Magazine Culture

[note de lecture] "Terre sienne" d'Yves di Manno, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

 
Terre sienne

Le titre présente une double entrée : ou bien on lit un lien d’appartenance, mystérieux, pour ce qu’on ignore l’identité du possédant, ou bien on lit une référence à la peinture et à la couleur par l’élision de la préposition entre le nom et son complément (terre de Sienne), et c’est muni de cette hésitation qu’on appréhende le livre d’Yves di Manno ; hésitation qui ne nous quitte à aucun moment de la lecture, insistée par les deux premiers vers du livre :

 
« terre 

mise en vers » 
La terre de Sienne est une couleur de terre, l’argile la compose, aussi, le poète nous suggère de considérer la page comme une toile, sur laquelle poser des vers, lesquels, la référence indirecte à l’argile (à la glaise, p.35) nous orienterait vers cette supposition, lesquels vers sont façonnés sur la page, pour en donner une sensation quasi tactile (« J’ai toujours perçu le langage, dans le moment de l’écriture, comme une matière charnelle, organique. Les mots, la syntaxe, la ponctuation même, la façon d’organiser les phrases et de mettre en vers, ont pour moi quelque chose de physique, d’éminemment concret », écrivait-il dans « endquote »1). Yves di Manno, sans être un poète visuel, est un visuel, il y a, en effet, dans son travail d’écrire, un geste de regard avant tout, comme il y a chez le peintre le geste de la main, et ce regard est ce qui pose les mots sur le grand cadre blanc que figure une page, et ce geste du regard produit une « incise verticale », le poème en vers, sur l’horizontalité de la syntaxe. Mais auparavant cela, au même titre que le peintre touche, à l’aide du pinceau, les couleurs disposées sur sa palette, le regard plonge dans ce qui entoure le cadre blanc de la page, c’est-à-dire, le monde, la terre habitée ; cette terre vue comme une immense plaie (« ces plaies plus que des plaintes »), un vaste champ dévasté (qui par communion d’esprit, mais sans esprit de ressemblance, nous rappelle à La Terre vaine de T.S. Eliot), aussi, le pinceau évoqué dans le poème devient métaphore du regard : 
« le pinceau fouille 
(mais d’une autre 
manière) cette plaie d’une  
autre matière » 
Terre sienne, indique le titre, terre à qui… œuvre et peinture de Dieu, Dieu comme artisan du monde ? Non point, mais une déité malgré tout, sans nom, une étrangeté qui façonne le monde, notre terre, une entité dont le poète ignore tout,  
« la terre comme une porte 
(mais ne donnant sur rien […] » 
d’où ce sentiment de distance dans le possessif du titre ; cette terre n’est pas sienne, n’est pas celle du poète, étranger sur sa propre terre. À qui appartient cette terre plongée dans le noir ?, demande le poème, dont les hommes sont absents. Le poème n’imite pas le monde, le poème est la transcription d’un regard qui va au-delà des apparences, où il voit une suite sans fin (« ne donnant sur rien »), comme une désolation, 
« ni le puits vu du ciel 
qu’est la terre 
(le noir règne) 
orbite immense déchirant 
la nuit sans la 
moindre lumière 
sur les mourants » 
Mais une désolation dont le poète veille à ce qu’elle n’envahisse pas la page, ne soit transformée en pessimisme forcené, s’efforçant alors de regarder par-delà le noir. Yves di Manno n’affirme rien, il regarde, avec curiosité exacerbée, intensité, l’étrangeté de créer, l’origine du mouvement créateur, le sens de cela, et, pour reprendre une définition de l’intensité citée dans le n°735-736 de la revue Critique (« Les intensifs, poètes du XXIe siècle »), l’intensité serait « tout outil linguistique permettant de tendre vers la limite d’une notion ou de la dépasser »2, alors le poème deviendrait : 
« une peinture sans paysage 
un poème 
hors du langage » 
[Jean-Pascal Dubost ]
 
1 Flammarion, 1999. 
2 V. Sephiha cité par G. Deleuze et F. Guattari dans Kafka, éd. Minuit, 1975. 
Yves di Manno, terre sienne, éditions Isabelle Sauvage, 2012, 14€


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines