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André Gide, L'immoraliste

Par Eric Bonnargent
Sentir
Céline Righi

André Gide, L'immoraliste

Girodet, Le Sommeil d'Endymion

Sentir. Sentir que l'on est autre et par de longs voyages se râcler jusqu'aux os pour se voir nouvel homme. Vomir la vie ancienne et toutes les salissures qui sclérosent l'esprit. Viser « l'être authentique » et voir se consumer dans le soleil de feu sa vaine pelure humaine, les années-sédiments qui vous ont pétrifié, qui vous ont fait devenir fossile désenchanté.  Se gorger de jeunesse quand la maladie ronge, n'être qu'incompréhension aux yeux des entourants. S'abreuver de soleil, se lustrer au présent, comprendre que le passé, autrefois mine d'or, n'est plus qu'entre ses mains boule de papier froissé. Cracher régurgiter dégobiller le soi fabriqué par les autres, jusqu'à peindre son mouchoir avec le sang poisseux et avec la glaire noire. Et il faudra la fièvre la toux et les crachats, la désagrégation de ce corps négligé, la caresse de la mort sur le front tourmenté pour faire prendre à Michel un tout autre chemin. Pour qu'il évide sa tête, piétine son intellect et s'en retourne aux sens. « Après que l’aile de la mort a touché, ce qui paraissait important ne l’est plus ; d’autres choses le sont, qui ne paraissaient pas importantes, ou qu’on ne savait même pas exister. L’amas sur notre esprit de toutes connaissances acquises s’écaille comme un fard et, par places, laisse voir à nu la chair même, l’être authentique qui se cachait. Ce fut dès lors celui que je prétendis découvrir : l’être authentique, le « vieil homme », celui dont ne voulait plus l’Évangile ; celui que tout, autour de moi, livres, maîtres, parents, et que moi-même avions tâché d’abord de supprimer. Et il m’apparaissait déjà, grâce aux surcharges, plus fruste et difficile à découvrir mais d’autant plus utile à découvrir et valeureux. Je méprisai dès lors cet être secondaire, appris, que l’instruction avait dessiné par-dessus. Il fallait secouer ces surcharges. » 
Au début du roman Michel est Christ pâle qui parle à ses apôtres : "Mes chers amis, je vous savais fidèles. À mon appel vous êtes accourus, tout comme j'eusse fait au vôtre." Quatre amis de collège par un pacte scellé lors du temps de l'enfance : "Au moindre appel de l'un devaient répondre les trois autres." Et des années plus tard, pourquoi ce cri d'alarme, étrange et solennel, qui engage Michel à prier ses amis de venir le rejoindre dans la chaude Tunisie ?  Une santé délicate, Marceline épousée "sans amour" et "sans rires" pour soulager un père cloué sur lit de mort, une mère morte aussi quand lui avait quinze ans, figure maternelle de forte austérité dont "le grave enseignement huguenot" conditionnera Michel au sérieux des études et au goût des principes. 
Autant de bagages lourds écrasant sa poitrine, comprimant les poumons, qu'il traînera avec lui en France, en Tunisie, passant par l'Italie. 
C'est la tuberculose, la sournoise ennemie, c'est l'entre vie et mort une nuit douloureuse où le corps terrassé semblait vouloir partir qui feront que Michel s'agrippera à sa chair et chérira son corps au détriment du reste.
Dans la séduisante maison de Biskra, Michel trouve du ressort auprès de la fraîcheur des enfants du pays. Bachir, Lassif, Moktir...Petits dieux de santé, emplis de force jeune, irrigués de sang neuf qui chamboulent, revigorent, qui petit à petit, vont faire craquer le masque et puis la carapace. La jeunesse guérit, la jeunesse donne envie, la jeunesse ouvre en grand l'appétit de la vie. 
"Et soudain me prit une envie, un désir, quelque chose de plus furieux, de plus impérieux que tout ce que j'avais ressenti jusqu'alors : vivre !"
Dessous les palimpsestes de la fade existence palpite un homme nouveau, débarrassé des fards. 
Tout est nouveau sous le soleil. Michel, dans l'aujourd'hui, apparaît au grand jour, se tourne vers l'astre chaud qui rayonne, bienveillant, se frotte comme l'hélianthe à la chaleur orange, à un autre début.
 « L'air était presque vif, mais le soleil ardent. J'offris tout mon corps à sa flamme. Je m'assis, me couchai, me tournai. Je sentais sous moi le sol dur ; l'agitation des herbes folles me frôlait. Bien qu'à l'abri du vent, je frémissais et palpitais à chaque souffle. Bientôt m'enveloppa une cuisson délicieuse ; tout mon être affluait vers ma peau. » 
Retour à l'esthésie qui se vit à chaque pas posé dans une nature qui se fait caressante, qui traverse la chair de Michel tout offert au bruissement des palmiers, au sol qui se craquelle, à l'ombre à la lumière, au murmure des rivières...
Dans l'ombre se fond alors le butin du passé. Michel ruine les ruines qui pourtant étaient chères à sa vie d'historien. Il laisse devenir cendres les pierres, l'Antiquité autrefois tant chéries, autrefois tant scrutées. Enfin il fait la peau à celui qu'il était par volonté des autres. 
« J'en vins à fuir les ruines ; à préférer aux plus beaux monuments du passé ces jardins bas qu'on appelle Latomies, où les citrons ont l'acide douceur des oranges. (…) J'en vins à mépriser en moi cette science qui faisait d'abord mon orgueil ; ces études, qui d'abord étaient toute ma vie, ne me paraissait plus avoir qu'un rapport tout accidentel et conventionnel avec moi. »
Il y aurait tant à dire sur la touffeur du livre, sur le soleil de plomb qui s'écrase sur ces pages, sur la femme délaissée qui va tomber malade parce que la renaissance, le contact repris avec l'être véritable ne peut se partager, sur l'abandon des terres, héritage de famille, pour ne plus posséder, pour pouvoir remplacer "avoir" par le verbe "être", sur Ménalque, drôle d'ami, homme curieux, homme hors cadre, sur la vie qui s'ensuit au final dans les marges.  
Il y aurait tant à dire. Mais mieux vaut découvrir, ou bien alors relire. André Gide, L'immoraliste, Collection Folio, 1972. 5,30 

André Gide, L'immoraliste























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