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Les sciences sociales ? Oui, il est nécessaire d'en parler !

Par Alaindependant

« Etant entendu, dit Louis Pinto, évidemment, que l’on ne pouvait pas tout couvrir. Nous n’avions pas la prétention de parler de tout, mais au moins de parvenir à faire connaître certains livres qui nous semblaient avoir un intérêt particulier. À cela s’ajoutait l’idée de brouiller un petit peu les routines académiques en essayant de parler, pour nous, sociologues – puisque nous sommes sociologues -, de livres dans d’autres domaines, sur des sujets peu habituels. Il y avait eu par exemple une séance « Histoire sociale de l’art », avec Martin Warnke[5]. C’était une manière de dire : « Voilà. Les sciences sociales, c’est aussi ça ! Ce n’est pas seulement ce qui est dans le sommaire habituel des revues ! ». Cette diversité, qui existe sur le plan des disciplines, elle existe également au niveau des statuts des auteurs. Nous avons eu des livres de jeunes auteurs – jeunes docteurs ayant publié leur thèse, par exemple – et des livres d’auteurs consacrés ou connus. Et j’ajouterai : français ou étrangers. Étrangers, à cette réserve près que nous parlons toujours de livres publiés en langue française... »

Les sciences sociales ? Oui, il est nécessaire d'en parler ! Et surtout de connaître l'opinion de ceux qui sont qualifiés pour en parler.

Michel Peyret


« Une définition en acte de ce que pourrait être une critique des sciences sociales » Entretien avec Gérard Mauger et Louis Pinto

Gérard Mauger

Réalisé à l’occasion des 20 ans de Lire les Sciences Sociales, l’entretien présenté ici aborde tour à tour l’histoire, le fonctionnement et les acquis de cette entreprise, mais aussi les objectifs imparfaitement atteints, les chantiers laissés ouverts et les ambitions pour l’avenir. On y apprend que le projet initial résultait de ce qui est décrit par Gérard Mauger et Louis Pinto comme un « mouvement d’humeur » face au peu de justice rendu par les médias et la critique traditionnelle aux ouvrages de sciences sociales.

Le but était également de sortir les travaux en sciences sociales d’un certain confinement et d’atteindre un public « possible », public composé non seulement de spécialistes (chercheurs ou enseignants) mais aussi de néophytes et de profanes (étudiants, journalistes, militants, syndicalistes, etc.). Formule originale visant à mettre en présence critiques et auteurs,Lire les Sciences Sociales contribue à la réalisation pratique d’une communauté scientifique« idéale » reposant sur l’échange généralisé de critiques.

Alliant une vision exigeante des sciences sociales à un véritable souci de réflexivité autour de cas concrets, les rencontres se sont également avérées être au fil des années un important outil de travail. C’est notamment le cas pour les doctorants et jeunes chercheurs qui peuvent largement y trouver de quoi s’inspirer. Gérard Mauger et Louis Pinto rappellent enfin qu’une telle entreprise constitue – qu’on le veuille ou non – un engagement proprement politique. La raison en est simple : parlant du monde social, les sciences sociales sont fatalement des sciences politiques

Lire les Sciences Sociales est une formule qui existe depuis plus de 20 ans. Pourriez-vous, nous parler du contexte de sa création et des intentions qui étaient alors les vôtres ?

Louis Pinto : L’idée initiale partait du constat de l’état des moyens de diffusion des savoirs en sciences sociales – puisque nous parlons bien de sciences sociales (histoire, philosophie, psychologie, ethnologie, linguistique…) et pas seulement de sociologie. On était très insatisfait de ce qui se passe dans la presse d’une part et dans les revues académiques d’autre part, où il y a une espèce de décalage très important – soit dans le temps, soit dans le contenu – pour parler des livres qui nous semblaient importants. Donc c’est parti, je crois, d’un mouvement d’humeur.

Gérard Mauger : Oui. C’était effectivement un sentiment d’insatisfaction par rapport à la façon dont la presse mais aussi les comptes-rendus dans les revues académiques rendent compte des sciences sociales (à la fois par ce qu’ils mettent en évidence et par ce qu’ils ignorent). Et il y avait une deuxième intention, qui est visible quand on regarde les archives, qui était de sortir du champ de diffusion restreinte pour trouver un public qu’il nous semblait intéressant d’atteindre, un public possible des sciences sociales, qui ne se limite pas stricto sensu aux professionnels. C’est ce public là que l’on recherche finalement à travers d’autres initiatives, comme Raisons d’Agir[1]. Mais la vérité c’est qu’on a essayé en vain, même si on a eu quelques petits échos au début, des échos qui dépassaient le cercle des chercheurs et des doctorants, pour être clair. Finalement ça a tourné court, peut-être parce qu’on n’a pas réellement persévéré.

En quoi la formule Lire les Sciences Sociales diffère-t-elle d’un séminaire ordinaire ou de simples comptes-rendus d’ouvrages ? Quelle est sa spécificité ?

G. M. : La formule d’entrée n’a pas changé. Elle se voulait une formule originale et l’était, je crois, par rapport aux séminaires ou à la critique classique des sciences sociales. Au fond, quand on entre dans un séminaire, l’auteur présente son œuvre. Il y a éventuellement des gens qui discutent après. Mais la personne centrale, c’est l’auteur. Dans la critique, la personne centrale, c’est le critique. L’idée, là, était de confronter la critique et l’auteur. Au fond, ce n’est pas la même chose, de faire des critiques sans l’auteur que sous son nez. On peut dire qu’il s’agissait d’imposer une espèce de discipline particulière : que le critique exerce son art en face de l’auteur, qui de son côté peut l’entendre et lui répondre.

Notre conception du travail critique revenait donc à deux choses. D’une part, rendre compte d’un ouvrage (sa démarche, sa méthode, ses résultats, ses conclusions, etc.). D’autre part, ouvrir un débat critique auquel l’auteur puisse répondre en public. Il y a là une conception – une éthique, pourrait-on dire – de la critique : une obligation, face à l’auteur, de faire état de son travail. Et si on dit des bêtises…il peut corriger ! C’est donc une façon d’imposer une forme d’honnêteté intellectuelle. Ça n’est pas le genre de la polémique pour le genre de la polémique. De ce point de vue là, on peut afficher une certaine forme de contentement : les gens ont très bien rempli le contrat, qui est une sorte de définition en acte de ce que pourrait être une critique des sciences sociales. Il n’y a eu ni censure, ni flagornerie.

On parlait du mécontentement face à ce qui existe : eh bien c’était une manière d’y répondre pratiquement. Ça revenait à tenter de réaliser pratiquement une espèce de communauté scientifique un peu idéale, un peu rêvée, à travers notamment un échange généralisé de critiques. Malheureusement, les traces écrites en rendent peu compte, puisque l’on n’a jamais eu les moyens de retranscrire les débats. C’est dommage, parce que ça fait partie de ce que c’est que Lire les Sciences Sociales

L. P. : Eh oui ! Il faut bien admettre une certaine coupure entre l’oral et l’écrit. Ce que nous publions, c’est de l’écrit. À part ça, il faut que les gens viennent, écoutent, participent.

G. M. : Oui, c’est très important. Comme tu le dis, il y a aussi un aspect oral… Oral et visuel ! C’est amusant de voir les styles des différents types d’auteurs : comment ils fonctionnent, comment ils réagissent quand on les interpelle. Et c’est assez instructif de comparer le style d’auteurs grands et connus à celui des jeunes chercheurs.

Quel est le mode de fonctionnement de Lire les Sciences Sociales ?

L. P. : Généralement une séance est bâtie à partir d’un ou deux livres, et se déroule en présence de l’auteur, une autre personne étant chargée de présenter et discuter son livre. Mais il y a aussi quelques cas d’auteurs absents, soit qu’ils n’ont pas pu se déplacer (comme Jérôme Bruner[2], qui trouvait que la France n’était plus un lieu très intéressant, en tous cas ni pour lui, ni pour la psychologie) soit qu’ils étaient morts (on a par exemple présenté des livres de Max Weber). Il y a également eu d’autres séances au cours desquelles on a fait des questions/réponses avec les auteurs. C’est arrivé deux fois avec Pierre Bourdieu (et on a retranscrit ses réponses). Il y a eu aussi une séance avec Eric Hobsbawm. C’était à l’occasion de la parution de l’un de ses livres, L’Âge des extrêmes[3]. Il était venu. La salle était pleine (ça intéressait beaucoup de gens). C’était une séance très vivante. Il était difficile – dans le cas de Hobsbawm comme dans le cas de Bourdieu – de faire une séance classique de présentation du contenu du livre.

G. M. : Le dernier volume paru de Lire les Sciences Sociales a un intérêt particulier[4]. Je parle d’un point de vue de lecteur, par rapport à la manière dont on l’a construit. Les volumes précédents étaient finalement des comptes-rendus quasiment chronologiques et donc thématiquement totalement dispersés. On passait d’une chose à l’autre sans qu’il y ait de continuité sinon un « esprit » que l’on essayait de définir. Ce que l’on a essayé de faire dans le volume V, ce sont des regroupements thématiques. Là, je pense aux profs de sciences économiques et sociales : le volume V, c’est un petit peu « tout savoir sur les livres importants en matière de classes populaires ». Ils n’y sont pas tous, mais dans la production récente en matière de classes populaires, on parle de tout ce qui est important. C’est donc une façon d’avoir un accès ou une vue en survol – mais bien faite – des livres importants en la matière.

L. P. : Oui ! Et il y avait aussi cette partie – que tu n’as pas citée – , « Philosophie de l’Esprit ».

G. M. : Absolument !

L. P. : Là aussi, c’était tout-à-fait délibéré ce rapprochement très contrasté avec les classes populaires. Et puis il y avait également l’intention de montrer que sur un domaine comme celui de la philosophie, on pouvait avoir des choix à proposer qui ne ressemblent absolument pas aux livres de philosophie tels que l’on peut se les imaginer, de montrer que la philosophie est une discipline sérieuse qui peut poser des problèmes importants à condition justement de s’éloigner du style rhétorique français habituel.

G. M. : C’est d’ailleurs un autre aspect de la question : Lire les Sciences Sociales c’est aussi, finalement, un instrument de travail. On peut le penser par rapport à des domaines d’investigation ou des types de démarches. C’est un instrument de travail pour les enseignants et les étudiants, par exemple.

Quels sont les principes qui président au choix d’un auteur, d’un ouvrage ou d’un thème ?

L. P. : On s’est centré sur un principe de recension par le groupe des pairs des bons livres dans nos disciplines. Etant entendu, évidemment, que l’on ne pouvait pas tout couvrir. Nous n’avions pas la prétention de parler de tout, mais au moins de parvenir à faire connaître certains livres qui nous semblaient avoir un intérêt particulier. À cela s’ajoutait l’idée de brouiller un petit peu les routines académiques en essayant de parler, pour nous, sociologues – puisque nous sommes sociologues -, de livres dans d’autres domaines, sur des sujets peu habituels. Il y avait eu par exemple une séance « Histoire sociale de l’art », avec Martin Warnke[5]. C’était une manière de dire : « Voilà. Les sciences sociales, c’est aussi ça ! Ce n’est pas seulement ce qui est dans le sommaire habituel des revues ! ». Cette diversité, qui existe sur le plan des disciplines, elle existe également au niveau des statuts des auteurs. Nous avons eu des livres de jeunes auteurs – jeunes docteurs ayant publié leur thèse, par exemple – et des livres d’auteurs consacrés ou connus. Et j’ajouterai : français ou étrangers. Étrangers, à cette réserve près que nous parlons toujours de livres publiés en langue française. Ce qui suppose une traduction, dans certains cas. On a dû faire une exception, je crois, une fois, parce qu’on avait une séance Jürgen Kocka[6], et on avait présenté un livre de lui en français en même temps qu’un livre en anglais ou en allemand. Si on voulait faire autrement, ça nécessiterait un réseau international, ce qui serait tout à fait excitant à mettre sur pieds, mais pour le moment c’est au-dessus de nos moyens. Donc on revendique un peu ce côté « sélection de livres », « parti pris ». Mais, nous l’espérons, « parti-pris » scientifique.

G. M. : Oui, c’est important, cet aspect-là, aussi. Même si ça n’a aucune prétention à l’exhaustivité, ça fait partie des intentions – réalisée, je crois – de briser les frontières disciplinaires. On n’est pas enfermé dans une définition étroite de la sociologie. On peut – ou en tous cas on a le droit – de penser que l’histoire, par exemple, c’est de la sociologie, ou plus largement des sciences sociales. Une chose qui était très belle – ça faisait parti de l’initiative de départ – c’était de dire : « les sciences sociales ». C’est interdisciplinaire. Dans notre esprit, ça revenait à dire : il y a un truc qui s’appelle les sciences sociales et les clivages disciplinaires sont souvent des héritages institutionnels qui n’ont pas grand intérêt scientifique. Et puis on s’efforce de ne pas être hexagonaux, dans la mesure raisonnable du possible. Finalement on parle de choses accessibles, même si elles sont traduites.

L. P. : En tous cas, quand on relit les sommaires de nos publications (on est actuellement au volume V), on n’a pas le sentiment qu’on a parlé d’ouvrages qu’on aurait pu éviter de citer, d’aborder, qu’on a cédé à des modes et que maintenant, on procéderait autrement. Je crois que les livres présentés sont relativement solides. On continue à en parler, à les citer, donc voilà.

G. M. : Ce n’est pas un palmarès. Il y a des tas de livres très bien dont on n’a pas parlé. Mais tout ce dont on a parlé, ça valait la peine d’en parler. Ce sont des exemples significatifs de ce que c’est que des sciences sociales, en tous cas de notre point de vue. On peut tenter d’objectiver un petit peu les principes de nos choix. Pourquoi va-t-on trouver un livre intéressant et un autre non ? Pourquoi entre-t-il dans notre champ de vision ou pas ? Pourquoi en sort-il ? Bien sûr, on est toujours suspect dans ces cas-là d’avoir une vision d’école, bornée, limitée. Je le sais. On connait l’objection et peut être est-elle en partie fondée, en tous cas on ne peut pas l’exclure totalement. Mais je ne pense pas que ce soit le principe qui guide nos choix. Au fond on pourrait dire – et on l’a dit plusieurs fois lors d’introductions à Lire les Sciences Sociales – que l’on partage, Louis et moi (et je pense que nous ne sommes pas les seuls), une idée de ce que c’est que des sciences sociales intéressantes ou en tous cas qui valent la peine qu’on les débatte : ce sont une problématique et des schèmes d’interprétation mis à l’épreuve d’une enquête. S’il y a ça, à nos yeux, c’est intéressant, que ce soit de l’histoire, de l’ethnologie ou de la sociologie. C’est rudimentaire, pourrait-on dire. Mais c’est beaucoup. C’est un principe de définition de ce que peut être un vrai travail de sciences sociales. Ce n’est ni un empirisme plat ne faisant aucun effort de montée en généralité pour construire un schème transposable ailleurs, ni une démarche qui fabrique de la théorie, totalement spéculative, sans aucun rapport à une donnée quelconque. Ce sont là les deux pôles de ce que l’on exclut, et non pas « bourdieusien/pas bourdieusien », pour dire les choses brutalement. Il se trouve que ça n’a pas rien à voir, mais ce n’est pas de notre faute.

L. P. : Il y a des genres que l’on a exclus. Par exemple les manuels ou livres didactiques, sauf exception si l’on pensait que ça pouvait présenter un intérêt (mais ce n’était pas du tout l’expression d’un dédain de notre part pour ces genres là).

G. M. : On a présenté une fois un manuel. Il s’agissait du manuel de sciences économiques et sociales de Combemale et Piriou à l’intention des enseignants de S.E.S.[7] C’était tout à fait délibéré de notre part dans la mesure où on était en quête d’un autre public que les chercheurs et jeunes chercheurs en sciences sociales (les doctorants, pour être clair). Il y avait cette idée de toucher le public des enseignants de S.E.S. On avait essayé, à ce moment-là, de prendre contact avec l’Association des Professeurs de Sciences Economiques et Sociales (A.P.S.E.S.). C’était une bonne idée d’avoir fait ça, de parler des enseignants de S.E.S. qui sont à mon avis, en tous cas virtuellement, des destinataires importants de ce qu’est l’actualité des S.E.S. C’est dommage de ne pas avoir un lien un petit peu « organique », une manière d’être en relation régulière sur un mode ou sur un autre avec l’A.P.S.E.S. C’est une piste qui d’ailleurs peut toujours être suivie, et je pense que l’on pourrait et que l’on devrait le faire. Parce que les profs de S.E.S. – j’en connais quelques-uns – sont aussi en quête de livres importants parmi l’édition récente, de ces travaux de jeunes chercheurs qui paraissent quand-même, vaille que vaille. Ça fait partie d’une certaine intention aussi que de montrer ça, l’actualité de la recherche. Et pour cette actualité de la recherche, ce seraient des destinataires privilégiés.

L. P. : Par ailleurs, on n’a jamais parlé de livres de théorie, c’est-à-dire de livres qui soient conformes à la représentation que l’on se fait de ce que c’est que la théorie : des livres favorisant des débats purement théoriques, dont on ne sait pas vraiment de quoi il retourne. On a toujours choisi des livres ancrés empiriquement, avec des hypothèses, une enquête, des analyses empiriques… Je pense que ça a été notre préoccupation principale, ce qui renvoie à une certaine éthique ou à un certain parti pris qui sont les nôtres, sur un plan strictement professionnel. C’est le seul type de sciences sociales auquel nous adhérions. Et ça a des conséquences qui se manifestent dans des exclusions et dans le fait que l’on n’a pas grand-chose à dire (ou que l’on ne veut pas avoir des choses à dire) sur certains thèmes, notamment tous les débats obligés. On aurait par exemple jamais conçu de faire un débat sur des thèmes comme « Et le post-modernisme aujourd’hui ? »« Et les réseaux dans le monde post-…, post-…, post-…, dans lequel nous vivons ? ». Ça c’est le genre de choses que l’on a toujours ignoré. C’est une ignorance délibérée.

G. M. : Et c’est d’autant plus vrai que ça se prêterait très mal à la conception de la critique que l’on essaye de mettre en œuvre. Comment est-ce que l’on pourrait, dans ces cas-là, mettre en œuvre ce type de critique ? Ce serait tout autre chose… Ce serait un autre jeu. Et ce n’est pas à ce jeu là que l’on joue. On peut assumer ça entièrement. On s’est posé la question un certain nombre de fois : est-ce que finalement on ne choisit guère que des livres qui nous intéressent ou qu’on aime bien ? Doit-on en prendre d’autres, que l’on n’aime pas du tout, ou que l’on aime moyennement mais dont on parle par ailleurs ? Après tout, pourquoi pas ?!?! On s’est posé la question de séances un peu polémiques… On a longtemps hésité. Plusieurs fois, l’idée nous en est venue d’élargir le cercle des livres ou des auteurs dont on parlait au-delà des limites – qu’il faudra caractériser – de ce qu’on aime bien. C’est un parti qu’on a pris de fait, d’éviter la polémique. On n’a peut-être pas tort… Je ne sais pas. C’est une question qui se pose toujours.

L. P. : Il y a eu quelques séances – pas beaucoup ! – qui ont eu un aspect un peu polémique, ne serait-ce que par le rapprochement de livres différents. Je pense à une séance où, sur le suffrage universel, il y avait un livre de Pierre Rosanvallon et puis un livre d’Alain Garrigou[8]. C’était des approches vraiment très opposées. La séance avait été très intéressante – ou en tous cas très instructive – puisque ça révélait la différence entre une forme d’histoire des idées philosophiques d’un côté et puis, d’un autre côté, une histoire sociale de l’institution du suffrage universel. J’ajouterai aussi – parce que le ton de notre propos peut sembler extrêmement grave, sérieux, etc. – que les livres que nous présentons, nous pensons que ce sont, à tort ou à raison, des livres très stimulants, très intéressants. Je le dis parce que dans cette atmosphère de scepticisme, relativisme, essayisme, etc., on peut penser que les sciences sociales n’ont plus grand-chose à dire, que n’importe quel essayiste qui parle sur le couple à Marie-Claire représente les sciences sociales. On pense qu’il y a des choses rigoureuses et exigeantes, qui en même temps sont passionnantes.

G. M. : C’est vrai. Je le pense vraiment. Ce qui est exhibé comme significatif de ce qui compte dans les sciences sociales, en France, aujourd’hui, n’est pas toujours (bien que ce ne soit pas systématique) et tant s’en faut, ce qu’il y a de plus intéressant. Et là, je dis ça d’un point de vue de lecteur. Je pense que ce qu’on présente a au moins l’avantage de ne pas être aussi ennuyeux que des tas de choses qu’on nous vend comme étant fantastiques. Donc il faut le dire : une des caractéristiques des livres que l’on a présentés c’est qu’ils ne nous ennuyaient pas. Et c’est un critère tout à fait important. On apprend des choses, ça donne à penser, à réfléchir, ça donne des idées de transposition… Je pense que l’éloge de l’interdisciplinarité, de la transdisciplinarité, finalement, c’est aussi ça : un plaidoyer pour une recherche qui fasse de l’import-export, de la transposition de schèmes d’interprétation d’un domaine à un autre, d’une époque à une autre ou d’une discipline à une autre. C’est aussi ça, faire ce métier, penser quelque-chose, ce qui fait partie de l’intérêt que présentent les sciences sociales à mon sens. C’est indissociablement lié.

S’investir dans une telle entreprise représente un engagement intellectuel indiscutable. Mais ne faut-il pas y voir également un engagement proprement politique ?

G. M. : On pourrait en effet dire un mot sur nos intentions « politiques », si l’on peut dire. C’est lié à l’idée que, dans la mesure où les sciences sociales parlent du monde social, les sciences sociales – que ça leur fasse plaisir ou non – sont des sciences politiques. En tous cas, moi je le pense aussi crument que je viens de le dire. Et plus je vieillis, plus je suis convaincu de ça : ce sont des sciences politiques. Donc on fait de la politique. C’est comme ça. Même si on ne veut pas, même si ce n’est pas l’intention qui guide les chercheurs en sciences sociales, de fait ils en font. Mieux vaut le savoir, à mon avis. Mais il y avait aussi cette intention de toucher un autre public que celui des chercheurs à proprement parler. On avait cette conviction aussi, et moi je la conserve intacte à vrai dire, qu’il serait bien que s’établissent des ponts entre le monde de la recherche en sciences sociales et le monde politique, ou syndical ou associatif, etc. Mieux connaître le monde social dans lequel on agit, ça ne fait pas de mal. Ça ne fait de mal à personne, y compris aux politiques. Ils ont tout à y gagner. Le problème c’est la difficulté, difficulté qu’il faudrait analyser d’ailleurs. Pourquoi est-ce ci difficile de faire que les politiques veuillent bien s’intéresser à ce que font les chercheurs en sciences sociales ? Ça ne va pas de soi. Bon, bien sûr il y a des idées de réponses… Mais je crois que ça pourrait faire l’objet d’une véritable enquête. En tous cas, tenter de se donner les moyens pratiques de cette confrontation, ce serait une très bonne chose. On a essayé, par d’autres moyens, par d’autres voies plutôt, autour d’initiatives comme Raisons d’agir, etc. Des politiques qui ne sont pas totalement hermétiques aux sciences sociales… ça doit bien exister. Mais la difficulté, c’est de trouver des gens qui aient à la fois l’intérêt, les disponibilités, les ressources qui leur permettent d’entamer ce genre de dialogues. C’est une piste à suivre pour nous-mêmes ou pour nos successeurs éventuels.

[1] Crée en 1995 par Pierre Bourdieu à la suite des grèves et pétitions menées en opposition au « Plan Juppé » sur les retraites et la sécurité sociale, le collectif Raisons d’Agir a pour but de donner plus de force politique aux travaux des chercheurs en sciences sociales contestant le discours dominant. En 1996, l’association s’est dotée d’une maison d’édition présentant notamment dans de petits ouvrages faciles d’accès un état de la recherche sur des problèmes politiques et sociaux d’actualité. Sur ces différents points, lire notamment les présentations de Raisons d’agir proposées par Frédéric Lebaron et Gérard Mauger sur le site de l’association (http://raisonsdagir.org).

[2] Jerome S. Bruner (né en 1915) est un psychologueaméricain dont le travail porte en particulier sur la psychologie de l’éducation. Il est considéré comme l’un des pionniers de ce qu’on appelle larévolution cognitive. Il est notamment l’auteur de Cultures et modes de pensée. L’esprit humain dans ses œuvres, Paris : Retz, 2000.

[3]L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXème siècle, 1914-1991, Paris : André Versaille, coll. Histoire, 2008 [1997].

[4] Il s’agit de Lire les Sciences Sociales, vol. V, 2004-2008, Paris : MSH, 2008, 244 p.

[5] Historien de l’art allemand né en 1937, auteur notamment de L’artiste et la cour. Aux origines de l’artiste moderne. Traduit de l’allemand par Sabine Bollack. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1989. 363 p.

[6] Historien allemand né en 1941. Il a notamment travaillé sur l’histoire des employés dans les grandes entreprises allemandes et américaines au XXe siècle, ainsi que sur les bourgeoisies européennes. Il a notamment écrit Les employés en Allemagne, 1850-1980. Histoire d’un groupe social, Paris : MSH, coll. Recherches d’Histoire et de Sciences Sociales, 1989, 220 p.

[7] COMBEMALE Pascal et PIRIOU Jean-Claude, Nouveau manuel de sciences économiques et sociales. Livre du professeur, Paris : La Découverte, 1997, 319 p.

[8] ROSANVALLON Pierre, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris : Gallimard, coll. Folio Histoire, 2001 [1992], 640 p. GARRIGOU Alain, Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris : Seuil, coll. Points Histoire, 2002, 366 p.


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