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[note de lecture] Jacques Le Scanff, "Le bleu des émeutiers", par Geneviève Huttin

Par Florence Trocmé

 
L’action de vivre, ou le peindre-écrire de Jacques le Scanff 
 

Le scanff
Les éditions Quiero et Samuel Autexier publient un livre de poèmes et d’encres de Jacques le Scanff, à Forcalquier, là où l’artiste ne se lasse pas de regarder et de peindre la montagne de Lure. 
C’est un livre où poèmes et encres se répondent comme dans un cahier de notes où la main passerait de l’un à l’autre, de l’ écriture au dessin. 
Il commence par ce que j’appellerai une image muette ou un film sans son, un personnage en mouvement, privé de parole et de son, un Il  posé sur une toile de fond : 
 
Il court des pays  
Ailleurs, 
il regarde 
La langue lui est fermée 
 
Les murs et les vêtements 
amples et blancs 
L’ombre : un cadre bleu 
 
On songe à un Il projeté de photographe, à l’extérieur de lui-même. Dans le paysage.  
Ce lien d’un personnage et d’un paysage ne va pas sans faire penser à une photographie, et à ce personnage de la photographie qu’on voit et qu’on entend pas
Soudain le photographe est dans l’image, pas extérieur. 
 
Il aime. 
Il regarde. 
Il aime des gens dans leur langage, leurs gestes, leur présence, et un peu, beaucoup, au delà des mots.  
  
dans le bus les corps se pressent 
et ensemble s’élèvent, comme un ballet 
puis se couchent aux virages,  
une gigue grave et grotesque  
 
Il aperçoit la division du monde, à l’extérieur, (des Pays) et à l’intérieur de lui même : 
 
la langue lui est fermée 
 
Fermé, mot à double sens, la langue des pays courus mais aussi sa propre langue
 
Ne pas parler, ne pas comprendre la langue du pays aiderait à voir. 
 
Il regarde avec une telle force  
Que ses yeux saignent  
 
Il regarde les êtres dans leur paysage dont il ne les sépare pas, il va, il est, avec eux dans le Grand Fonds.  
 
Ceux qu’on croit muets (mais qui regardent), sont les vrais acteurs et les dépositaires de la parole. Ce sont les Émeutiers.  
Leur parole est geste, vêtement, sourire, communication silencieuse. Révolte. Voix rauques. 
On ne saurait empêcher qu’ils/elles pensent. 
 
Femmes que j’imagine dans ces pays où leur voile est bleu, dont le regard parvient : 
 
Il marche pour oublier 
des femmes 
Aux yeux qui s’évadent sous les cils 
 
Ici le bleu serait la couleur intéressante à scruter. Comme le bleu du travail par exemple. J’ai soudain pensé à Mallarmé qui regardait les terrassiers, ces ouvriers qui travaillent dehors, et se bouleversait à la vue de leurs outils et de leurs corps : 
« ils dressent au repos dans une tranchée la rayure bleu et blanc transversale de leurs maillots »* 
 
Un poème intitulé « le voyage du sourd », se réfère à l'absence du son de la parole qui hante ce livre, et en constitue la Vision dans le « Bleu des émeutiers » : l’image disant ce qui manque à la parole. 
C’est Goya, le peintre et son angoisse, car il savait bien quel lien l’unissait à son peuple espagnol -privé de tout- et souffrait de cette double perte par la surdité, de la langue de ceux-là.  
Mais le peintre n’a pas le droit de mourir, ni l’auteur de ce livre, de s’arrêter de graver ou d’écrire, car alors c’est en lui que les morts et les muets de l’histoire trouveraient leur fin.  
 
les morts vont mourir de ma fin ? 
 
Pourquoi cette écriture double, ce peindre-écrire ? 
L’humain, forme et apparence, fait signe et lien, parmi les choses.  
L’ombre humaine ne dessine pas seulement sa figure au sol ou sur un mur, elle fait surgir le fond muet, la toile de fond. Glose de montagnes, rectangles, soulèvements bruns, menace de la croûte terrestre, fragments d’un corps qui ne se livre jamais entier, qu’on ne peut maîtriser. Une insurrection. La Nature, c’est nous, elle tend vers la lumière, la matière est mouvement, désir, c’est une expérience de changement.  
La parole humaine, l’écriture, la peinture sont des probabilités de ce que nous appelons « Nature », à tort, pour l’opposer à la culture. 
 
Ce sont les Émeutiers de la Vie, et leur vision nous emporte dans l’action de vivre -geste pasolinien-, le peindre-écrire de Jacques le Scanff. 
 
Il fait le rêve d’exprimer, qui ne préexiste pas à ce qu’on voit, né avec le premier regard du nourrisson peut-être, et qui est la singularité de l’artiste. 
 
Il rêve de rues romaines, d’ombres gravées  
les traits de burin si proches  
qu’ils se confondent à la nuit  
à ses pluies de pointes

 
 
[Geneviève Huttin] 
 
 
* Stéphane Mallarmé, Variations sur un sujet
 
  
Jacques le Scanff, le bleu des émeutiers, Editions Marginales-Quiero, Les Billardes, 04300 Forcalquier, 25€ 


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