. Cela donne une idée de l’ « écrémage » effectué dans le « journal » d’origine. Cette relation complexe entre une pratique quotidienne d‘écriture et l’élaboration littéraire d’un volume de notes est évoquée à plusieurs reprises : « Ce cahier va disparaître, ou bien n’être plus que de brèves notes pour mémoire. / Il se dévitalise. Il est de plus en plus troué. Lorsque les trous se rejoindront, je serai « détachée ». Délivrée du journal. Et je me lamenterai après sa fonction heureuse. » (p 18) ; « Ecrémage du journal 2001-2002 pour commencer à concevoir une suite à La table de veille. Atterrée. Aucun espoir de dire mieux ou autrement que dans les volumes précédents. / Ne pas donner à publier des kilos de Carré du ciel et compagnie. » (p 49) ; « Je prends conscience de l’ambiguïté de l’appellation « journal » dans mon cas, puisqu’il y a sélection et re-travail.  « Atelier intérieur » conviendrait mieux.» (p 68) ; « Comment être sûre que ces cahiers seront détruits à ma mort, ainsi que je le veux ? Qui fera le geste ? A qui le demander ? / Honte à l’idée qu’ils pourraient être lus dans leur ensemble, et pourtant, besoin de poursuivre ces journaux, avec leurs niaiseries, leurs rebuts. » (p 90) Ce questionnement vivant de l’écrivain sur sa propre pratique est l’un des fils conducteurs à travers la variété des notes, et le grand mérite d’Ascal est de ne jamais prendre de posture ; elle réfléchit seulement sur son « métier », de façon très directe. Ainsi lorsqu’elle parle de ses anciens livres ou des projets en cours (pp 19, 22, 42, 101…), ou qu’elle se pose la question de récrire un texte à l’occasion d’une réédition (p 46). On la suit aussi dans ses rencontres pour des lectures publiques, ou des résidences comme celle d’Aniane (pp 110 à 116). On voit varier les pratiques d’écriture : carnet/stylo ou écran/clavier (p 89, 98). Plutôt que de longs développements théoriques, l’auteure nous invite à partager une expérience d’écrire, y compris celle des moments d’échec (p 110), et sa quête de principes susceptibles de guider à la fois l’écriture et la vie. Pour l’écriture : « Plus aucun temps à perdre. / Aller vers le simple. / Elaguer. » (p 39) ; « Assumer un langage clair, accessible, est une position éthique et politique. Pas d’obscurité ou d’hermétisme pour faire masque. » (p 79) Cet idéal de « transparence » et de « simplicité », « une ascèse presque » (belle note p 48) rejoint une exigence globale que l’on pourrait qualifier de morale, celle de la vérité. « Trouver la vérité par l’écriture. La vérité m’intéresse plus que tout, plus que l’écriture. » (p 20) ; « Je ne cherche pas à construire une image cohérente de mon travail. Je ne suis pas « une ». Aller vers plus de vérité condamne à ne pas se censurer, à accepter les écarts, l’imprévu, le non-connu de soi. Quitte à en payer le prix sur le plan de la reconnaissance. » (p 88) ; « Mon rapport à l’écriture : encore et toujours « le métier de vivre ». Pas le souci de construire une œuvre « littéraire », mais l’ambition de repousser, si peu que ce soit, une part de ténèbres – en soi comme à l’extérieur. » (p 45) On voit bien dans cette dernière note comment la « vérité » est l’articulation entre écrire et vivre : c’est la même quête de clarté. Et ce n’est pas facile lorsque la vie malmène et que la maladie et la vieillesse frappent à la porte, et s’imposent.
Ces dix années sont ponctuées par des notes rares, brèves, dignes, qui forment un fond aussi discret que sombre : « Contrôle de routine. Choc : après trente ans de rémission, le spectre de la maladie reprend corps. » (p 10) ; « Aucun signe de rémission, comme je l’espérais secrètement. Faire avec. Ne pas perdre de vue que c’est « vivable ». » (p 47) ; « Analyses : pas de rémission en vue. » (p62) ; « Il semble que je sois désormais en rémission. » (p 92) ;  « Au courrier, les dernières analyses. Mauvaises. » (p 116) ; « Rechute confirmée avec aggravation. » (p 119)… Le lecteur n’en saura guère davantage, et on entend bien dans ce silence tenu la différence entre journal et notes. Mais ce rétrécissement imposé de vivre n’empêche pas la poursuite du travail sur soi. Il prend un tour particulier dans les années 2005 à 2008 : les lectures sont davantage d’ordre philosophiques, notamment les stoïciens, mais pas seulement, Lao-Tseu et Bachelard, également. Pourtant, en 2007, cette tentative (tentation ?) de mise en ordre du moi, du « magma des émotions » par la pensée semble progressivement délaissée (pp 62, 64, 66…) au profit d’un autre mode d’apaisement ou d’équilibre, qui a toujours été présent mais devient prépondérant : le rapport à la nature. « Qu’est-ce que je suis venue apprendre ici, opiniâtre à la table, face à une prairie et sa lisière d’arbres qui bougent imperceptiblement ? On dirait de vastes poumons qui se soulèvent. (…) Ils ont beau, eux aussi, être de passage, on les croirait de toute éternité, ils nous délivrent d’un poids d’inquiétude, ils disent plus que mes phrases de maladresse renouvelée, mes phrases bégayantes, mes phrases d’incomplétude. » (p 122) Cette adhésion au monde naturel va être incarnée par un lieu, « Melisey », la vieille maison familiale perdue dans la campagne. « Balade sur le plateau, lumineux comme dans mes rêves. Immersion dans la fraicheur, la vivacité de l’air, avec les lointains vosgiens largement découverts. Exactement ce qu’il me fallait. Poser mes fardeaux. Faire silence. » (p 14) Tout au long du livre, et de ces années, Melisey apparaît comme un « vrai lieu », une expérience renouvelée de pacification et de réunification de soi : « Drôle d’impression dans la maison de Melisey. Il y aurait une clé cachée, une réponse attendue et toujours différée, une clé perdue, dans l’enclos, la prairie, ou la grange. La clé de mon être qui m’attend, qui attend et aspire elle-même à être trouvée. Il me faut continuer la quête. » (p 119) Plus largement, il y a de nombreuses et belles notes sur la lumière, le jardin, la rivière… comme si la nature permettait un ressourcement de soi, un regain d’énergie, et la possibilité toujours renouvelée de faire cette expérience que l’ultime note du livre donne presque comme une devise : « Frôler à nouveau le bord incandescent du vivant. »
Cette expérience peut être aussi faite via l’art, que ce soit la musique (Bach, Haydn, Buxtehude…), la peinture ou la littérature avec des références multiples à des œuvres d’époques et d’horizons très divers. L’objectif reste le même, un « acharnement à haïr la mort » (p 17), « Et le désir de regarder la beauté en face. / C’est toujours possible. / Il y a place, lieu et temps pour quelques secondes d’éveil. Je veux le croire. » (p 27) Ce livre n’est pas un livre de sagesse au sens ou quelques préceptes promettraient d’atteindre un bonheur moutonnier, et ce n’est pas non plus un livre narcissique replié sur l’intime ; il ouvre simplement une perspective de dépassement lucide, donc précaire et limité, des tensions qui nous lient à nous-mêmes, au monde, à l’écriture.
Antoine Emaz
Françoise Ascal, Un bleu d’octobre, Editions Apogée,130 pages, 15 €.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines