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Dessiner pour la presse

Publié le 07 janvier 2015 par Lucie Cauwe @LucieCauwe

Dessiner pour la presse

En modeste hommage aux douze personnes assassinées ce 7 janvier lors du massacre à "Charlie-Hebdo", je publie les textes que j'avais écrits début avril 2006 à propos des 13es Rencontres BD à Bastia dont le thème était "Dessiner pour la presse". L'année des caricatures de Mahomet, un hasard de calendrier.
3 avril 2006

Trois R et un rhododendron

Wolinski, Kroll, Luz... une vingtaine de dessinateurs ont débattu du dessin de presse.


Un débat riche, samedi aux 13es Rencontres de la bande dessinée, à Bastia. Souvent drôle, faisant la part entre caricature éditorialiste et illustration d'article. Agrémenté d'un match improvisé entre Luz et Kroll: à tour de rôle, les deux dessinateurs projettent au public leurs interprétations immédiates des phrases entendues.
Tout commence avec le poisson d'avril de Tignous, où Sarkozy déclare: "J'aime beaucoup les Corses." Lui succède un dessin de Luz, titré "Et pour commencer, les polyphonies de Mahomet": on y voit trois imams chanter "Salman Rushdie c'est du pipiiiiiii, les Danois c'est du caca." Et c'en est fini pour l'affaire des caricatures.


L'idée du ministre français de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres - créer un Centre national du dessin de presse, dont il a confié l'étude à Wolinski - permet d'aborder la pérennité d'une œuvre. Pour Pétillon, la question ne se pose que pour les auteurs du passé dont on ne sait où trouver les travaux. Luz pense que la valeur du dessin de presse "n'est pas dans l'original, mais dans la publication. De voir le résultat dans la presse permet de conceptualiser le dessin. Qui se souvient de Raffarin? Dans dix ans, tout le monde l'aura oublié. Enfin, je l'espère. Pour Sarkozy, ce sera plus dur", soupire-t-il. Pendant ce temps, Pierre Kroll croque Wolinski en "directeur du musée du dessin de presse... et des gonzesses à poil."


Le point sur l'ancrage dans une réalité culturelle met tout le monde d'accord. Kroll sait que "les lecteurs attendent qu'on fasse des dessins sur leur pays", concluant: "Mon métier est d'être un dessinateur de presse belge."


Métier de l'instant et de l'éphémère, le dessin de presse oblige donc à la modestie. Quand est-il bon? Odile Conseil, du "Courrier international", le définit par les trois "R", un dessin qui fait "rire, réfléchir, réagir", qu'elle complète d'un quatrième, celui de "rhododendron", pour le côté souvent absurde du genre. En écho visuel, Luz avance: "Au Brésil, ils ne connaissent pas Sarkozy, les veinards."


Les échanges obliquent vers le petit regard biaisé que portent les dessinateurs sur la réalité, leur état d'esprit de transformation du réel et le stress de ce boulot qui consiste à trouver continuellement des idées neuves, en un minimum de temps souvent.


Pétillon explique qu'il "donne un peu plus de dessins au "Canard enchaîné" qu'il n'en paraît". Ceux qui sont rejetés le sont souvent pour "incompatibilité d'humour" (supposée) du lecteur. Mais cela ne le gêne pas. Lefred-Thouron se vante de "ne pas trop connaître ce problème des dessins refusés. J'ai un juge infaillible, poursuit-il : ma femme. Une vieille vache qui ne se trompe jamais" - et qui lui refuse un dessin sur deux. "Ceux des autres aussi", termine-t-il, "mais c'est trop tard, c'est imprimé." Un dessin de Luz ponctue l'aveu: "Comment choisissez-vous les dessins à "Libé"? J'appelle la meuf de Lefred-Thouron", y déclare le directeur artistique du quotidien.


Andrzej Krauze, Polonais qui vit à Londres, déplore: "J'envoie plusieurs croquis au journal, puis je dessine celui qu'ils choisissent, jamais le meilleur." Et Luz d'emballer l'affaire: "Génial ton dessin! On va publier l'autre." 


Pour Wolinski, "les rédacteurs en chef ont le droit de refuser un dessin. Cela m'est arrivé de recommencer", dit l'homme, qui publie dans divers titres. "Je suis toujours le même, peu importe le titre. On a des opinions politiques, des principes, des convictions, on ne va pas changer parce qu'on change de journal." Ce sont les audaces qui changent. "Le cul, par exemple."


Pour Willem, le dessin de presse ne doit pas nécessairement provoquer, plutôt "stimuler la réflexion et le regard". Ce qui donne l'occasion à Kroll de montrer un Willem qui stimule (sexuellement) une Bernadette Chirac qui... simule. Ah, ces gens de la politique qui aiment être caricaturés. "Je ne fais plus Le Pen pour cela", explique Wolinski. "Il collectionne les dessins."

 
Kroll remet une feuille blanche où une flèche indique un point: Sarkozy. Luz complète: "Les hommes politiques sont obsédés par leur image, ils sont devenus des images, ils piaffent d'impatience d'être aux Guignols de l'info." Sarkozy souhaiterait qu'on fasse un journal satirique sur lui, la logique de la communication le poussant à intégrer la rébellion.


Mais le vrai boulot du caricaturiste, c'est mettre l'homme politique à nu. Plantu explique comment il dessine Jacques Chirac:  "Avec des lunettes (il les met depuis deux mois pour ressembler à mes dessins), avec un drapeau français (on n'est pas sûr qu'il est président de la République), avec un œil en haut et un œil en bas, avec des gouttes de frayeur autour de lui." Joli tableau.


Mais l'heure tourne et Kroll doit partir. Il glisse un dernier dessin dans le rétroprojecteur: une carte de la Corse coupée en deux, avec au nord les Flamands et au sud les Wallons. En légende: "Allez, salut... merci pour tout."


1er avril 2006

Bastia sur la frontière

De loin, on dirait une lessive accrochée entre deux rangées de maisons. De près, on voit que les grandes bâches blanches qui volent doucement au vent de la rue César Campichi sont imprimées de dessins de presse signés Pétillon, Wolinski, Plantu, Willem ou Kroll. Invitation faseyante à pénétrer dans le centre culturel Una Volta, où ont lieu les treizièmes rencontres de la bande dessinée et de l'illustration.


L'attention de "BD à Bastia" à l'air du temps lui avait fait choisir pour l'édition 2006 le thème "Dessiner pour la presse". Bien avant que l'actualité de certaines caricatures ne le rattrape.


Plus d'une vingtaine de caricaturistes ont leurs dessins exposés aux cimaises du centre culturel alors qu'une autre salle, scénographiée par l'atelier Lucie Lom d'Angers, est consacrée aux droits de l'homme. A l'entrée, un dessin de Lefred-Thouron remet un diplôme au millième condamné à mort aux Etats-Unis; dans un autre, dû à Willem, un Chirac déguisé en marchand demande "Et les droits de l'homme, je vous les enveloppe ou désirez-vous les bafouer tout de suite ?"

 
Les murs sont ceux d'une pièce transformée en salle d'interrogatoire: vieux bureau avec machine à écrire antique, lampes tournées vers une chaise vide. Aux parois, des mannequins recouverts, comme des macchabées, de draps blancs imprimés eux aussi de dessins de presse. Le dispositif impressionne les gamins en visite qui sourient devant cet autre sujet de Lefred-Thouron, lors des élections en Afghanistan. Un homme y dit à un autre: "Bougre d'imbécile! Vous avez voté dans ma femme"; le bulletin avait été glissé dans la fente pour les yeux du tchador...


Une autre salle d'exposition est consacrée aux "Histoires pas ordinaires" de Bruno Heitz, auteur illustrateur doublement à la frontière des genres: il dessine à la fois pour les enfants et pour les adultes, il pratique autant l'album pour la jeunesse que la bande dessinée. Tous les pans de son travail y sont présentés, ce qui comble d'aise l'homme-charnière. Planches en noir et blanc de ses bandes dessinées publiées au Seuil, riches d'histoires, d'expressions et d'accents récoltés aux quatre coins de la France; linogravures sur papier de couleur découpé; livres en volume qui permettent à ce collectionneur de voitures anciennes de dire: "Je découpe des lapins en bois et j'en fais des livres pour acheter des embrayages à ma Peugeot 203." Il a utilisé la linogravure à Bastia, pour U Casalinu, mot corse désignant un jeu inventé pour les enfants du lieu. "J'ai dessiné mon personnage de Louisette, la taupe (Casterman)", explique-t-il, "une casserole à la main mais avec un rictus horrible. Aux enfants de découvrir pourquoi elle est de mauvaise humeur."


Pendant plusieurs semaines, les enfants de neuf classes ont travaillé à cette histoire au départ muette. Ils ont appris à remplir les bulles, à tenir compte du sens de lecture. Quand Bruno Heitz a découvert les neuf histoires terminées, il a voulu leur donner un prolongement: créer des dessins en linogravure pour inventer d'autres histoires. "J'ai découpé des plaques de lino sur lesquelles j'ai gravé des éléments typiquement bastiais, l'église Saint Jean-Baptiste, les pointus du port (les bateaux), un Jack Palmer (le détective de Pétillon) assis de dos sur un rocher..." Le but du jeu est double: d'abord que les enfants impriment les dessins, ensuite qu'ils composent la bande dessinée, en mélangeant les images. A les voir à l’œuvre, U Casalinu a trouvé écho en eux.


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