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Bienvenue a görliwood

Publié le 24 mars 2015 par Aelezig

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Article de Vanity Fair - Mars 2015

Située aux confins de l'ex-Allemagne de l'Est, la ville de Görlitz accueille de nombreux tournages de films. En 2013, c'est Wes Anderson qui s'y est implanté pour The Grand Budapest Hotel. Mais pourquoi cette petite cité au charme désuet et austère attire-t-elle les réalisateurs hollywoodiens ? Julien Gester a rejoint la Saxe pour découvrir l'envers du décor.

C'est une annonce véridique, qui traîne depuis de longs mois sur une plateforme allemande d'offres immobilières. "Pas de blague ! y est-il vanté. Vous avez ici l'opportunité unique d'acquérir une prison totalement équipée ! Conviendrait parfaitement à un hôtel d'exception, un gîte, un studio de tournage, une résidence pour enfants à problèmes, etc. A proximité des frontières tchèques et polonaises, la dernière prison privée d'ex-Allemagne de l'Est, 5173 m2 !" L'argumentaire de vente, s'il est engageant et enjolivé d'un prix riquiqui au regard de la surface (220.000 euros), omet un détail de choix. Quoique ces murs centenaires, encore griffonnés du comptage des jours tenu par de malheureux prisonniers, aient cessé de remplir leur fonction pénitentiaire en 1980, c'est ici, aux confins orientaux de la Saxe, que s'évadaient il y a peu les acteurs Ralph Fiennes et Harvey Keitel - out tout du moins leurs doubles de fiction - sous la direction d'un certain Wes Anderson.

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A l'hiver 2013, le cinéaste américain y filmait les séquences carcérales de son huitième long-métrage, The Grand Budapest Hotel, le plus important succès de sa carrière (quelque 172 millions de dollars de recettes dans le monde, 1,5 million d'entrées en France et une foule de distinctions dorées). Surtout, Anderson avait alors établi ses quartiers, pour la durée de son tournage, à une trentaine de kilomètres de là, dans la bourgade de Görlitz. Une mince subsistance urbaine (60.000 habitants) de la basse Silésie germanique, berceau du footballeur international Michael Ballack (98 sélections en Nationalmannschaft, dont il fut le capitaine, tout de même) et de Jakob Böhme (1575-1624), le philosophe pré-hegelien préféré de Nicolas Cage. La ville la plus à l'Est de l'Allemagne, à deux heures et demie de Berlin, recroquevillée sur les bords de la Neisse. Cette rivière marque la frontière avec la Pologne depuis la redistribution des cartes européennes en 1945 et la partition de la ville en deux agglomérations distinctes. L'une polonaise (Zgorzelec), l'autre allemande (restée Görlitz), communes soeurs dont les habitants se toisent avec défiance en dépit d'un peu plus d'un millénaire de cohabitation, de l'intensification des politiques de rapprochement et d'une candidature commune en 2007 au titre de capitale européenne de la culture - soldée par une cruelle deuxième place derrière Essen, sa rivale de la Ruhr. Du fait de l'entrée, la même année, de la Pologne dans l'espace Schengen, on peut aller et venir à l'envi entre les deux pays par le simple franchissement d'un petit pont qui enjamble la Neisse. Mais encore rares sont ceux, d'un bord comme de l'autre, qui s'y aventurent.

Probable reliquat psycho-géographique d'un demi-siècle passé entre deux murs, à l'évocation côté teuton de la velléité de franchir le pont vers la Pologne voisine à la nuit tombée, le local, fût-il jeune et enthousiaste, tend à opposer sa réticence d'un très excessif : "N'y allez pas, c'est glauque !" On n'y rencontre pourtant guère plus d'inhospitalité qu'un feu clignotant d'enseignes où se trouve vanté le coût ridicule des cigarettes en Pologne, quelques regards de biais et un night-club dépeuplé, dont la sono murmure I feel love à un volume famélique jusqu'à mourir tout à fait. Croisé quelques mois plus tard, Willem Dafoe, qui joue un vilain magnifique dans The Grand Budapest Hotel, se rappellera avoir adopté pendant le tournage la plaisante habitude d'aller dîner dans les chaleureuses gargotes polonaises avec d'autres membres de l'équipe de production. "Un soir, alors que je rentrais seul à notre hôtel, la police allemande qui me guettait depuis la sortie du pont m'est tombée dessus et a exigé de voir mes papiers, quelque chose auquel on n'est plus habitué en passant une frontière en Europe. Ils ont fini par me reconnaître et me laisser partir, mais ils trouvaient ça si bizarre de traverser le pont à pareille heure qu'ils m'avaient pris pour un voleur venu dévaliser les chaumières allemandes pour emporter le butin côté polonais. C'est vraiment une superbe ville, mais très étrange, assez mystérieuse..."

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Un an et demi après le passage du cirque Anderson à Görlitz, les autochtones les moins maussades racontent, eux, avoir assisté, trois mois durant, aux allers et venues d'un très coquet réalisateur en casquette fourrée et parka de compète, au volant d'une mini-voiturette de golf lancée sur la neige épaisse qui tapissait les rues pavées, une foule de techniciens dans son sillage. Peut-être exagèrent-ils, peu importe, mais ils se rappellent aussi distinctement avoir frayé à la salle de fitness avec Edward Norton, entendu Jeff Goldblum pratiquer ses grilles de jazz au piano, reluqué Bill Murray s'empiffrer de bratwürsten nappées de moutarde épicée chez Senfladen, le très couru kiosque à saucisses de Brüder Strasse, ou encore aperçu le week-end d'autres acteurs fameux défier au bowling F. Murray Abraham, interprète du narrateur du film, dans un faubourg de la ville.

-20 % sur les reliques nazies

Qu'était donc venue trouver ici la clique pailletée du plus fin styliste des cinéastes américains contemporains, à distance si déraisonnable de son appartement parisien, du tailleur new-yorkais de ses costumes sur mesure en corduroy clair et de tout revendeur agréé de malles Vuitton ? Conte au complexe feuilleté d'époques et de récits, hanté par la réminiscence fantôme d'une riante lecture des mémoires de Stefan Zweig, The Grand Budapest Hotel délire le monde perdu d'une Mitteleuropa passée au tamis du fantasme, au gré d'une rêverie d'aventures toute de cartons-pâtes et de crèmes pâtissières. Le décor d'un tel film aurait pu se confectionner de toutes pièces en studio, sur foi d'un épais carnet d'inspirations, nourri des investigations menées par Anderson et son chef décorateur Adam Stockhausen dans les palaces, villes de bains et autres ruines magnifiques d'Autriche, Bavière, Pologne, République Tchèque ou Hongrie. Mais à la tentation d'irriguer sa fiction des vestiges authentiques d'un âge d'or et d'un continent englouti s'adjoignit l'attrait d'avantageux dispositifs fiscaux, destinés à appâter sur le sol germanique les deniers des productions étrangères. Or, nulle cité d'outre-Rhin ne présente un capital architectural préservé aussi profus que Görlitz.

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Tournage de "Goethe"

La ville, dont le coeur historique fut miraculeusement épargné par les principaux saccages du siècle dernier (les bombes des Alliés, les urbanistes soviétiques), compte quelque quatre mille bâtiments classés, vieux pour certains de plus d'un millénaire. Des tours, des magasins, des maisons aux intactes façades gothiques, Renaissance, baroques ou Jugendstil (l'appellation locale des volutes fin de siècle de l'Art Nouveau), laissées en décrépitude au temps du communisme mais désormais rénovées une à une à grands frais, et rendues à leur magnificence passée - grâce notamment aux subsides d'un mystérieux donateur obstinément anonyme qui, sans que nul n'ait idée de son identité, fait grâce à la ville, chaque année depuis 1995, de 500.000 euros dévolus à la restauration de ses charmes. Une plaquette touristique trouvée sur place plastronne même, avec juste ce qu'il faut de précautions dans l'emphase autoritaire : "...selon certains, la plus belle ville d'Allemagne !"

Tout l'embarras de Görlitz et de ses promoteurs tient toutefois à ce que cela ne se sache pas encore assez. La ville se traîne une démographie vieillissante et une réputation de mouroir de charme depuis le XIXe siècle. Si des retraités affluent encore, aguichés par la rutilance du patrimoine historique et le voisinage d'un réservoir polonais d'aides à domicile bon marché, la population n'en a pas moins fondu de moitié depuis l'après-guerre. Une inexorable décrue, accélérée par la chute du  Mur, le tarissement du bassin houiller, la désindustrialisation et la fuite vers l'Ouest. Si bien que les rues apparaissent désertées et des bâtisses s'empoussièrent dans leur abandon, tout juste visitées parfois, le soir, par les bringues d'une jeunesse locale pas assez en nombre pour justifier l'ouverture en semaine d'établissement de nuit. "Nous avons une ville magnifique mais pas assez de vie pour la remplir", soupire Enrico, trentenaier du cru qui organise chaque année un festival électro dans la région. S'il présente tous les attraits sous cloche d'une carte postale délaissée par la foule, malgré la dispendieuse politique des vieilles pierres et son marketing actif, le cadre enchanteur peut sonner creux.

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Mais c'est peut-être aussi ce qui fait son charme et envoûte ceux qui posent le regard pour la première fois sur ses splendeurs. Le journaliste local Frank Seibel, venu de Francfort cinq ans après la réunification et qui couvre depuis la région pour le Sächsische Zeitung, s'en attendrit encore : "Je me rappelle être arrivé en décembre, par le train de Dresde. Pour moi qui étais originaire d'une ville complètement rebâtie à l'américaine après la guerre, Görlitz est apparue comme un miracle. La ville était magnifique, comme recouverte de glace par la pluie gelée. Sur des centaines de mètres jusqu'au centre, les rues étaient complètement vides, comme un musée abandonné. L'Allemagne à l'ancienne, celle de mes grands-parents. C'est un élan romantique et sentimental qui amène les gens ici." Ca, et des missions de repérage dépêchées par des productions cinématographiques.

A Görlitz et ses alentours, Anderson ne se contenta pas d'emprunter les décors naturels et d'y semer en retour une traînée de glamour. Pour les besoins de son Grand Budapest Hotel, il mobilisa également un millier de figurants parmi les habitants, mit à contribution ses artisans (couturière, pâtissière, porcelainière...), butina sans fin chez ses fripiers et antiquaires. Des échoppes disséminées dans la ville où les fétichistes les plus atteints peuvent encore dénicher oursons en peluche, chandeliers ou flasques de terre cuite aperçus au détour d'un plan du film, amoncelés en vrac parmi des machines à écrire Continental démantibulées, des cravates dont les motifs disent très exactement le désarroi de décennies passées à l'Est du rideau de fer, quelques merveilles design à tarif dérisoire et un fatras douteux de reliques de l'époque nazie - de la compilation vinyle d'hymnes hitlériens à un amas de décorations militaires, des produits dérivés des J.O. munichois de 1936 au cahier de coloriage du Troisième Reich, l'étiquetage du prix toujours pudiquement apposé sur les croix gammées. Le tout soldé à -20 % en raison du titre de champion du monde de football remporté par l'équipe nationale quelques semaines plus tôt - pourquoi pas. Lorsqu'on l'interroge sur la nature de son apport à la décoration du film, l'affable tenancier de l'une de ces boutiques, quadra au cheveu ras en total look paramilitaire, répond curieuseemnt à côté de la question : "Oui, il y a de plus en plus de tournages de films étrangers en ville ces temps-ci. Mais ça ne pose presque pas de problèmes."

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Tournage de "The Grand Budapest Hotel"

Birkenstock plus ou moins glam

Wes Anderson n'est pas le premier cinéaste attiré en ces confins saxons par les trésors patrimoniaux. Görlitz s'était déjà prêtée à une soixantaine d'oeuvres télévisuelles et cinématographiques depuis 1954, pour la plupart allemandes - et ces derniers mois s'y tournait par exemple une série de docufictions historiques pour la ZDF, parmi lesquels un portrait de Roman Polanski. Mais si d'autres productions d'origine étrangère s'y massent aussi, c'est que Görlitz fait figure de Samaritaine du décor historique : on y trouve tout, toute l'Europe, toutes les époques, au prix seulement d'un soupçon de direction artistique et d'imagination. Hollywood s'y invita à une fréquence accrue ces dernières années, après que quelques ruelles de la ville furent déguisées en répliques du Paris 1880 pour un Tour du monde en 80 jours opéré à grands bonds par Jackie Chan en 2004. Quentin Tarantino y tourna une séquence d'Inglourious Basterds (2009), George Clooney y parada quelques jours en compagnie de ses Monuments Men en 2013 et Kate Winslet y passa trois semaines, entre le plateau de tournage de The reader (2009) de Stephen Daldry et sa chambre à l'élégant  hôtel Tuhrmacher dont le bar, usuellement d'un calme de crypte, se retrouva soudain colonisé par les paparazzis.

S'il opère le plus souvent avec la bienveillance bon enfant des riverains, le travestissement des rues du centre-ville en décor d'époque ne va pas sans quelques inévitables désagréments. Lors du tournage de La voleuse de livres en 2013, les commerçants s'agacèrent de la profusion d'emblèmes nazis disposés pour les besoins du film et les arrachèrent chaque nuit, par crainte de semer le trouble dans les souvenirs des touristes. L'incident diplomatique aurait même été frôlé lorsqu'une scène exigea que de grands étendards frappés de croix gammées soient accrochés sur la façade XIXe de la gare centrale, alors même que des trains arrivés de Pologne y marquent toutes les heures l'arrêt. "Mais la production a très bien compris et a fait au mieux pour ne pas heurter les gens, assure Livia Kaiser, élégante jeune femme chargée de la promotion d'une image rénovée de Görlitz et de sa jumelle polonaise. Ces incidents mineurs ne pèsent rien à côté des retombées positives. L'intérêt croissant des productions de cinéma mais aussi du milieu de la mode est notre meilleure chance de raviver l'aura de Görlitz. En Allemagne, les gens ne connaissaient pas forcément Görlitz pour de bonnes raisons, mais c'est en train de changer."

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Depuis quelques années, les initiatives politiques se déploient en ce sens, entre incitation fiscale et facilités offertes aux équipes de tournage. La ville s'escrime, à force de marketing, à façonner la légende d'un "Görliwood" - une querelle devant l'office des dépôts de marques opposa d'ailleurs en 2013 la municipalité à un restaurateur local autour de la propriété de cette nouvelle AOC. Görlitz est désormais la seule ville allemande de cette échelle à disposer d'un bureau permanent d'accueil des tournages. Les touristes se voient ainsi proposer une visite guidée mensuelle en forme de pèlerinage sur des sanctuaires plus ou moins cinéphiles - quitte à ce qu'il n'y ait pas toujours beaucoup plus à voir qu'un bout de trottoir foulé par telle Birkenstock plus ou moins glam.

Mais jusqu'à The Grand Budapest Hotel, Görlitz restait cantonnée à des rôles de figuration dans les plus imposantes productions qui y faisaient étape. Aucun film à ce jour n'aura ainsi suscité pour la ville plus de visibilité et d'attentions médiatiques que celui d'Anderson et ses trois mois de tournage sur place, si bien que les effets vertueux en sont déjà mesurables. Début 2014, à la suite de la sortie du film sur les écrans allemands, les chiffres du tourisme bondissaient de 28 %. "De tels films constituent une vitrine inestimable  pour nous. Jamais on n'aurait pu deviner, il n'y a pas si longtemps, que notre ville, restaurée, redeviendrait si belle, s'échauffe la responsable municipale de l'accueil des tournages. Et les équipes de films apprécient le cadre mais aussi la simplicité avec laquelle on les reçoit. Les gens d'ici adorent les accueillir. Quand je suis partie en vacances en Inde, le film de Wes Anderson passait dans l'avion, j'y ai retrouvé ma ville, et cela m'a rendue si fière !"

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Tournage de "La voleuse de livres"

Tous les habitants de Görlitz ne prennent toutefois pas l'avion et peinent dès lors à trouver leur compte dans ce redéploiement des efforts et subsides de leur ville vers le rayonnement de ses charmes vétustes, et ce, à destination, surtout, du visiteur de passage. D'aucuns (mairie, hôteliers, restaurateurs et autres négociants en babioles typiques) discernent certes sans mal quels profits ils pourraient tirer de cet emballement. Mais, le Görlitzer de base qui n'a a priori rien à vendre au touriste, présente, lui, souvent, un abord revêche - faute d'être accoutumé à pareilles invasions, prennent-elles la forme de Berlinois en goguette ou, pourquoi pas, d'un journaliste français. Ainsi administre-t-il volontiers à l'intrus égaré quelques leçons de savoir-vivre (non réclamées), voir l'interpelle d'un : "Et bien ? On se promène ? On prend des photos ? Ah mais qu'est-ce que ça veut dire ?" perlé des rudesses de l'accent saxon.

Frank Seibel, le journaliste du cru, explique : "Quand je suis arrivé, j'étais un jeune type débarqué de l'Ouest et j'ai pu faire l'expérience d'une certaine hostilité. Görlitz a longtemps été enclavée par sa situation géographique. Et les gens, qui ont connu des temps très difficiles depuis vingt ans, n'ont pas l'habitude d'être en contact avec des visiteurs, si bien qu'ils ne savent pas forcément comment réagir. Mais je n'y vois pas d'agressivité."

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Par-delà le tempérament frontalier, ce riant folklore s'édifie sur le marasme d'une ville au portrait-robot statistique peu amène : criminalité élevée, industries dépressives, chômage avoisinant les 17 % (soit trois fois la moyenne nationale), bonne fortune électorale de l'extrême droite à coloration néo-nazie, à l'image de scores records réalisés dans l'ensemble de la région. De fait, nombre de murs graffés témoignent des passes d'armes entre groupes d'antifas locaux et factions xénophobes, lesquelles paradent de temps en temps en ville lors de manifesations relatées avec effroi par la presse berlinoise."Il y a des tensions, convient Seibel, mais tout cela n'est finalement pas grand-chose au regard des problèmes que nous avons dans une ville où près d'un tiers de la population est complètement désocialisée." Dès lors que l'on s'éloigne des trésors Renaissance du coeur historique se dessine un malaise empli de défiance. Lequel ne fait que s'accroître tandis que l'on chemine le long des sinistres barres soviétiques des faubourgs modernes, repeintes de couleurs qui miment pâlement celle des bâtisses moyenâgeuses du centre-ville.

Grand-mère fofolle

Wes Anderson n'eut sans doute pas à s'y confronter trop sévèrement. Lui, son casting de stars et ses plus proches collaborateurs séjournèrent entre l'hôtel de ville et les colonnades médiévales de l'ancienne place du marché, à l'hôtel Börse. Une résidence de charme mais dénue de la pompe et du faste dévolus d'ordinaire à pareilles stars d'extraction hollywoodienne. L'équipe y avait installé son propre cuisinier et le hall d'accueil fut décrété zone de maquillage-coiffure, afin, sans doute, que chacun puisse bénéficier d'une mise en pli de rigueur au saut du lit. "Il y a beaucoup d'hôtels à Görlitz, et certains sont certainement plus luxueux que le nôtre, concède le propriétaire, emblématique d'une vague d'entrepreneurs arrivés de l'Ouest voilà une vingtaine d'années pour acquérir à bas prix de l'immobilier défraîchi et le réhabiliter. Wes Anderson nous a choisis parce qu'il n'y a ici qu'une quinzaine de chambres, toutes à peu près équivalentes, et cela lui permettait de remplir l'hôtel avec ses acteurs principaux et les personnes de confiance qu'il aime avoir autour de lui, d'en faire un quartier général clos, une sorte de résidence privée. Il pouvait ainsi y organiser ses dîners, faire venir qui il voulait, instaurer une atmosphère calme et familiale, comme s'il était dans sa maison de vacances." Et tenir la porte fermée pour les quelques mois de son séjour, si bien que s'y cogna fatalement l'âme fêlée du quartier, que l'on croise justement sur le perron : un pauvre hère jamais remis d'une tentative de suicide dix ans plus tôt, qui remplit depuis tous les après-midis le centre-ville de ses vociférations et s'invite souvent dans le vestibule de l'hôtel, clamant qu'il est le roi d'Allemagne et que l'honneur de sa présence mérite rétribution, sans que les riverains ne s'en émeuvent plus guère.

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Tournage de "The Grand Budapest Hotel"

S'il ne fut pas sérieusement envisagé de domicilier l'équipe elle-même au fameux grand hôtel du scénario - ne serait-ce qu'afin de s'épargner l'agrément pittoresque de telles rencontres -, il y avait une implacable raison à cela. La façade aux teintes parme, que le film montre accroché à flanc de montagne et accessible seulement par un tout petit téléphérique vraiment trop mignon, mesure environ 2,80 m de haut pour un peu plus de 4 mètres de large - ce qui fait un peu juse pour loger tout ce monde. Il s'agit d'une maquette miniature filmée sur fond vert aux studios de Babelsberg, à Postdam, écheveau de bois peint et de lambeaux d'inspirations diverses : des cartes cartes postales photochromes du début du XXe siècle, des souvenirs de lectures et surtout les façades pastel de la ville tchèque Karlovy Vary et de ses palace. On peut y discerner aussi quelques traits de l'hôtel de ville de Prague, de l'hôtel Adlon à Berlin et, plus lointainement, du Savoy londonien.Quant au paysage alentour, peint et incrusté par trucage numérique, il réplique les brumes romantiques des toiles du paysagiste allemand du XIXe siècle, Caspar David Friedrich.

Mais par-delà cette modélisation de frontispice, restait à inventer quelque part ce qu'il y aurait derrière, principal théâtre de l'intrigue et habitat de ses protagonistes, le concierge esthète Monsieur Gustave (incarné par Ralph Fiennes) et son lobby boy Zero Mustapha (le débutant Tony Revolori). Soit le hall de l'hôtel, ses coursives et travées sévèrement moquettées de pourpre et de vermillon, où se déroule l'essentiel du récit. C'est justement la découverte par le cinéaste du décor propice à pareille toilette qui acheva de désigner Görlitz comme terre d'élection du tournage. A la lisière du centre-ville trône l'un des bâtiments les plus imposants de la ville, le plus ancien grand magasin d'Allemagne demeuré presque inaltéré, un Warenhaus édifié en 1912. Fermé au public suite à une faillite en 2009 et alors plus ou moins abandonné au vandalisme, l'endroit est une splendeur fatiguée de la plus pure inspiration Jugendstil, avec ses colonnades et ses escaliers de marbre jaunâtre, es deux lustres imposants, sa somptueuse verrière peinte dont les ornements Art Nouveau filtrent un ciel de nacre.

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Soufflés par tant de majesté assoupie, Anderson et son chef décorateur y reconnurent l'idéal squelette auquel adosser leur vision. Tout ou presque se tenait déjà là. Ne restait plus qu'à y plaquer les textures et drapés d'un âge d'or chimérique dans une débauche de détails inscrustables à vitesse réelle, entre broderie fine et ravalement somptuaire de maison de poupées. Tandis que l'on en arpente aujourd'hui le vaste atrium, désossé de ses habits d'illusion, on peut croire y frôler la course fantomatique des personnages du film - eux-mêmes les spectres dandy et nostalgiques d'un passé qui n'aurait jamais existé. Depuis, la publicité suscitée par le tournage aura décidé un sulfureux baron de l'industrie pharmaceutique, originaire de la région, à en acquérir les murs et à les restaurer afin de rouvrir le grand magasin l'automne prochain, réinvesti par des enseignes à destination d'une clientèle fortunée issue des pays voisins et friande de produits griffés Swarowski, Montblanc ou Gucci. Une renaissance qui enchante, paraît-il les riverains quoique l'on puisse se demander, au regard du contexte dépressif, dans quelle mesure ils en auront eux-mêmes l'usage.

Si les repérages suscitèrent d'autres prodigieuses trouvailles en des lieux escamotés au regard du commun (la monumentale salle de spectacles de l'ancien palais municipal déserté ou encore les vétustes voûtes et bassins de cet ahurissant établissement de bains 1900 abandonné à son état de friche sublime), toute flânerie hasardée dans les artères voisines soulève le surgissement d'une foule de flashantes réminiscences. On trouve quelque caractère étrangement familier à la cour de cette usine électrique abandonnée au bord de la Neisse. On reconnaît dans une vitrine de Neisse Strasse le style des médaillons arborés par les personnages, tous confectionnés par l'artiste porcelainière Heidemarie Klinge, courtoise vieille dame aux manières de grand-mère fofolle, qui exhume pour nous l'épaisse liasse des documents de travail où se trouvent définies les commandes du réalisateur pour le film : "Ils savaient si précisément ce qu'ils voulaient qu'ils m'ont demandé des choses impossibles, mais c'était très rigolo à faire", résume-t-elle. Enfin, si l'on désespérait de localiser la confiserie Mendl's et ses fameux "courtisans au chocolat", on finit par en reconnaître la devanture, non sans dépit, dans ce qui s'avère être un commerce de massages ayurvédiques. Les intérieurs richement carrelés furent, eux, filmés dans une crémerie à Dresde, et la pâtissière qui confectionna le millier de profiteroles englouties par le tournage officie à l'année dans un salon de thé quelconque en périphérie de la ville. Plus émouvant, au détour d'une petite place, s'offre au regard le décor du tout premier plan du film, ce mur de briques écarlates couvert de lettres capitales blanches. Mais l'inscription n'est pas celle que nous avions gardée en mémoire, et pour cause : il s'agit de la relique du tournage d'un film allemandes années 1980, et c'était donc là déjà un décor de cinéma. Ainsi se dévoile comme le secret d'une inspiration de Wes Anderson.

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Tournage de "Goethe"

En quête d'autres pièces à conviction, on se surprend à délirer un tout autre film qu'aurait pu tourner le réalisateur américain - moins une histoire de spectres dandy que de zombies ou de cow-boys Mitteleuropa - s'il s'était rendu dans cette zone périphérique aux confins Sud de Görlitz, Deutsh Ossig, dont seuls subsistent encore quelques murs et d'ahurissantes photographies. Des visions de quartier fantôme, faubourg évidé de toute occupation lorsque s'épuisa l'exploitation minière dont il tenait lieu de dortoir - il fut un temps où la moitié de Görlitz vivait de la profusion de lignite et les gens de passage en repartaient alors leur linge durablement parfumé au charbon. D'abord démantelé pan par pan, Deutsch Ossig fut progressivement recouvert d'un lac artificiel bordé de plages de sable blanc, destinées à aguicher les touristes tchèques et polonais. Mais ce ravalement du paysage aura été opéré à telle hâte que les cartographes n'auront pas tout suivi, et lorsque l'on veut s'y rendre, le trajet indiqué par Google Maps conduit droit au milieu de l'étendue aquatique. Sur la berge ne demeurent que quelques rares vestiges, auxquels les familles de promeneurs en plaisance ne prêtent guère attention, tandis que la radio d'un marchand de glaces vocifère dans le calme immense les rengaines climatisées d'un tube des Flippers, sommité variète allemande : "Ca fait boum, boum, boum, j'ai un coeur en chocolat."

L'antre de la paroisse du coin, un trésor du XVIIIe siècle, s'appelait naguère "l'église de l'Espoir". Elle fut démontée pierre à pierre pour être reconstruite de l'autre côté de la ville, au milieu d'une dalle seventies au nuancier gris soviet, et s'y dresse désormais tel un symbole presque trop parfait de cet eldorado pour retraités métamorphosé en jardin à oscars. L'horizon de l'espoir a aussi été déplacé à Görlitz - cette ville à qui va si bien la définition offerte, en épilogue, à l'anachronique palace du film d'Anderson : cette "vieille ruine enchantée".


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