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Feu - Ben Marcus – The Flame Alphabet (Vintage, 2012) par Axel C.

Par Fric Frac Club
Feu - Ben Marcus – The Flame Alphabet (Vintage, 2012) par Axel C. Feu - Ben Marcus – The Flame Alphabet (Vintage, 2012) par Axel C. Observations et diagnostics : dans le langage se propage quelque infection : pour être plus précis, dans le langage des enfants. Pour l'être encore plus, dans celui des enfants Juifs (« It was hard to disagree, but everyone did. », p.52), ceux du Wisconsin pour commencer, et avec les instants épidémiques ceux de partout. Les enfants eux-mêmes ne sont directement atteints : leurs parents, emprisonnés avec eux, perdent leur santé. Dans l'ensemble : les idées vagues de ce que la vieillesse peut impliquer, avec un bonus : une boule sous la langue, qui coince physiquement la parole. L'éloignement au sens géographique apporte soulagement : en s'écartant du foyer ou en écartant le foyer la santé revient, timide, un moment. Les moyens DIY acoustiques et médicinaux pour freiner la propagation pullulent (chacun tâtonne ses diagnostics amateurs et pourquoi pas remue tout son pharmakon sans ampleur), mais rien ne permet d'endiguer ou de comprendre : nos fils nous tuent, et ainsi The Flame Alphabet commence par ces mots : We left.
Mais de la même façon que commencer à en parler par les porteurs (on se contente d'eux si les causes sont inapprochables) manque de cœur, ce We left est malhonnête. [1] Et comme un mensonge efficace, le considérer comme un mensonge est idiot. C'est une version de la vérité, une fiction établie pour donner un sens, même quand ce sens est littéralement douloureux. Il y a peut-être deux lectures principales qui tiennent dans The Flame Alphabet, une du langage et l'autre de la famille : avec toute cette pâte épaisse de fiction sur fiction et de langues atrophiées, Samuel n'a pas d'autre choix que de commencer par cette rupture, et d'autre choix que commencer.
Et donc, revenons au début, cette fois-ci au plan chronologique, en septembre : Samuel, Claire, et leur fille, Esther, 14 ans, qui débute sa contamination. D'ici décembre, enfoncés dans leurs corps, bientôt muets, il est temps de quitter les lieux.
Mais, par le simple fait que Ben Marcus ait écrit ce texte au passé, à la première personne, il y a une issue ; si petite, peut-être, et tout sauf heureuse, mais une issue, un moment où le langage se condense assez pour que le témoignage de Samuel passe sur le papier et reforme le monde.
A l'arrière du paperback on trouve un blurb étrange : en écrivant pour The Philadelphia Inquirer, quelqu'un a estimé que le roman était « An exciting page-turner ». The Flame Alphabet est pesant, souvent vidé d'espoir, Ben Marcus impose une charge de métaphores poisseuses et d'imagerie déliquescente jusque dans la matière première du langage. Le rythme peut avoir une cadence incantatoire (effectivement de quoi tourner les pages encore et encore, après tout) et gluante, se laisse avaler par des flux et reflux soudains d'informations ; les amas de doute, l'abstraction et une idée morcelée de personnage consument chaque page. Des éléments sont lancés puis comme oubliés, rebondissent loin de nous ou sont décharnés de certains composants : la simple existence du complexe qui abrite la deuxième partie ; la connaissance d'anciens langages que Samuel fait pousser de nulle part, les sermons, la résurgence (double résurgence) de Claire, etc. surgissent comme des souvenirs à la vigueur douteuse et se font abandonner derrière leurs versions nouvelles, vite coincées dans un esprit qui a oublié comment les trier. Toute la seconde partie, en particulier, est l'exact inverse de l'excitation.
Une apocalypse d'un autre ordre. Le mot public meurt et le mot privé s'étiole lentement. Des enfants peuvent encore terroriser les adultes par une simple comptine. L'oral, l'écrit, le langage des signes. Les visages deviennent impassibles sous peine d'infliger à l'autre quelque spasme purulent. Sur les quelques enregistrements survivants les visages sont brouillés. « I raised a sparse beard on my face and learned to stare between the people I saw. » (p.183) [2]. Samuel essaie d'inventer des nouveaux protocoles et stratégies permettant une nouvelle communication, avec cette idée du hasard qui est l'épluchement systématique de toutes les possibilités : une chance sur un million : essayer un million de fois. A moins évidemment que la petitesse de son esprit ne l'empêche d'accéder aux notions les plus aptes à faire mieux. Incapable de lire une simple lette, chaque L devenu bouillie acide, il travaille à la loupe, sectionne les éléments pour les ponctionner de leur sens. C'est probablement ici, là où tout est le plus sombre, que les coutures sont les plus visibles :
jusqu'ici la méfiance était de rigueur dans les mots de chacun. Le coupable déterminé par le début (sacrés juifs !) n'existe plus. Dans la dernière partie de son précédent roman, Notable American Women (Le silence selon Jane Dark), Ben Marcus ou sa mère a écrit : Understanding is overrated. Comprendre est surestimé. Ici comprendre tue. Chaque signification, vraie ou fausse, chaque interprétation en somme, chargée dans un mot le rend assassin. Peu avant Understanding is overrated, on trouve cette double phrase : It is in my interest for you to be wrong about me. The less you understand, the more attention you will pay [3]. L'interprétation élargit le mot et parfois l'écartèle. Des quelques voix qui existent hors de celles de Samuel, Claire et Esther, souvent désincarnées (en brochure ou à la radio elles promeuvent la vérité face à l'affliction nouvelle), deux comptent.
La première requiert un minimum d'explications : Samuel et Claire, en tant qu'unité supposément incompressible, sont (ou donc : est) des « forest Jew », Juifs de la forêt : ils se rendent chaque semaine dans un abri, un trou dans la terre sommairement aménagé où, grâce à un appareillage [4] relié à la terre par des câbles orange, ils écoutent les sermons de cette 1ère voix : leur Rabbin. L'expérience a quelque chose d'irréel, renforcée par un cérémoniel de base (l'écoute ne doit pas être individuelle mais bien à deux, les transmissions arrivent à un moment précis (si elles arrivent), l'abri ne doit pas être visible, et en aucun cas il ne faut parler des sermons) et par les messages eux-mêmes : le savoir ne doit pas être répandu : ne serait-ce que le comprendre est commencer à en compromettre le sens ; et ce nouveau virus de la compréhension est l'occasion parfaite pour les Juifs de se donner comme responsables. La voix, venue du sol même, attire. Sa provenance secrète l'auréole de sagesse. Avant la fin du mot elle ne garantit que l'idée d'une justesse. Pour un moment sa nébulosité est suffisante à la faire considérer comme vérité. Ne pas chercher à l'interpréter la sauve plus longtemps, la laisse flotter hors des erreurs.
Mais encore une fois, le simple fait que Samuel, soi-disant voué (une première fois) au silence, en parle, rien qu'en pense, annonce qu'il a brisé sa promesse : il casse son premier silence (envers un sous-fifre de Dieu, au mieux) pour mieux ruiner les effets du second. De quoi placer à chaque instant, pour Samuel comme pour Ben Marcus, le paradoxe d'avoir à dire le silence par des mots, d'avoir à composer leur absence par des délimitations si peu précises. Samuel a vécu l'apocalypse et, une fois adapté, revenu à un contentement où l'amuïssement a été déchargé, remonte son passé en attaques, en persécution. Hors de ses yeux en frontières cabossées, embouties par la toxicité et lavées par le temps, un type de communication survit (tout famélique) et devient la seule chose permanente. Probablement à raison : si son rapport principal au monde, à la présentation du monde, a été sectionné, quelle valeur pouvait-il avoir avant ? Et quelle valeur lui apporter maintenant, alors qu'il continue à poindre, à vouloir s'extraire de lui [5] ?
A l'échelle de la phrase ou de la proposition, au paragraphe ou chapitre, cette attaque du langage est constante : les images cassées se suivent et s'agglutinent, des voix venues de bouches emplies de colle, de sable, des lettres prêtes à exploser et dégorger leur gras, un rire comme un chat assassiné.
A l'échelle du personnage également, et c'est de quoi sauter sur la 2nde voix, la plus impérieuse : celle de Murphy. Pour être basique on dira que si Samuel cherche ses solutions dans la lettre comme élément Murphy a une approche plus biologique de la chose : il prononce une phrase qui résume assez bien la façon dont il avance : « There's a territory of wisdom we don't own, and that's troubling » (p.203) [6]. Murphy est homme de mensonges : il sait mettre ses doutes en scène et alimenter ceux de ses auditeurs (Murphy est écrivain) ; il ne considère pas ses propos comme mensonges, voire compte le mensonge comme classification indolente, passéiste et absurde. Si la signification écorche, il est possible de la court-circuiter, de revenir à un état où le dialogue est possible, et ce sans concéder quoi que ce soit au mot. Murphy ne cherche pas à s'organiser avec les moyens de la douleur : il cherche à la combattre, et admettre la domination du mot dans tous les territoires serait l'admission d'une impossibilité de victoire. Pour autant, à essayer de peler les couches concentriques de sens, à forer les sagesses des sermons de Samuel pour atteindre l'original, le cœur non défloré par des millénaires de sédiments interprétatifs [7], tout juste une voix première, unique, il est comme à la fois boursouflé et aplati, discrètement aussi petit d'esprit et maladif que Samuel est—un Samuel qui n'envisage pas qu'il puisse avoir un pouvoir, que Murphy ait besoin de lui. Pas pour lui mais pour l'information qu'il, juif de la forêt, avec sa ligne directe vers une voix plus propre, contient.
Murphy dit parfois être une version différente du Murphy que Samuel a rencontré plus tôt, ou un neurone quelconque (mais autosuffisant, cette comparaison est tout sauf scientifique) d'un cerveau composé de Murphys [8]. Murphy est une interprétation de lui-même ; il est effectivement dans son intérêt que Samuel aie tort à son propos. Jamais il ne pensera avoir tort : Murphy croit à ce qu'il dit, à ces interprétations dépliées infinies fractales si l'on veut, où le sens est moins appuyé, beaucoup moins figé, que chez un homme comme Samuel. Un homme qui essaie d'effacer l'idée qu'un mot recouvre une chose donnée (ou actuelle, donnée dans le temps) vivrait mieux (ou au moins plus longtemps) dans cette plaie, évidemment ; évidemment Samuel le croit aussi, Samuel cabossé encoqué qui nous lance au visage une série de citations sur la nocivité du verbe et forme on ne sait comment, au bout de ses myriades de gribouillis, une lettre organique (originelle, elle aussi, initiale en quelque sorte, séminale) contenant toutes les autres. Si les mots bourgeonnent quand les choses sont apprivoisées ou simplement mortes, le deuil qu'il en fait est passe de l'agressivité à la paix.
Mais au final, la voix la plus étrange est probablement celle d'Esther. Recasée comme acide ou venimeuse, voire infecte pour rester dans le ton, avant et au début de l'épidémie [9] et très ambiguë pendant les périodes de contamination [10], elle devient cette lueur lointaine que Samuel veut protéger, se rappelle qu'il veut protéger et essayer de rejoindre. Si l'on repart des deux lectures, du langage et de la famille, Esther est un pont où la communication non-verbale est assurée. Propulsée à l'envers comme la source des maux et réapprochée comme une raison d'exister (elle est tout l'inverse de Murphy). Quelque chose comme l'amour et le sang pour que Samuel reforme un monde. Pas spécifiquement le langage, d'ailleurs. La communication verbale serait oubliable, contournable en tout cas. L'idée est intéressante (et pas aussi mielleuse qu'une équation amour = salut pourrait l'être, même avec ses milliards d'inconnues), mais l'exécution tremblote. L'émotion est si détruite au cours du roman, arrachée et arrachée à un Samuel qui s'y accroche de plus en plus mal, dans un exemple assez effroyable de loin des yeux loin du cœur, loin de la langue loin de tout, que le cheminement du retour, mi-fuite mi-poursuite, est trop chargé de saletés pour s'approprier vraiment toute la force qu'il voudrait avoir. La reptation, l'émergence nouvelle de Samuel, qui vient boucler sa boucle narrative et réinvestir ce we familial—tout ceci a du mal à s'extraire du trou désespérant où s'est déroulée une large portion du roman (elle aussi brûlante, finalement), et perd la force du début, pour une raison qui se justifie (l'agression du mot elle aussi a perdu de sa poigne pour Samuel, et pour le lecteur à son tour) mais a du mal à trouver où s'accrocher.
Même déséquilibré comme ça, avec son espoir qui pendouille et sa gravité piégée sous son propre poids, The Flame Alphabet reste fascinant, dans sa creusée des interprétations, de toutes les zones empoisonnées du sens et des tentatives sans répit d'excavation, de toutes ces formes que peut prendre le silence. La réponse au silence passe par le silence, et manifestement par ce qui donne aux mots l'envie d'être formés, avant ou après la conscience : quelque chose comme la naïveté et le partage, ici et maintenant la famille (un partage forcé et fort), le sang plus épais que tout et rien, voulu suffisant pour noyer un alphabet brûlant.

[1] Raisons pour lesquelles WE LEFT est un mensonge (non exhaustif) :
ne serait-ce que parce que l'entité que ce « we » est supposée recouvrir le narrateur, Samuel, et sa femme, Claire, abandonnant leur fille—en tant que tel, ce départ n'existe pas le temps du départ, annoncé immédiatement, doit passer par son contexte avant de se dérouler dans un dernier effort organisationnel, les membres du quartier, de la ville, de l'état ou du pays, du monde, quittent leurs enfants, et ce « nous » lui-même perd le premier sens estimé pour recouvrir une généralité sans visage ce nous veut, malgré lui, contenir Esther et son venin le départ n'est valable que d'une manière ponctuelle, spatiale comme temporelle, perdu dans la soupe immonde d'un monde à la frontière de la stase ou parce que, comme partout ailleurs, il n'est pas permis d'accorder confiance au discours de Samuel, qui essaie de placer ses sensations et souvenirs dans des choses qui s'expriment par poussées et détours épais, ne s'alignent plus comme avant

[2] “J'ai fait pousser ma barbe éparse et appris à regarder entre les gens.”

[3] Il est dans mon intérêt que tu te méprennes à mon propos. Moins tu comprendras, plus tu paieras attention.

[4] un « listener » (il est tout sauf facile de s'en faire une idée physique, et au risque de m'être fait rorsacher je me contenterais de noter son apparence organique : au moins une fois l'équipement est donné à l'image d'un corps

[5] « the craven desire to speak, to write, to be heard », p.277 (le désir lâche de parler, d'écrire, d'être entendu)

[6] « C'est un territoire de sagesse que nous ne possédons pas, et c'est troublant » ; la sagesse est exprimée en tant que territoire une seconde fois quelques chapitres plus loin : l'image n'est pas spécialement originale, terra incognita et tout, mais l'idée de possession appliquée comme évidence a de quoi troubler

[7] spéciale dédicace à la glose, à la guématrie, a quiconque a déjà dialogué

[8] une nouvelle mouture de nous, le we de « there's a territory we don't own » pourrait aussi bien être vrai

[9] elle prétend, adolescente, rejeter tout ce qui peut rentrer dans la fonction phatique du langage et, même si quelques analepses à son enfance la montrent déjà comme perplexe face aux bases sociales de la langue, elle est simplement énervée quand ça vient des autres : être évidente ou redondante suffit amplement à casser sa barrière de silence ou d'amertume.

[10] elle commence sans trop comprendre son pouvoir : « Nice things, mean things, dumb things, just a teenager's chatter, like a tour guide to nothing, stalking us from room to room. » (p.11) (Des choses gentilles, des choses méchantes, des choses idiotes, rien qu'un bavardage d'adolescent, une visite guidée du néant, nous harcelant de pièce en pièce.), avant de se partager entre la colère et la douceur


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