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14-18, Albert Londres sous le feu ou le poignard

Par Pmalgachie @pmalgachie
14-18, Albert Londres sous le feu ou le poignard À travers la Serbie envahie de tous côtés
(De notre envoyé spécial.) Salonique, 5 novembre. Arrivée le 8 novembre. Quand j’avais quitté Nisch, quelques drapeaux oubliés par le vent et les hommes flottaient encore aux fenêtres. Or, maintenant, les volets sont clos, la seconde capitale, qui est à la fois le but des envahisseurs du Nord et celui des envahisseurs de l’Est, est presque vide. Toute la journée, j’ai rôdé dans ce silence, et à la nuit je me suis dirigé vers la présidence du Conseil. Vide, le chemin qui m’y conduit ; vide, le pont de fer qui enjambe la Nichava, toujours boueuse ; vide encore, et vide le bâtiment où je pénètre. Mes pas résonnent dans l’escalier, dans le couloir et devant la porte de M. Pachitch. Rien, pas un garçon. Une large caisse scellée est seule dans l’antichambre. Son secrétaire, M. Gabrilovitch, sort de son cabinet. Il est des minutes où des gens se jettent dans les bras de quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas la veille ; M. Gabrilovitch se jette dans les miens. Le visage du secrétaire du président du Conseil reflète toute la tragédie où sombre son pays. Je lui dis : « J’ai vu ce que font les vôtres. Où puis-je envoyer mes dépêches ? » — « Je me le demande », répondit-il. — « Croyez-vous que j’aie le temps d’aller les mettre à Bucarest et de revenir ? » — Vous pouvez encore aller à Bucarest en partant immédiatement. Je ne vous promets pas que vous puissiez en revenir. » — « Puis-je aller à Salonique pour l’instant par Pritchina ? » — La route est libre, je doute fort qu’elle le soit quand vous arriverez à Pritchina. » — « Alors, vous êtes assiégé ? » — « Nous le sommes. Une seule route pas très sûre nous relie au monde, c’est à travers les montagnes de l’Albanie ; cinq jours de cheval. » C’est celle, comme vous le verrez, que j’ai été forcé de prendre. Le vide de Nisch M. Gabrilovitch me regarde et me dit : « C’est vide ici. Tout le monde est parti, nous ne restons qua cinq : le président, Iovanovitch et trois secrétaires. » Il reprend, le corps penché comme s’il souffrait : « Nous avons vécu des heures tragiques, nous avons vu le couteau s’approcher de notre gorge ; il ne nous a pas été permis de nous précipiter en avant pour l’arrêter… » La Serbie se meurt, monsieur, nous n’avons de reproche ni dans le cœur, ni dans l’esprit. Nous resterons fidèles à nos amis jusque dans la famine et dans la mort. » La physionomie, le maintien, la résolution de ce Serbe, me remuèrent dans mes profondeurs. Sur ce visage nerveux, crispé, on sentait passer l’angoisse comme parfois dans les yeux on voit venir des larmes. À ce moment, un homme, la tête penchée, la longue barbe blanche pendant sur son manteau, apparut montant l’escalier ; c’était M. Pachitch. Nous sommes devant sa porte, pas un huissier pour la lui ouvrir. Je ne sais plus, tant l’heure est triste, si je dois lui adresser la parole. Nous n’avons pas pu faire davantage que de nous serrer seulement la main. Je pénètre dans une salle nue et noire. M. Iovanovitch, ministre-adjoint des Affaires étrangères, doit me recevoir. Il me rejoint dans la pièce noire, il a sa main dans sa poche, et, la figure douloureuse, me montrant la pièce vide et sans lumière, la pièce où il n’y a pas un siège, il me dit : « Excusez-nous. » C’est un des mots les plus tragiques que j’aie entendus. Sur un des murs de cette pièce, une carte du royaume est épinglée. Toujours la main dans sa poche, M. Iovanovitch s’en approche. Ensemble, nous regardons à l’est, au nord, à l’ouest. Puis passant son doigt sur l’Albanie, il me dit : « Allez, monsieur, et bonne chance. » – Je sortis, pas un soldat ne montait la garde. La Nichava était encore plus sombre et si j’avais les yeux secs c’est qu’on ne peut tout de même pas toujours pleurer. Les fugitifs Le lendemain je monte dans un camion qui doit me rouler 70 kilomètres. Au bout de cela je trouverai des chars à bœufs et des chevaux. Dans trois jours je dois être à Pritchina. Arriverai-je avant que les Bulgares aient coupé la ligne d’Uskub à Velès ? C’est dans ce trajet que je vis la Serbie souffrir et marcher dans les vallées et les montagnes. Les nouvelles recrues, à pied, sous la boue, par bandes, leur pauvre nourriture au dos, rejoignaient à cent ou deux cents kilomètres des casernes qu’ils n’étaient pas certains de trouver aux mains des Serbes. Il pleuvait, il a plu pendant mes dix jours de voyage. À chaque instant l’eau coupait la route, les recrues s’étaient résignées à quitter leurs chaussures comme des chemineaux, comme des mendiants. Les futurs soldats de la Serbie s’en allaient pieds nus. Il n’y avait pas que les recrues, une autre triste théorie, triste jusqu’à la mort, marchait aussi. C’étaient les prisonniers autrichiens. La Serbie, alors qu’elle était force à force, il y a un an, à la victoire de Roudnik, a fait soixante-dix mille prisonniers. Pensez à cette armée de deux cent mille hommes qui fait soixante-dix mille prisonniers. Elle les a nourris jusqu’à présent, maintenant elle ne peut plus, la famine est à ses portes, elle veut bien la supporter, mais elle, seulement. Elle s’est tournée vers l’Angleterre, elle lui a dit : « Prenez-les moi. » L’Angleterre a dit : « Je les enverrai en Écosse » ; et, dans la boue de la Serbie, ces malheureux qui montraient naïvement la photographie de leurs amours, comme tout ce qui leur restait, marchent vers l’Écosse. Je rentre en Macédoine, et en trois jours, et trois jours à pied et en chars à bœufs, je la traverse à moitié. Tout le long du chemin, des tombes : des musulmanes, des catholiques ; ce sont celles des dernières guerres et des massacres périodiques. La terre est grasse, les corbeaux d’ici sont deux fois plus gros que ceux de nos campagnes. Et voilà des gens qui fuient, mais ils fuient en tous sens ; ceux du nord vers l’est, ceux de l’est vers le nord. Pressés de tous côtés, ils s’arrachent d’une canonnade pour se rejeter dans une autre. Depuis Nisch, quatre jours se sont passés. Me voici à Pritchina. Trop tard. Les Bulgares ont occupé Uskub. Je dois sortir par l’Albanie. Je gagne la gare à sept kilomètres. J’irai passer cette nuit à Ferrijovitch, sur la ligne d’Uskub. Au quartier général du général Boiovitch, seuls les trains militaires fonctionnent ; dans un fourgon, avec les soldats, j’attends le départ. Le soir descend, nous sommes en face de la plaine de Kossovo ; la plaine historique de la Serbie, celle où il y a six siècles le petit État perdit son indépendance, celle qui permit aux Turcs de gagner le Danube. Mélancolie sublime du chant serbe Les soldats chantent. Les chants des Slaves n’ont rien de commun avec les nôtres, ce sont des plaintes. Le soir descend et ils chantent, ils disent : « Nous chantons pour que la montagne ressente notre chant guerrier. » Ils disent encore : « Camarade, je suis blessé, annonce à ma mère que je suis mort pour qu’elle excite mieux mon frère à me venger. » Ils disent encore, et cela c’est leur fameuse chanson : « Quand finira-t-elle cette nuit sanglante où tu es parti, ô mon bien-aimé, pour le grand combat. » Ceci, ce ne sont que les paroles, mais si vous entendiez l’air ; l’air semble vous envelopper le cœur dans un linceul. À huit heures, j’arrive à Ferrijovitch. Le quartier général est dans le train, c’est celui qui fait face au front bulgare d’Uskub. À peine ai-je fait vingt pas entre les voies que j’aperçois quatre homme emportant un autre mort ; le mort, c’est le colonel Doucham Glinich. Il vient de se suicider parce qu’il était trop malade et qu’il ne voulait pas assister impuissant à la fin de son pays. On m’introduit dans le train, je vois le général Boiovitch, il me donne l’hospitalité, la machine accrochée chauffe sans cesse en pleine nuit ; s’il est besoin, il faut pouvoir partir sur le tronçon de ligne qui reste. Sur le front albanais La nuit fut sans alerte. Au matin, par un camion automobile, je gagne Prizrend ; c’est là que commence le troisième front, le front albanais. Prizrend est en état de siège, les Albanais ne peuvent plus sortir de la ville, on leur a enlevé la possibilité d’aller s’entendre avec les leurs. C’est assez que l’on ne puisse pas arrêter la nuit les feux sur les montagnes, c’est assez que l’on ne puisse pas pénétrer dans les mosquées pour y chercher les armes cachées. Ceux d’ici, comme ceux de toute la région que nous allons parcourir, n’attendent que le signal pour se soulever contre les Serbes, et le signal ce sera l’avance des Bulgares sur Pritchina, sur Prizrend et sur Monastir. Je quitte Prizrend, je vais entrer dans l’Albanie officielle, je vais plutôt y descendre, car la route pique droit. Ainsi j’atteins le premier poste serbe, Liuma, où, parmi les montagnes de rochers, va débuter ma randonnée à cheval. Le Congo est plus civilisé que l’Albanie. Si l’on ne voyait pas ce pays barbare et inaccessible cela dépasserait l’esprit qu’il y ait en pleine Europe une colonie de sauvages, un peuple qui n’a pas d’alphabet. Les Albanais s’appellent « Skipetars », fils d’aigle, ils ont plutôt l’air de fils de buse. Ils ont des villages où, dans chacun, se dresse une espèce de château fort ; c’est la redoute du plus riche pour qu’il puisse se défendre quand ses voisins se réunissent pour l’attaquer. Les maisons n’ont pas de fenêtre, elles n’ont que de petites ouvertures pour passer le fusil, ce n’est pas même le moyen âge, c’est le premier âge ; mais passons, passons, ne décrivons pas… J’arrive à Dibra, j’y arrive juste au moment où le colonel, en toute hâte, envoie quatre cents hommes. Entre Tetovo et Kitchevo, une bande de 300 comitadjis bulgares et albanais marche en armes ; c’est le commencement. Les Serbes sont réellement pris de front et des deux flancs ; c’est étouffés qu’ils mourront. De Dibra à Monastir, en auto, depuis cinq jours que je marchais à travers la piraterie, je ne savais plus rien, aucun écho des batailles ne m’était parvenu. À Monastir À dix heures du soir, j’entrais à Monastir, la ville était vide, mais enfin, à dix heures du soir, ce n’est pas un indice d’événements. Je frappe à un hôtel croyant que les réfugiés d’Uskub et de Velès avaient déjà envahi la ville, je ne croyais pas trouver de chambres, l’hôtel était vide. Premier étonnement ; dans la salle à manger quatre officiers serbes seulement. Eux aussi chantaient : « Quand finira-t-elle cette nuit terrible où tu es parti, mon bien-aimé, pour le grand combat. » C’est donc partout la nuit terrible, est-ce qu’elle serait proche d’ici ? Je laisse les officiers à leur chant, je monte à l’étage, une fenêtre dans le fond du couloir est ouverte. Au-dessus des maisons, au-dessous des arbres, une lueur passe dans le ciel ; ce n’est pas un éclair, ce n’est pas un réflecteur, une autre lueur apparaît un peu plus à gauche, puis deux autres encore plus à gauche, c’est dans la direction de Prilep, ce sont les feux des quatre pièces d’une batterie. Je n’entends pas le bruit du canon parce que le vent ne l’apporte pas, mais il n’y a aucun doute, les Bulgares descendent de Velès sur Monastir ; c’est pourquoi j’ai trouvé l’hôtel vide. La ville, dès hier, a pris peur. Un jeune homme passe dans le couloir, je lui montre les lueurs, c’est le canon, dit-il. Il habitait un village à trois heures d’ici, les paysans l’ont abandonné cet après-midi. Ce sont les Autrichiens, me dit-il, qui avancent. Non, lui dis-je, ce sont les Bulgares ; les Bulgares ! fait-il, effrayé. Les autorités leur avaient assuré que c’était les Autrichiens pour moins les affoler, car les Bulgares, c’est la femme, l’enfant, le vieillard dans le sang. À cinq heures du matin, tout ce qu’il y a de voitures à Monastir roule vers la gare ; c’est la panique, c’est la panique parce que s’il y a des Bulgares qui avancent il y en a aussi vingt mille dans la ville ; vingt mille habitants de Monastir sont Bulgares, et quand les autres, ceux de l’armée seront plus près, quand ils auront fait signe, ces vingt mille sortiront et ce sera le massacre. À côté de la guerre, ce sera, comme à Uskub, une double bataille ; une petite au milieu de la grande, et la petite sera plus terrible… À Belgrade, à Nisch, à Uskub, à Pritchina, Prizrend, à Monastir, en haut, à gauche, à droite, tout est menacé, tout est sous le feu ou le poignard.
Le Petit Journal, 10 novembre 1915 14-18, Albert Londres sous le feu ou le poignard La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici. Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre comme elle les a vécus, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

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