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Sacré Art Contemporain (1) : Art, Art Sacré, Art contemporain : un hold up sémantique

Publié le 24 juillet 2012 par Copeau @Contrepoints

Dans Sacré Art contemporain, Aude de Kerros traite de la bataille née au début des années 1960, qui a opposé les artistes « contemporains » à ceux qui poursuivaient une modernité ouverte. Un livre excellent et très pédagogique, dans lequel on découvre les ressorts qui ont mené en France à l’hégémonie d’une pratique exclusivement conceptuelle fondée sur la négation de l’art. Interview de l'auteur.
Sacré Art Contemporain (1) : Art, Art Sacré, Art contemporain : un hold up sémantiqueIl est des guerres bruyantes, avec leur cortège de batailles et de morts. On connait moins les guerres silencieuses. Parmi celles-ci il en est une qui n’a fait pratiquement aucun bruit, mais a eu elle aussi son lot de batailles, ses vainqueurs hégémoniques et son grand vaincu, l’Art et la création. Le grand public a bien entendu parler de Piss Christ, l’année dernière, cette œuvre où un Christ flottait dans de l’urine, ce qui déclencha la fureur de certaines associations comme Civitas. Force est de constater que l’Art contemporain (AC) a envahi les Musées, près de cent ans après la création du  célèbre urinoir de Marcel Duchamp. Au point qu’il semble acquis que rien d’autre n’existe à présent que cette création-déconstruction, dynamique Schumpétérienne inversée, qui a remplacé le contemplateur  par un « regardeur »,  « questionné »  et  soumis à une « kénose ». Comment en est-on arrivé là ? S’interroge souvent le «  regardeur » perplexe devant  tant de  concepts pénitentiels ? Dans « Sacré Art contemporain », Aude de Kerros revient sur cette bataille née au début des années 1960, qui a opposé les artistes « contemporains » à ceux qui poursuivaient une modernité ouverte. Un livre excellent et très pédagogique, qui a le mérite de pouvoir être lu par tous, des plus renseignés aux simples néophytes. On y découvre quels sont les ressorts qui ont mené en France à l’hégémonie d’une pratique exclusivement conceptuelle fondée sur la négation de l’art.

Contrepoints - Pouvez-vous nous expliquer comment est née cette guerre culturelle silencieuse ?

Aude de Kerros - C’est une histoire longue et complexe, une toile de fond que je décris dans « L’Art Caché ». Ce qui a changé profondément le paysage de la création artistique en France c’est la transformation, en l’espace de trois mois en 1982,  d’un Ministère ayant pour finalité de  mettre la culture à la disposition de tous à un Ministère prétendant diriger administrativement la création, comme cela existait dans d’anciens régimes totalitaires aujourd’hui disparus. Des nouvelles  Institutions furent créées pour encadrer tous les aspects de la création (DRAC, FRAC, FNAC, CNAC, etc.).  Un corps « d’inspecteurs de la création » et un budget conséquent ont donné une grande efficacité à ces réformes.

Que s’est-il passé ?

La chose ne passa pas inaperçue et fit débat à l’époque, la droite libérale signala le danger d’une étatisation de l’art et de la pensée, ce qui en Occident est l’objet d’une liberté essentielle. Les communistes pour d’autres raisons protestèrent également [1]. Les artistes se réjouissaient de bénéficier de la manne de l’État. Dès 1983, une résistance à la « nationalisation » de la production artistique se fit qui se manifesta  notamment lors de la création du Festival de Fontevraud. Pour se défendre, Jack Lang inaugura une méthode de diabolisation des artistes et intellectuels non soumis par lynchage médiatique en meute en coordonnant des campagnes d’opinions dans quelques  journaux très visibles. Il s’agissait de démolir leur réputation en les accusant d’être « d’extrême droite ». Cela se reproduisit régulièrement trente années durant. Ce genre d’exécution réduisit au silence et à l’invisibilité les opposants, de quelque horizon soient-ils.

Comment expliquez-vous cette mise sous tutelle sévère de la Culture par le Ministère ?

Les causes sont multiples. Mitterrand a pris une stature de gauche, ce qui n’était pas si évident, grâce à l’adoubement du milieu intellectuel et artistique que Jack Lang lui a procuré. Il a été son meilleur agent électoral. Dans l’exercice de ses fonctions Jack Lang a voulu vaguement « sauver l’avant-garde », ce qui ne veut pas dire grand-chose ! La machine de pouvoir qu’il a mise en place est des plus étranges. Elle est, dès 1983, administrée par une sorte de secte d’électrons libres : les « inspecteurs de la création », cooptés en l’espace de quelques mois. Leur profil : des jeunes gens branchés, peu formés. Certains n’ont pas leur Bac, d’autres ont suivi un cursus à Vincennes de sociologie, de psychologie ou de philosophie mais jamais d’histoire de l’art. Au même moment commence un intense commerce entre Paris et New York. Ces jeunes gens sont chargés d’acheter des œuvres pour les collections de Beaubourg et des musées français. Pendant trente ans ils ont dépensé 60% du budget destiné à acheter des œuvres à des peintres vivants, dans des galeries new-yorkaises, pour acquérir des œuvres d’artistes « vivant et travaillant » à New York. Le résultat fut qu’en ce faisant ils ont légitimé la place financière de New York et détruit la place artistique de Paris qui était jusque-là la référence mondiale. Désormais tout artiste, même français, devait s’installer à New York pour pouvoir être reconnu. C’est le point de vue et les critères de New York qui ont été appliqués à Paris par les fonctionnaires de la création. Pendant de nombreuses années, la majorité des artistes ne comprenaient absolument pas selon quels critères ils étaient cooptés ou non par le Ministère. Ils étaient soumis et pleins de révérence à l’égard des Institutions parce que, croyaient-ils, elles défendaient les idéaux révolutionnaires de la gauche, contre le danger si grand et si terrible de « l’extrême droite ». Les artistes ne se sont pas doutés un instant que les réseaux de la spéculation financière sur l’AC à New York étaient la clef des mystérieux critères.

Sacré Art Contemporain (1) : Art, Art Sacré, Art contemporain : un hold up sémantique
Le scandale est devenu visible en 2003 grâce à une étude commandée par le Ministère des Affaires Étrangères au sociologue Alain Quemin afin d’élucider le fait paradoxal qu’aucun artiste d’AC français n’avait acquis une notoriété internationale depuis plusieurs décennies. La générosité envers New York avait été sans aucun retour même pour les artistes officiels français. La révélation des pratiques des inspecteurs de la création provoqua un choc.

Venons-en à l’aspect principal de votre livre : les mécanismes sous-jacents constitutifs de l’art contemporain. Comment le présenter en quelques mots ? Qu’a-t-il de différent par rapport à l’art ?

L’Art contemporain repose sur deux piliers fondamentaux : la célébration du doute et l’interrogation pour elle-même. Dans cette démarche une chose est exclue c’est l’idée de transcendance.

Jusqu’à une époque récente en Occident il était naturel d’aspirer aux idéaux du bien, du vrai et du beau en sachant qu’ils ne peuvent être qu’approchés et non possédés. On concevait un  relativisme lié à la limite humaine, ce qui n’a pas toujours évité des épisodes totalitaires... Cependant ce relativisme relatif a permis une perpétuelle évolution, métamorphose, remise en cause, réforme, désir d’amélioration et de progrès.

L’AC, se réfère plutôt à un sacré numineux : les choses sont ce qu’elles sont, on voit ce que l’on voit, on constate la mort irrémédiable, la souffrance, l’injustice. Le sacré est cette réalité immanente sans au-delà invisible. Les croyances et religions sont considérées comme dangereuses, elles engendrent guerres, conflits, et chocs de civilisation. C’est pourquoi la célébration du doute est un bien qui légitime l’AC. Tout est Bien, tout est beau, tout est sacré, tout se vaut. Hélas, cela entre en conflit avec la réalité où l’on sait bien que le monde n’est pas ainsi fait. Ce relativisme absolu  ne peut alors s’imposer que de façon totalitaire ou manipulatrice alors qu’un relativisme relatif est une garantie de la liberté.

La justification philosophique de l’AC est apparue en 1964. Andy Warhol expose dans une galerie new-yorkaise un empilage de boites d’emballage en carton de marque « Brillo ». À cet occasion est invité un philosophe, Arthur Danto. Il est tout d’abord furieux, il pense avoir été pris pour un idiot. Puis il analyse sa fureur, et écrit un article qui va devenir fondateur et fournir une théorie à l’AC. Il répond aux questions : Qu’est-ce que l’art ? À quoi sert l’Art contemporain ? Il dit en substance : j’ai été  déçu et mécontent par ces boites d’emballage si peu « artistiques » mais cela m’a fait réfléchir. Je me suis posé la question "qu’est-ce que l’art ?". J’ai raisonné et j’ai dû constater que ces objets étaient exposés dans une galerie, que j’avais reçu un carton d’invitation, que la galerie était pleine de gens qui semblaient acquiescer. L’œuvre d’art est donc non seulement ce que l’artiste déclare arbitrairement tel mais ce que la société, ou du moins le « milieu de l’art » et les « experts », admettent être de l’art. Danto voit le bon côté de cet « art » fondé sur la déception. Il « m’a donné à penser », il a aboli mes préjugés et certitudes. Telle est la légitimation morale de cet « Art contemporain ». Il trouble, déstabilise, dérange sans donner aucune réponse au questionnement qu’il engendre.

Vous n’hésitez pas à qualifier l’art contemporain de « non-art »…

Le fait marquant dans l’histoire de l’art au XXème siècle qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire semble-t-il, c’est qu’il y a eu un hold up sémantique. À partir des années 60, deux définitions du mot art ont coexisté, or elles disent le contraire l’une de l’autre.

Il y a celle de l’« Art contemporain » qui recouvre une infinité de pratiques sous forme d’actions, d’objets et de discours. Absolument tout peut être déclaré « Art contemporain » à l’exception de ce qui est de « l’Art ». « L’artiste contemporain » fait un travail verbal, de raisonnement, de stratégie. Sa création est l’élaboration d’un « concept », sous forme  de piège, pour troubler, questionner, déstabiliser le « regardeur ». Il critique, « donne à penser », dénonce les contradictions de la société, le mal fatal et omniprésent qui la ronge. Son but avoué est moralisateur, telle est sa justification, sa prétention « humaniste ». Ses « procédures » sont le détournement d’objets, lieux, œuvres, idées déjà existantes. S’il crée, c’est de « l’événement », de la provocation, du choc, du scandale. Il lui faut capter l’attention des réseaux réunissant collectionneurs, médias, galeries, institutions afin que la fabrication d’une cote et la spéculation soient possibles. La valeur, c’est la cote, c’est la visibilité. Sans la cooptation des réseaux pas de valeur. L’œuvre « d’Art contemporain » n’existe pas en soi, objet abandonnée au coin d’une rue, son statut s’effondre. Hors du contexte sa nature d’œuvre d’art est indécelable. « L’Art contemporain » n’existe que s’il réussit à devenir un produit financier.

« L’œuvre d’art », au sens originel du terme, est le fruit d’une transformation positive de la matière par l’artiste. L’objet ainsi créé a un caractère unique lié à la singularité de celui qui l’a engendré. Le temps n’est pas un obstacle à sa réception, trouvée sous des décombres, même en morceaux, elle est reconnue comme de l’art. Le sens de l’œuvre est porté par l’accomplissement de la forme. « L’artiste d’art » façonne des œuvres avec plus ou moins de maîtrise, de profondeur et de talent. La qualité de l’œuvre est variable et peut être évaluée. Les critères de jugement sont intelligibles et partageables même si c’est de façon relative. L’œuvre est un objet fait pour l’œil, elle incarne une idée, à la fois une vision du monde et une vision intérieure. L’œuvre signifie au-delà des mots, son mode de relation est fondé sur la contemplation et la communion. L’art moderne, abstrait ou figuratif, se rattache, à part quelques exceptions, à la définition du mot « Art ». « L’Art » continue aujourd’hui ses  métamorphoses alors que « l’Art contemporain » revendique d’être seul et éternellement « contemporain », pour ses sectateurs, les artistes « d’Art » sont des pasticheurs, des décorateurs, des artisans.

L’acronyme AC de « Art contemporain », utilisé par Christine Sourcins  dans les Mirages de l’Art contemporain permet de déjouer ce hold-up sémantique du mot « Art », source d’une   grande confusion. L’AC désigne, non pas « tout l’art d’aujourd’hui », mais une démarche exclusivement conceptuelle, rejetant le travail de la main, les critères de jugement de la forme et toute idée de beauté.

On note dans l’AC une obsession du sexuel et du scatologique. N’est-ce qu’une impression ?

Sacré Art Contemporain (1) : Art, Art Sacré, Art contemporain : un hold up sémantique

Aude de Kerros

L’AC ne vit que de transgression, tout en étant réservé aux hyper-riches car source de spéculation, de communication et de circulation monétaire. Le thème sexuel et scatologique cumule les avantages de la transgression sans danger et de l’égalité. Ces thèmes concernent l’humanité entière, créent l’illusion de l’égalité, n’offrent aucune complexité intellectuelle, leur vulgarité  ne crée pas de convoitise, ne suscite pas de jalousie comme le feraient  de beaux  objets d’art.

Certains artistes prennent plus de risques sur des sujets politiques ou religieux, mais agissent alors en réalité comme des agents d’une autocritique libératrice mais contrôlée par les puissants... L’artiste est le « fou du roi »…  Ainsi  Maurizio Cattelan a conçu et fait réaliser en 2008 une main gigantesque en marbre blanc, à l’aspect ruiné mais faisant le geste du « doigt d’honneur ». Ce monument fut majestueusement exposé pour quelques mois en face du palais de la Bourse à Milan. Il « mettait en crise le contexte », comme il sied.

Cette statue a valu à l’artiste la sympathie du public avant de poursuivre sa carrière en salle des ventes et ses cotes pharamineuses.

Votre Nouveau livre Sacré Art contemporain parle plus spécialement d’un phénomène qui semble étrange : la sacralisation de l’Art contemporain.

Ce livre approfondit un aspect de l’histoire de l’art récente esquissée dans « L’Art Caché ». J’aborde l’histoire de l’Art sacré en France de 1975 à nos jours. En effet il s’est opéré à ce moment-là une rupture radicale qui a été peu perçue tant par le public que par certains de ses acteurs. J’ai été un témoin direct et j’ai connu à la fois les événements et les personnes. J’ai voulu retracer les enchaînements, les idées en jeu qui ont dominé cette histoire complexe qui n’a cessé d’évoluer dans ses formes et ses intentions. Elle s’est fondé tout à la fois sur un discours moralisateur, des calculs, et un double langage.

J’ai beaucoup écrit depuis vingt ans sur ce sujet mais ce qui m’a décidé à en faire un livre récapitulatif c’est la crise ouverte qui a eu lieu en 2011 autour de trois évènements : Les affaires « Piss Christ », « Castellucci » et « Garcia ». J’y ai observé des mécanismes très similaires à ceux qui ont déclenché « les guerres culturelles » en Amérique vingt ans plus tôt. Ma surprise fut de voir que la plupart des acteurs de ces événements ne les connaissaient pas et n’en comprenaient pas la logique, les tenants et les aboutissants… Je me décidai alors à en donner les clefs historiques et idéologiques et d’établir une comparaison nécessaire avec ce qui s’est passé outre-Atlantique. Ces « guerres » furent d’une rare violence, ont concerné toute l’Amérique, ont duré dix ans et se sont achevées par un compromis. Nos journaux français et en particulier Le Monde se sont abstenus d’en parler probablement pour ne pas embarrasser les tenants de la politique culturelle française.

Quarante ans ont passé. Cet aspect lié au sacré  pourrait apparaître comme un aspect secondaire de l’histoire de l’art et des idées. Je crois qu’il en est au cœur. Même s’il existe des ressemblances troublantes, ce phénomène n’est pas totalement comparable à ce qui s’est passé en l’espace de 50 ans peu avant l’effondrement de l’empire romain. L’existence de deux définitions opposées du mot « Art » et la sacralisation de la définition inverse n’est pas à proprement parler une décadence mais une inversion. L’AC apparaît à beaucoup comme une blague, quelque chose de nul, si contraire à l’intelligence et à la sensibilité qu’il ne faut pas  le prendre au sérieux. Dans les faits, l’AC, par le biais d’un transfert réussi du sacré, est aujourd’hui considéré comme un service public, un grand humanisme inscrit dans le grand patrimoine historique et religieux. Il se pare de théologie et se proclame le seul art d’aujourd’hui. Il est sacré et tabou : incritiquable.

N’est-ce pas là tous les symptômes d’un totalitarisme d’un genre nouveau ?

Le constat est que nous avons aujourd’hui en France un art sacré d’État, un sacré lumineux, suscitant l’effroi, qui remet en cause de fond en comble un art de la célébration, la liturgie céleste qui donne à chacun l’expérience du divin.

L’ambition de ce livre : « Sacré Art contemporain – Évêques Inspecteurs et Commissaires » a été de raconter comment cela est arrivé, de décrire la chronologie, les faits, les péripéties drôlatiques de cette histoire, de poser des questions.

-- Aude de Kerros, Sacré Art Contemporain : Évêques, Inspecteurs et Commissaires, Jean-Cyrille Godefroy Éditions, 2012, 231 pages.

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Note :

  1. Les épisodes de cette polémique sont répertoriés par l’historienne Laurence Bertrand-Dorléac dans une communication faite à un colloque : « François Mitterrand - 20 ans de pouvoir », Actes parus aux Éditions du Seuil, 2001.

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