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Coexistence(s): le jour d'après...

Publié le 20 novembre 2015 par Jean-Emmanuel Ducoin
A Paris puis Saint-Denis, ballade en ville où ce n’est pas la menace qui menace mais la vie ensemble 
qui aide 
à vivre.

Coexistence(s): le jour d'après...

Minute de silence...

Paris. Les jours d’après disent toujours quelque chose de l’état d’une société, quels que soient son propre point de vue et les tentatives de mise en forme d’idées confusément exprimables par sale temps. Ce soir-là, dans les rues de Paris, moins de vingt-quatre heures après les attentats, toute déambulation vaut résistance. Entre République et le boulevard Voltaire, les allusions de grandes durées remontent rarement au-delà de quelques heures, toutes atrophiées à la mémoire morte. Sur le trottoir, deux passants se hâtent. L’un dit: «Ils ont aussi voulu tuer la ville.» L’autre ajoute: «Dans ce monde-ci, perdre son innocence n’est plus un choix mais une quête imposée, une obligation d’avant-garde.» À cent mètres du Bataclan, un attroupement minimaliste se fige dans un calme crépusculaire en épousant les formes d’une veillée funèbre préparée de longue date – ce n’est rien qu’imprévu. Les silences résonnent comme des prises de position. Puis les paroles enfin émises bruissent comme de longs sanglots muets que rien alentour ne semble perturber, autre que l’écho lancinant de ces voix d’outre-tombe et le passage irrégulier de véhicules officiels. Une septuagénaire aux yeux embués: «Je peux vous prendre par la main?» Aucune peur à signaler, juste l’envie, incongrue peut-être, de tenir quelqu’un, de ne pas lâcher le fil d’Ariane, de maintenir les pulsations du cœur un peu au-dessus du niveau de l’amer.
Cette main, minuscule et fébrile, enserre et ne lâche rien, elle ne soutient que petitement la ville à vivre encore et encore et toujours. «Hier soir, ça canardait, ici, dit la femme en question. J’ai lu dans la presse qu’un policier avait déclaré: “C’était l’enfer de Dante.” Vous vous rendez compte? L’enfer de Dante… Vous l’écrirez, hein?» Des voitures de police passent dans un sens, puis dans l’autre sens. Toutes les têtes se tournent soudain pour suivre le mouvement d’un coup d’œil impliqué dont on comprend immédiatement qu’il sera désormais fréquent sinon quotidien. «Ça ressemble à ça, la guerre de civilisation?» demande un homme. «Ce serait la guerre, on ne serait pas là ce soir, et puis nous ne sommes pas en guerre de civilisation contre des terroristes, qui ne représentent qu’eux-mêmes et surtout pas une civilisation», répond son voisin, tel un expert. «Va falloir quand même définir de quoi il s’agit, alors…», insiste le premier. La troupe s’enhardit. «On marche ensemble, hein?», glisse une jeune femme. Saint-Denis. Mercredi en fin d’après-midi, rue de la République, à Saint-Denis, le cheminement de nos corps ne témoigne qu’imparfaitement du traumatisme, quant à nos pas collectifs et métronomiques, ils rythment une progression d’apparence fantomatique quoique revêche. Devant la poste centrale, à l’angle de la rue du Corbillon – où des terroristes sont venus s’échouer dans un appartement tels des détritus dans le bras mort d’une rivière –, une coexistence ordinaire reprend ses droits. «Ici ce n’est pas la menace qui nous menace, c’est la vie ensemble qui nous aide à vivre», murmure Ahmed, la soixantaine. Un peu plus loin dans cette rue de la Rep devenue au fil des générations l’artère principale, l’aorte de Saint-Denis, des gamins crient un bon coup, jouent déjà, dans le vacarme d’une ville en action retrouvée, comme le volume d’un film de nouveau mis trop haut, qui étourdit. Les magasins de fringues et les boutiques, toutes les enseignes de restauration possibles et imaginables seront de nouveau pris d’assaut. Mohamed, la trentaine, éprouve le besoin de mots: «On ne sait jamais d’où proviennent les plaies, leur naissance, leur profusion, puis comment elles se nichent dans les cerveaux, dans les interstices de l’âme…» Dans l’air, la transparence des jours bizarres. Les gens se croisent, s’adressent des saluts amicaux comme des promeneurs en pleine forêt. Les habitudes de citoyenneté et de solidarité reviennent vite.
 [BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 novembre 2015.]

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