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Sonallah Ibrahim, Nader Fergany : deux intellectuels égyptiens parlent des soulèvements arabes

Publié le 06 octobre 2015 par Gonzo
marxcaire“Le mauvais sort m’a frappé, Karl Marx m’a sauvé!” Microbus au Caire (via le site Angry Arab).

Bientôt 80 ans pour l’un, plus de 70 pour l’autre : que peuvent nous dire deux “vieux” intellectuels égyptiens des événements que traverse leur pays ? Quel jugement portent-ils sur cette “révolution” (si c’est bien le nom qu’il convient de lui donner) ? Partagent-ils les rêves de la jeunesse actuelle aussi différents soient-ils de ceux qu’ils formulaient eux-mêmes quand ils avaient le même âge, il y a de cela un demi-siècle ? Sont-ils optimistes ou non sur le devenir de leur pays et, au-delà, de toute la région ?

Considéré comme un des plus importants romanciers contemporains, observateur singulier et sans complaisance de sa propre société, Sonallah Ibrahim (voir ce précédent billet) se distingue de la quasi totalité de ses pairs par son refus farouche de toute compromission, par exemple lorsqu’il s’agit d’accepter ou non un prix officiel (voir cet autre billet). Pour toutes ces raisons, ses prises de position sont toujours très attendues. J’avais déjà proposé des extraits d’un entretien donné à un quotidien local durant l’été 2013, peu de temps après le coup d’État contre le président Morsi. Celui-ci (réalisé par Reem Abou El-Fadl : ريم أبو الفضل) a été récemment publié sur le site Jadaliyya, en écho à un précédent, cinq ans plus tôt.

Beaucoup moins connu du public francophone, Nader Fergany, est pourtant le principal maître d’œuvre d’une publication qui a suscité d’innombrables commentaires lors de sa sortie en 2002, à savoir le premier volume du Rapport sur le développement humain arabe. Financé par un programme des Nations Unies (UNDP), ce rapport, sans doute parce qu’il avait été confié à un intellectuel qui ne faisait pas mystère de ses engagements militants, posait déjà un diagnostic assez sombre sur l’avenir de la région. Réalisé par Mahmoud al-Qei’i (محمود القيعي), un journaliste égyptien, l’entretien dont j’ai retenu quelques extraits a été publié à la fin du mois de septembre par le quotidien Rai al-youm.

Sonallah Ibrahim : Ce à quoi a abouti la révolution égyptienne.

Dans un entretien donné à Jadaliyya en mai 2011, vous disiez que vous ne considériez pas les événements du 25 janvier 2011 comme une révolution mais comme comme un soulèvement populaire pour changer le régime. Est-ce toujours votre avis à la lumière des développements actuels ? Pensez-vous que la révolution a donné lieu à des rêves et à des attentes qui n’étaient peut-être pas réalistes ?
— Révolution ou soulèvement, il s’agissait de la conséquence naturelle de quarante années de répression et d’exactions par le régime Sadate-Moubarak. Elle a suscité des espoirs parfaitement réalistes. Comment considérer autrement le fait de vouloir une vide décente ?

Dans le même contexte, les manifestations du 30 juin 2013 sont-elles pour vous un mouvement populaire ? S’agit-il à vos yeux d’un prolongement de ce qui s’est passé le 25 janvier ou bien était-ce quelque chose de différent ?
— Les manifestations du 30 juin 2013 étaient certainement un soulèvement populaire dans le prolongement de celui du 25 janvier. Après une année avec les Frères musulmans, le peuple a compris que ce gouvernement allait à l’encontre de ce pourquoi il s’était soulevé en 2011, qu’il s’agissait d’un retour en arrière de plusieurs siècles. Il suffit d’ailleurs de savoir que ces Frères musulmans étaient soutenus politiquement par les Etats-Unis et par l’Occident. La différence entre ces deux dates, c’est que l’armée a fortement soutenu ce mouvement [en 2013], pour son propre intérêt bien entendu. Elle n’avait pas participé au premier mouvement, comme les Frères musulmans qui ne l’ont rejoint que tardivement et qui n’ont pas participé bien entendu aux manifestations du 30 juin [2013]. Par ailleurs, pour les fouloul [restes du régime Moubarak], ce second mouvement est apparu comme une solution susceptible de leur permettre de récupérer leur pouvoir chancelant. Ils ont donc œuvré à en faire quelque chose de différent, en soutenant et même en participant aux manifestations du 30 juin [2013].

Vous souteniez clairement les efforts pour faire tomber le pouvoir des Frères musulmans. Vous continuez à adopter cette position ?
— Bien sûr, il était nécessaire de changer ce pouvoir [aux mains] des Frères musulmans. Lutter contre eux, c’était lutter contre la réaction et la domination étrangère. D’un autre côté, on constate aujourd’hui que Sissi, en vérité, est le prolongement du pouvoir Moubarak.

Abdel-Fattah Sissi est apparu, au temps des Frères musulmans, comme le chef de l’armée, une personnalité peu connue du public. Par la suite, quand il a mis à l’écart les Frères mususulmans, il est devenu un héros populaire. Quel est votre point de vue, un an après son arrivée au pouvoir ? Qu’est-ce que vous pensez des relations entre Sissi et les différents courants politiques égyptiens ? Pour vous, il est plutôt proche du courant révolutionnaire, des milieux d’affaires ou de ce qui reste de la coalition du 30 juin [2013] ?
— Proche des milieux d’affaires, comme le montrent les mesures qu’il a prises (et celles qu’il n’a pas prises également). Par exemple, il n’a pas fait la moindre chose pour les salaires, et il a augmenté la dépendance vis-à-vis des sociétés étrangères. Les réformes fiscales profitent aux milieux d’affaires. On a innocenté ceux qui ont spolié le peuple, ceux qui symbolisent ce pillage, tandis qu’on poursuivait et jetait en prison les figures de la révolution. Il y a un rapprochement de fait avec les forces réactionnaires du Golfe (l’agression contre le Yémen) et, après quelques gestes allant dans l’autre sens, un regain d’hostilité à l’encontre de l’Iran. Pour finir, il y a aussi les relations politiques (et militaires en particulier) avec les USA, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. (…)

Maintenant que les relations entre le régime et les Frères musulmans sont arrivés à ce stade, comment pensez-vous que l’on puisse sortir de cette impasse ?
— Il vaudrait mieux parler des relations entre le peuple – et non pas seulement le régime – et les Frères musulmans. A mon avis, la seule manière de sortir de cette impasse, c’est que les Frères musulmans abandonnent la violence et qu’ils s’associent à l’action politique non-violente.

Comment voyez-vous l’avenir des courants de l’islam politique en Egypte ? Voyez-vous des idées nouvelles ou bien seulement des tentatives pour redonner vie à de vieilles idées ?
— L’islam politique durera aussi longtemps que le pays tardera à se moderniser (dans les domaines de l’éducation, des médias, de l’industrie, par rapport à son niveau de vie). C’est vrai qu’il y a, chez les jeunes, des tentatives pour développer des idées qui correspondent aux changements qui se sont produits.


Nader Ferghaly : Je m’attends à l’effondrement des régimes autoritaires dans les deux ou trois décennies qui viennent. Je suis convaincu du succès de la révolution populaire égyptienne.

À votre avis, qu’est-ce qu’on peut attendre pour l’Egypte dans l’avenir proche ? Est-ce que vous êtes inquiet pour l’avenir de cette révolution populaire dont vous avez si souvent annoncé la venue ? À quoi vous attendez-vous ?
— 
C’est vrai, à court terme, je suis inquiet pour l’avenir de cette belle révolution égyptienne. En même temps, je reste persuadé que la révolution populaire atteindra ses buts, même au prix d’une naissance difficile et de souffrances monstrueuses dont la responsabilité incombe, historiquement, à cette succession de régimes despotiques et corrompus qui a produit ce pouvoir militaire régnant sur le peuple égyptien depuis plus de quatre décennies, avec un mélange de répression et de pauvreté. Pour affirmer cela, je me base sur le fait que tous les moyens employés par ce régime pour imposer son pouvoir au peuple et tenter de repousser l’échéance révolutionnaire créent en même temps les conditions objectives d’une révolte, laquelle se produit le plus souvent à la suite de mouvements populaires de protestation toujours plus importants. Un paradoxe qui, historiquement, est celui de tous les régimes de ce type et dont les tyrans ne savent pas tenir compte. C’est d’ailleurs le secret de ces révolutions populaires auquel personne ne s’attend.

Au-delà de l’optimisme qui caractérise vos analyses, qu’est-ce qui attend cet embryon de révolution apparu en janvier 2011 : la vie ou la mort ?
— 
Je préfère parler de vagues révolutionnaires plutôt que d’embryon, viable ou non. L’histoire nous apprend en effet ques les révolutions populaires déferlent comme des vagues successives. Sans doute, le pouvoir autoritaire contre lequel s’est levée la révolution populaire a réussi jusqu’à présent, dans une large mesure et avec le soutien des forces réactionnaires arabes pactisant avec le projet sioniste, à briser l’élan des deux premières vagues, en janvier 2011 et en juin 2013. Il a même réussi à lancer une contre-révolution pour s’opposer au mouvement de libération arabe qui menaçait ses intérêts dans l’ensemble de la nation arabe (…). Mais, historiquement, j’ai la conviction que de nouvelles vagues déferleront en Egypte et dans d’autres pays arabes, pour les raisons que j’ai mentionnées à la fin de la question précédente. (…) L’histoire du peuple égyptien témoigne de sa capacité à se débarrasser des tyrans de toutes sortes sans qu’on s’y attende. Cependant, l’objectivité nous oblige à reconnaître que les ennemis du peuple égyptien ont réussi à bâtir une institution militaire totalement dominante sur les plans économique, politique et médiatique, une institution qui a épousé la doctrine visant à protéger l’Etat israélien usurpateur.

Quelles sont les causes du succès ou d’un échec d’une révolution ?
— La raison essentielle du succès d’un soulèvement populaire et de sa transformation en révolution tient au fait qu’une entité révolutionnaire arrive au pouvoir pour faire tomber les structures nuisibles et les remplacer par d’autres susceptibles de répondre aux demandes de la révolution populaire. En ce qui concerne cet élan libérateur, je pense que la principale cause de son échec provisoire est liée à une sorte d’innocence révolutionnaire, à l’absence d’expérience politique qui a poussé les forces révolutionnaires à confier le soulèvement populaire à des courants qui l’ont adopté pour mieux le faire avorter.

Quand verra-t-on la fin des dictatures arabes ? Il faudra combien d’années pour s’en débarrasser ? Qui en paiera le prix ?
— Comme je l’ai dit, prédire l’issue du soulèvement populaire est une chose bien risquée. Il faudrait être bien naïf pour dire combien d’années il faudra pour voir le triomphe de la révolution populaire. On ne doit pas ignorer non plus que cet élan libérateur, de par son importance, a également entraîné dans la région des événements d’une grande gravité pour l’avenir de la Syrie, du Yémen, avec cette réalité monstrueuse de Daesh. La région est traversée par un conflit d’une extrême violence, qui pourrait dégénérer en guerre mondiale. Malgré tout, je prends le risque de dire que je m’attends à ce que les pouvoirs autoritaires arabes s’effondrent, après ce conflit, durant les deux ou trois prochaines décennies, même si les conditions seront différentes en fonction des spécificités de chaque pays. (…)

Quel est votre jugement sur le comportement des élites égyptiennes durant ces deux années de régime militaire ? Les masques sont-ils tombés ?
— 
Je n’aime pas utiliser à la légère ce mot d’« élites ». Bien des personnes qui considèrent en faire partie le font à tort et ne méritent pas un tel qualificatif. Il faut faire une distinction entre toutes les personnes qui ont eu une éducation. Le pouvoir dictatorial des militaires a réussi à diviser les Égyptiens : certains ont été attirés par le régime des Frères musulmans et ne pensent qu’à chanter les éloges de la période où ils ont été au pouvoir en espérant le retour de Mohamed Morsi ; d’autres sont déboussolés au point de se déclarer prêts à mourir pour les militaires et celui qui est à leur tête, aussi terribles que soient leurs erreurs. Les élites, quelle que soit la manière dont on les définit, se sont divisées, en tant qu’émanation du peuple, en deux camps recroquevillés sur leur extrémisme aveugle. Les plus acharnés à défendre le régime militaire, ceux qui font le plus de mal à la nation et au peuple, ce sont les journalistes et les dirigeants des pseudo-partis à la solde d’un pouvoir qu’ils ne font que flatter, quel qu’il soit. À mon avis, ceux qui se dressent conte toutes les formes d’autoritarisme, ceux continuent à vouloir la victoire de la révolution populaire, ne sont qu’une infime minorité.


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