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Architecture fasciste italienne

Publié le 16 avril 2014 par Aelezig

Entre traditions (l'Antiquité, et le néo-classique) et modernité (lignes épurées)

Article du Courrier International - 4 octobre 2007

Dans son désir de bâtir des monuments à la gloire de l’Empire et du fascisme, Mussolini a laissé un patrimoine que l’on commence à redécouvrir.

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Ara Pacis, bâtiment mussolinien abritant le mausolée d'Augste ; aujourd'hui remplacé par une structure contemporaine

Chaque année, des millions de touristes se rendent à Rome. Ils y viennent en quête de la Ville éternelle décrite dans leurs guides ou parce qu’ils veulent visiter la capitale mondiale du catholicisme. A moins qu’ils ne soient à la recherche de la Rome romantique, celle d’Anita Ekberg batifolant dans la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita ou d’Audrey Hepburn sillonnant les rues sur une Vespa dans Vacances romaines. La Rome qu’ils découvrent est effectivement digne d’un décor de cinéma, un décor créé et arrangé pour un film tourné il y a plus de soixante-dix ans. Ce film, c’était le fascisme, et son créateur, metteur en scène, scénariste et acteur principal n’était autre que Benito Mussolini. Le Duce était obnubilé par Rome, tant par la ville du point de vue géographique que par le symbole historique qu’elle représentait. Il voulait que ces concitoyens s’imprègnent de romanité. “Rome est notre point de départ et notre référence, avait-il déclaré. Nous rêvons d’une Italie romaine, c’est-à-dire sage, forte, disciplinée et impériale.” Après avoir consolidé son pouvoir en 1926, Mussolini entreprit d’imiter les “formidables bâtisseurs” de l’Antiquité. Si les faisceaux de licteur sont l’emblème officiel du fascisme italien, la pioche est assurément son symbole informel. Très soucieux de son image, le dictateur aimait tout particulièrement se faire photographier une pioche à la main, les manches retroussées et en bretelles. Il n’hésitait pas à tomber la chemise et à exhiber son torse musclé. Mussolini considérait l’aménagement de la ville et de l’Empire comme les deux faces d’une seule et même médaille (une médaille à son effigie, bien sûr). Il a même appelé sa campagne de grands travaux “la guerre que nous préférons”, amenant certains historiens à penser que le fascisme italien aurait pu aspirer à un avenir pacifique. Ils ont tort. Pour les fascistes, un chantier de construction était toujours l’antichambre d’un champ de bataille.

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Foro Italico

Pendant vingt ans, Mussolini a fait pratiquement tout ce qu’il a voulu. Et il a d’abord commencé par abattre. Les démolitions furent en effet tout aussi importantes que les constructions, ce qui explique pourquoi la Rome d’aujourd’hui ne ressemble en rien à la Rome des années 1920. Il s’est attaqué aux immeubles d’habitation populaires qui cernaient les grands monuments classiques jusqu’à les rendre invisibles. Mussolini parlait de “libérer” les ruines de Rome. “Tous les monuments se dresseront dans leur nécessaire solitude, proclamait-il. Tels de grands chênes, il faut les débarrasser de toute l’obscurité qui les entoure.” Son premier chantier fut relativement modeste. A Largo Argentina, en plein centre, on rasa des ruelles médiévales pour mettre au jour quatre temples datant de la République romaine (509-27 av. J.-C.). Les fouilles laissèrent une place en contrebas, aujourd’hui condamnée et encerclée par un terminus d’autobus particulièrement animé. Même par une belle journée ensoleillée et malgré les coquelicots écarlates poussant parmi les pierres, cette place me paraît triste et mal-aimée, à l’exception peut-être de la colonie de chats errants mais bien nourris qui y ont élu domicile.

En 1929, Mussolini établit son quartier général au Palazzo Venezia, à quelques encablures de Largo Argentina. C’est de son balcon, étrangement exigu, qu’il haranguait les foules rassemblées sur la place juste au-dessous. Discours et spectacles formaient le ciment du régime politique. Mussolini se chargeait des discours ; ses architectes du spectacle. Ils tracèrent une grande ligne droite, du balcon jusqu’au Colisée, rasant tout ce qui se trouvait entre les deux. Ils ont ainsi créé un boulevard monumental, la Via dei Fori Imperiali, initialement appelée Via dell’Impero, avec d’un côté les Forums impériaux, de l’autre le Forum républicain. Des statues d’empereurs illustres montent la garde de part et d’autre de la chaussée, mais il suffit de jeter un coup d’œil sur leur socle pour s’apercevoir qu’elles datent du calendrier fasciste, l’an X n’étant autre que 1932.

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Foro italico

En face de la colonne de Trajan, quatre grands mâts noirs portent en guise de décoration des aigles romains, des têtes de loup et des faisceaux de licteur, dont on a cependant pris soin de décapiter les haches qui dépassaient. Comme pour tous les grands travaux de Mussolini, la Via dell’Impero avait de multiples objectifs : “libérer” les monuments de la Rome antique (même si on recouvra plus de ruines qu’on n’en avait libéré) ; améliorer la circulation ; supprimer les quartiers insalubres ; chasser les habitants des taudis, qui étaient loin de correspondre à l’idéal fasciste ; montrer le dynamisme du fascisme et procurer au régime un imposant champ de manœuvres. “Quand on veut envoyer un signe fort pour exprimer à la fois le conformisme et l’unité, qu’y a-t-il de mieux que de faire défiler tout le monde en chemise noire et au pas de l’oie le long d’une avenue rectiligne ?” lance l’architecte et historienne Flavia Marcello. “Les monuments servaient d’arrière-plan aux parades militaires, tel un décor de films de Cecil B. De Mille.” Les pioches de Mussolini ont continué à œuvrer jusqu’à la fin des années 1930. En plus de remanier le cœur antique de la ville, du Circus Maximus au théâtre de Marcellus et de l’arc de Constantin à Largo Argentina, les autorités ont percé une deuxième grande artère, traversant cette fois le vieux quartier entre le Vatican et le Tibre. La nouvelle Via della Conciliazione, qui a radicalement changé les abords de la place Saint-Pierre, est très large et très droite, exactement comme ce qu’aimaient les fascistes – et les Romains. C’est une rue terne et ennuyeuse, qui annule l’effet que voulait donner le Bernin au XVIIe siècle à la place elliptique qu’il avait dessinée face à la basilique Saint-Pierre. Ce sculpteur et architecte souhaitait en effet ébahir tous ceux qui découvraient la plus grande église du monde depuis les rues étroites qui l’entouraient. Aujourd’hui, c’est une impression que l’on ne peut que obtenir si l’on arrive par ce qui reste du quartier médiéval de Borgo Pio.

Dans les années 1930, Rome était méconnaissable

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Foro Italico (le stade)

Dans les années 1930, les visiteurs parlaient d’une ville radicalement transformée au point d’être devenue méconnaissable, où “des quartiers entiers” avaient disparu “presque sans laisser de traces”. Les milliers de personnes qui vivaient autrefois dans le centre de la ville n’étaient, pour leur part, pas si impressionnées. Relogées sans ménagement à la périphérie – dans ce que Mussolini présentait comme des logements sociaux d’un genre nouveau en plein air et au soleil –, elles se sont retrouvées dans des borgate qui ressemblaient davantage à des cités défavorisées qu’à d’idylliques bourgades de campagne. “Les gens furent déracinés et placés dans des clapiers en béton sur des routes poussiéreuses au milieu de nulle part, rappelle Flavia Marcello. Il n’y avait aucun moyen de transport les reliant à la ville. Nombre d’entre eux étaient de petits artisans qui habitaient juste au-dessus de leurs ateliers. Ils avaient donc perdu à la fois leurs moyens d’existence et leur foyer.”

Pendant ce temps, Mussolini et Antonio Munoz, son infatigable urbaniste, lançaient l’un de leurs projets les plus ambitieux. Entre la Via del Corso et le Tibre, ils firent déblayer puis aménager une place entièrement nouvelle, la Piazza Augusto Imperatore, dont le point central était l’Augusteo, le mausolée de l’empereur Auguste. Deux côtés de la place furent marqués par des immeubles de bureaux massifs, dans le plus pur style fasciste. Le troisième était occupé par une église du XVIIe siècle, San Rocco all’Augusteo. Sur le quatrième côté, près du fleuve, le dictateur italien voulait reconstruire le légendaire Ara Pacis (autel de la paix) d’Auguste, mais les fragments de l’autel étaient enterrés dans le sous-sol inondé d’un palais à quelque distance de là. S’ensuivit alors une course effrénée pour déterrer lesdits fragments. On fit appel à des techniques innovantes, en congelant 600 mètres cubes grâce à l’injection de dioxyde de carbone liquide à travers 55 tuyaux. L’autel fut ensuite reconstitué et installé sur son nouvel emplacement au cours de “l’Année augustéenne”, en 1937-1938, qui célébrait le 2 000e anniversaire de l’illustre empereur.

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Poste Via Marmorata

Mussolini a bien failli ne pas arriver à ses fins. Il inaugura en effet l’Ara Pacis le 23 septembre 1938, dernier jour de l’Année augustéenne. La place n’était que pur objet de propagande, un modèle d’art politique qui cherchait à rassembler les trois Rome (romaine, pontificale/catholique et fasciste) et à présenter le Duce comme le nouvel Auguste. En réalité, ce fut un échec. Placer côte à côte les créations de la Rome antique et du fascisme, au lieu de montrer leur continuité, n’a fait que souligner le gouffre séparant les deux époques. “Le Duce semblait perdu face à l’empereur”, a écrit l’historien de l’architecture Spiro Kostof dans les années 1970. Les ouvrages d’Auguste sont grandioses, tandis que les éléments fascistes de la place sont ternes, prétentieux, grossiers et massifs. Après la guerre et la chute du fascisme, Rome s’est comme figée dans le temps. Il n’y a plus eu aucune construction dans le centre-ville pendant plus d’un demi-siècle. Le premier projet à être approuvé fut l’édification d’un pavillon muséal pour abriter l’Ara Pacis (à l’origine, le pavillon fasciste devait être une solution provisoire). C’est ainsi qu’en 2005 l’architecte américain Richard Meier a inauguré sa “boîte blanche”, claire et spacieuse, et a renversé d’un seul coup l’effet de propagande de la place. Là, sous le regard de tous, deux rangées d’architecture moderne se font face devant la dépouille de l’empereur Auguste : d’un côté, le style fasciste, massif et dominateur, et de l’autre, l’élégant “modernisme international” lancé notamment par des réfugiés qui avaient fui le fascisme.

L’architecture est le plus grand de tous les arts”, a affirmé Mussolini. Il est certain que tout ce qui a été construit durant sa dictature est loin d’être laid ou de mauvaise qualité. De nombreux bâtiments publics et privés, plus ou moins intéressants, ont surgi d’un bout à l’autre de la ville, dont la population a doublé entre 1921 et 1941. Un peu partout dans Rome, on peut encore voir la marque de l’architecture fasciste sur les façades de brique rouge aux fenêtres entourées de travertin. La poste de la Via Marmorata, dans le quartier de l’Aventin, une partie du campus de l’université La Sapienza et la Maison de l’escrime de Luigi Moretti (aujourd’hui fermée au public) au Foro Italico sont des exemples de bâtiments remarquables construits sous le Duce. A la différence d’Hitler, Mussolini a encouragé au départ plusieurs styles architecturaux. Ce n’est que vers le milieu des années 1930, comme le note l’auteur et historien Borden Painter, après la conquête de l’Ethiopie et la déclaration du Nouvel Empire fasciste par Mussolini, que s’est accentuée “la pression en faveur d’un style plus monumental et impérial”.

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Palais de la Civilisation

Mais une visite de la Rome fasciste ne saurait être complète sans de brèves excursions au nord et au sud de la ville, pour se rendre sur les terrains de jeu de Mussolini. Dans le haut de la Via Flaminia, un autobus mène au complexe sportif de la ville, appelé aujourd’hui Foro Italico mais à l’origine Foro Mussolini. Il fut l’un des hauts lieux du fascisme italien, de l’immense obélisque à l’entrée, où sont gravés les mots “Mussolini” et “Dux”, à l’étonnante avenue pavée de mosaïques noir et blancs illustrant des scènes mythologiques, des athlètes grecs, des aigles romaines ou encore de gigantesques “M” et des “Duce”. Des avions de guerre y sont également représentés, ainsi que des soldats tirant à la mitrailleuse juchés sur des camions. C’est une histoire du monde version fasciste sous forme de bande dessinée, qui commence par les origines mythologiques de Rome et se poursuit à travers l’éducation physique et l’“endurcissement” du pays, pour culminer avec la guerre et la conquête. Le même message apparaît sous différentes formes de chaque côté de l’avenue, où les dates importantes de l’époque fasciste sont gravées sur deux rangées de blocs de marbre blanc. Le dernier bloc reproduit la totalité de la proclamation du Nouvel Empire de Mussolini. Non loin de là, on aperçoit le très kitsch Stadio dei Marmi, d’une capacité de 20 000 places, dont la piste est entourée de 60 statues d’athlètes nus offertes par les différentes villes et provinces italiennes. Le Foro Italico est une véritable machine de propagande d’avant l’ère du numérique. L’énorme obélisque est actuellement en cours de restauration, et il sera intéressant de voir si les autorités conservent ses inscriptions avec le nom du dictateur. Après la Cité universitaire et la Cité du sport, Mussolini entreprit la construction de la Cité de l’Exposition universelle (EUR), à quelques stations de métro du Colisée. EUR, ou E42, est l’acronyme d’Esposizione Universale di Roma, sorte de foire mondiale du fascisme qui aurait dû être organisée en 1942 mais qui fut annulée pour cause de guerre. Aujourd’hui, des constructions modernes, essentiellement des immeubles de bureaux, ont envahi les lieux. Parmi les édifices fascistes originaux, on trouve le palais de la Civilisation du travail – le célèbre “Colisée carré” – et plusieurs musées imposants. Il suffit de franchir la porte du musée de la Civilisation romaine pour se retrouver dans le genre de lieux solennels et impressionnants qu’affectionnait Mussolini. C’est ainsi que le fascisme souhaitait être perçu. Au bas du large boulevard, la statue d’un jeune homme nu salue du bras droit le quartier général de l’EUR. Quelqu’un lui a mis des gants de boxe aux mains et l’a rebaptisé L’Esprit du sport, mais son nom initial, le nom qui lui avait été donné officiellement, était L’Esprit du fascisme. Tout ce qui se trouvait à l’EUR devait être fondamentalement et typiquement fasciste. L’histoire en a voulu autrement. Aujourd’hui, à l’image de toutes les villes italiennes, le quartier est un peu délabré et ressemble à n’importe quelle zone de bureaux de la banlieue de Dallas ou d’Atlanta, où les seules personnes que l’on aperçoit sont des hommes d’affaires en costume trois pièces.

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Piazza Guglielmo Marconi

Tout comme l’EUR, l’héritage de Mussolini au XXIe siècle est bien différent de ce à quoi il ressemblait en 1945. L’Italie commence tout juste à accepter de parler de ce que Mussolini a fait à Rome et pour Rome, pour le meilleur et pour le pire. “Quand j’étais jeune, on ne pouvait pas aimer l’architecture fasciste, parce qu’aussitôt cela faisait de vous un fasciste, explique Flavia Marcello. Mais, avec le temps, il faut apprendre à distinguer les édifices de leur signification politique.”

Article du Courrier International - 4 octobre 2007 - Carolyn Lyons

 


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